Jean-Baptiste Lully (1632–1687) – Molière (1622–1673)
Le Bourgeois gentilhomme
Comédie-ballet de 1670, pièces musicales.

Eva Zaïcik, Claire Lefilliâtre, dessus ;
Paul-Antoine Benos-Djian, Nicholas Scott, David Tricou, hautes-contres ;
Cyril Auvity, Zachary Wilder, Serge Goubioud, Marc Mauillon, tailles ;
Thibault de Damas, Virgile Ancely, Geoffroy Buffière, basses.
Le Poème Harmonique,
Direction musicale : Vincent Dumestre

CD Château de Versailles Spectacles TT 75'34"

Enregistré du 23 au 27 avril 2021 à l’Opéra royal de Versailles

C’est l’une des toutes premières publications de l’Anniversaire Molière, et c’est une fort belle façon de lancer les commémorations : Vincent Dumestre et son Poème Harmonique reviennent à ce Bourgeois gentilhomme dont ils avaient proposé il y a une quinzaine d’années d’inoubliables représentations, avec une somptueuse brochette de solistes vocaux.

Fallait-il donc que Monsieur Jourdain ait les oreilles bien encombrées par le son de la trompette marine pour être incapable d’apprécier les airs que son maître de musique lui fait entendre. Son maître à danser se désolait que, malgré tout son argent, leur employeur sache si peu reconnaître les mérites de l’art : « je voudrais qu'avec son bien, il eût encore quelque bon goût des choses », déclare-t-il à son confrère qui, lui, s’estime satisfait d’être dûment payé. Offrir la musique de Lully à Jourdain, c’était donner des perles aux cochons, sans doute, et le nouvel enregistrement du Bourgeois gentilhomme que propose le label Château de Versailles Spectacles vient en donner encore une fois l’éclatante démonstration, dans le cadre des festivités du quadricentenaire de la naissance de Jean-Baptiste Poquelin.

La postérité n’a pas traité équitablement les différents airs et intermèdes de la pièce de Molière créée à Chambord en 1670, certains s’avérant plus indispensables que d’autres au bon déroulement d’une représentation : difficile, en effet, de couper les morceaux chantés et dansés dont il est explicitement question dans les dialogues entre Monsieur Jourdain et ses maîtres. Les réactions mêmes du Bourgeois, par leur manque de subtilité (« Voilà qui n’est point sot, et ces gens-là se trémoussent bien », lâche-t-il après le ballet qui lui a été présenté), rendent nécessaire la présence sur scène de danseurs et de chanteurs. Impossible de renoncer à la Cérémonie turque. En revanche, le ballet des garçons tailleurs relevait de ce que l’on pouvait élaguer sans danger, et c’est surtout le très long divertissement final, qui fut longtemps condamné à passer à la trappe. De fait, dans les productions « ordinaires » du Bourgeois gentilhomme, il est rare qu’on entende ce Ballet des Nations, dans la mesure où il fait appel à une dizaine de chanteurs au moins ; tout au plus a‑t‑on droit à son tout dernier chœur, pour lequel on fait revenir les trois chanteurs du premier acte : « Quels spectacles charmants, quels plaisirs goûtons-nous, / Les dieux mêmes, les dieux n’en ont pas de plus doux », invitation au spectateur à se réjouir de tout ce qui vient de lui être montré.

C’est peut-être cette même question des effectifs qui découragea les premiers baroqueux de s’attaquer à ce Ballet des Nations, à moins que ce n’ait été son côté disparate, qui juxtapose airs espagnols, airs italiens, airs français et un important prologue en récitatifs où des spectateurs aux accents variés se disputent les programmes en vente. En 2002, Hugo Reyne enregistrait un album où, sur deux CD, il associait extraits de la pièce, avec le comédien Jean-Paul Farré en Jourdain, et intégralité de la musique, confiée à huit chanteurs. Et surtout, en 2004, Vincent Dumestre dirigeait son Poème Harmonique cependant que Benjamin Lazar mettait en scène un Bourgeois gentilhomme éclairé à la bougie et déclamé dans un français « restitué », dans le prolongement des recherches d’Eugene Green. Ce spectacle étonnant a connu au total une cinquantaine de représentations dans divers pays, et un DVD Alpha sorti en 2005 en a assuré l’immortalité. C’est dire que cette musique est chère au cœur du chef, et il n’était donc que justice de lui permettre d’enregistrer la partition de Lully de manière à en faciliter l’écoute, sur une seule galette au lieu de devoir se promener à l’intérieur du DVD. Les aléas de la pandémie ayant pendant plusieurs mois transformé l’Opéra royal de Versailles en studio d’enregistrement tournant à plein régime, Vincent Dumestre en a heureusement bénéficié, avec le luxe de réunir pour cette nouvelle version discographique pas moins de douze chanteurs, dont seuls deux étaient déjà présents lors des représentations captées en 2004.

Le mot de luxe n’est pas ici prononcé à la légère, qu’on en juge : rien que pour fredonner (et même siffloter) l’air que l’élève du maître de musique compose au lever du rideau, qui est on allé chercher ? Le contre-ténor français qui monte, Paul-Antoine Benos-Djian en personne. Voilà un écolier qui vaut bien les maîtres les plus réputés. Pour chanter ce même air une fois achevé, « Je languis nuit et jour »,  et le parer de grappes de notes d’ornement, qui a‑t‑on engagé ? L’une des plus baroqueuses des jeunes mezzos françaises, la très sensuelle Eva Zaïcik, qui revient aussitôt après dans une version très délicatement ornée du superbe trio soumis à l’appréciation de Jourdain, où elle est rejointe par un Cyril Auvity délicieusement éthéré, et par un Thibault de Damas plein de mordant et de noirceur. Excellente idée que de solliciter Marc Mauillon et sa faconde pour tenir le rôle du « Vieux Bourgeois babillard » dans le divertissement final, où l’on entend aussi la voix très droite de Claire Lefilliâtre en Musicienne italienne (le ténor Serge Goubioud et elle sont les deux seuls rescapés des représentations de 2004). Virgile Ancely campe un truculent Mufti, aux « Hu la ba ba la chou » très réjouissants. Le timbre clair de Zachary Wilder cumule ici quatre rôles, tandis que Nicolas Scott, Geoffroy Buffière et David Tricou se partagent les autres rôles.

Avec vingt-cinq instrumentistes, le Poème Harmonique propose lui aussi un éventail de sonorités bien plus riches que ce qu’on peut d’ordinaire entendre dans les théâtres : majesté de la brève ouverture, entrain des danses, exotisme sans lourdeur de la Cérémonie turque (Vincent Dumestre sait ne pas forcer sur les instruments « orientaux »), foisonnement et attention aux différents climats du Ballet des Nations.

Un seul regret, bien léger cependant : on n’entend pas ici le fameux menuet que le maître à danser chante a cappella tandis que Jourdain se ridiculise par sa balourdise, montrant une fois de plus qu’il lui manque décidément ce « bon goût des choses » que le disque illustre parfaitement.

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.

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