Direction musicale : Marta Gardolińska 
Mise en scène : Jean-François Sivadier

Décors : Alexandre de Dardel
Costumes : Virginie Gervaise
Lumières : Philippe Berthomé
Chorégraphie : Johanne Saunier
Maquillage et coiffure : Cécile Kretschmar
Chef de chœur : Alessandro Zuppardo
Chef de maîtrise : Luciano Bibiloni

Avec :
Antoinette Dennefeld : Carmen
Edgaras Montvidas : Don José
Amina Edris : Micaëla
Régis Mengus : Escamillo
Guilhem Worms : Zuniga
Judith Fa : Frasquita
Séraphine Cotrez : Mercédès
Anas Séguin : Moralès
Christophe Gay : Le Dancaïre
Raphaël Brémard : Le Remendado
Maîtrise de l’Opéra national du Rhin
Chœur de l’Opéra national du Rhin
Orchestre symphonique de Mulhouse

Strasbourg, Opéra national du Rhin, 8 décembre 2021, 20h

Comme l'indiquait en ouverture Alain Perroux, le directeur de l'Opéra National du Rhin, chaque représentation en période de crise sanitaire représente à la fois un défi et une victoire pour les artistes comme pour le public. Il faudra malheureusement parler de cette Carmen strasbourgeoise au passé puisque nous venons d'apprendre aujourd'hui l'annulation des représentations en raison de la hausse des contaminations. Avec un peu de chance, les reprises à Mulhouse seront peut-être sauvées… L'Opéra national du Rhin avait choisi de présenter la Carmen de Jean-François Sivadier avec une double distribution pour le rôle-titre, alternant Stéphanie D'Oustrac et Antoinette Dennefeld. Ce ne sont pas simplement deux générations d'interprètes, mais bel et bien deux incarnations différentes qui se sont succédé sur la scène strasbourgeoise. La cheffe Marta Gardolińska donne à la partition un élan et une précision qui réjouit l'écoute et donne à penser qu'elle s'inscrit parmi les grandes interprètes de l'ouvrage. 

NB : Nous rendrons compte ici de la représentation du 8 décembre où Antoinette Dennefeld se produisait – parmi un cast intégralement masqué pour avoir été en contact avec une choriste testée positive l'avant-veille…

Antoinette Dennefeld (Carmen), Edgaras Montvidas (Don José)

Créée à l'Opéra de Lille il y a plus de dix ans, la Carmen de Jean-François Sivadier a immédiatement figuré parmi les réussites de la scène lyrique, au point de devenir iconique d'un genre issu de la matrice populaire du théâtre de rue. Repris et développés notamment dans Traviata et Madama Butterfly, la mise en scène de Sivadier renvoie à l'art du théâtre de tréteaux, avec en trompe‑l'œil, une économie de moyens qui fait paradoxalement ressortir des éléments dramatiques ailleurs recouverts sous les strates de la tradition ou de la modernité. Ainsi, cette scène où évoluent à vue figurants et choristes, sorte de place publique où l'on croise des gamins jouant avec les poursuites mobiles des projecteurs et des jeunes filles faisant de l'œil aux groupes de soldats qui les observent. Cette atmosphère insouciante et joyeuse brasse des touches de couleurs vives, ici un bleu roi et rouge incarnat, là un jaune or et vert tendre. Un ballet d'images jamais vraiment référencées dans les thématiques et la temporalité : on est à la fois chez Goya, Delacroix, Dufy ou Picasso mais aussi dans une variation de Dolce vita andalouse, vaguement Almodovar et Fellini. Les costumes de Virginie Gervaise ne visent pas non plus à une caractérisation appuyée au-delà de la fonction dramatique du rôle et du déroulé narratif. Ainsi, ces soldats en débardeurs kakis, qu'une vareuse suffit à distinguer comme sous-officiers (on retrouve ce détail chez Calixto Bieito également), ou bien ces cigarières à la très chic veste de soie bleue et ces défilés féminins – un peu catalogue printemps-été La Redoute, avec des contrastes de motifs et de styles…

Les beaux éclairages de Philippe Berthomé jouent sur une alternance d'échos complexes (vague tacheté sur les palissades en bois) et des éléments plus rustiques mais nimbés de reflets toujours très doux et jamais crus (ce florilège d'ampoules sans abat-jours, montées sur pied ou tombant des cintres). Un simple sol de bois brut sert d'arène au drame intemporel de Bizet, avec des chaises empilées sur les côtés et en fond de scène, mises à disposition des spectateurs dans une salle de danse. Et c'est précisément à un pas de deux avec la mort auquel nous convie Sivadier, choisissant de ne pas illustrer l'Espagne de Mérimée au-delà d'une tenue du toréador suspendue au bout d'un fil et focalisant l'attention sur le jeu des personnages sur un invisible échiquier. De menus détails articulent la narration tout du long, comme la fleur que jette Carmen à Don José qui tombe elle aussi des cintres, à la manière d'une fléchette de curare qu'un spot lumineux vient éclairer comme dans une fiction à suspens, ou bien ce ridicule canif qu'agite Micaëla devant la soldatesque hilare et qui préfigure la blessure de la cigarière qui signe l'entrée en scène de Carmen et surtout la redoutable navaja que Don José lui plantera dans le cœur à la toute fin de l'ouvrage.

Tout ici cède à une lecture qui dégage les lignes pures de la tragédie antique sur un fond narratif et esthétique qui tourne le dos aux éléments du grandiose et de la métaphysique. D'où cette présence des enfants, babil visuel moins innocent et inoffensif qu'il n'y paraît au premier abord, quand on considère avec quel protagoniste du drame ils sont associés. C'est cette habanera que Carmen chante à un petit garçon jouant le rôle de Don José, ou bien Escamillo s'adressant également à un enfant de façon prémonitoire.

Confiée à Stéphanie d'Oustrac qui débutait dans le rôle en 2010, cette mise en scène est devenue rapidement une carte de visite pour une interprète qui sut s'en approprier les moindres détails. Il en faut davantage pour impressionner Antoinette Dennefeld qui met ses pas dans ceux de son aînée, après avoir débuté dans le rôle de Mercédès dans la production Bieito à Bastille en 2017. Auréolée d'une belle prestation pour des débuts en Carmen dans la mise en scène très moyenne de Florentine Klepper ((Auditorium de Dijon, 2019)), la mezzo trouve chez Sivadier un univers propice à des moyens et des intuitions de tout premier plan. Elle ne cherche pas à imiter les œillades et le cabotinage badin de Stéphanie d'Oustrac dans la Séguédille chantée les mains attachées à une corde tombée des cintres comme un signe du destin. Don José ne tombe pas à genou devant une icône mais devant une femme libre exprimant son désir comme un absolu art de vivre.

On aime la façon ave laquelle Sivadier dessine les lignes qui font de Carmen et d'Escamillo deux figures parallèles, liées par un même amour de la liberté et un refus de l'ordre établi – social ou amoureux – qu'il faut affronter par la formule du "vaincre ou périr". Plus conventionnelle, la scène de la taverne s'enlise dans un quintette potache et sans éclat qui rappelle les limites d'un théâtre qui ne tire pas au-delà de l'illustration. Idem pour les livraisons de contrebande, soigneusement emballées dans des filets qui, comme toute péripétie dans cette mise en scène, tombent à la verticale sur le plateau.

Amina Edris (Micaëla)

"Tue-moi ou laisse-moi partir" ; la dernière scène montre une Carmen le regard perdu et saisie par l'appel des vivats de la foule applaudissant le triomphe d'Escamillo. Sivadier ne choisit pas de mettre en scène explicitement le coup de couteau fatal mais il montre Don José enlaçant et étouffant sa bien-aimée dans un geste d'amour et de répulsion mêlés. Placé au-dessus de la balustrade de bois qui sépare l'arène du lieu du crime, le public donne à voir des réactions qui circulent de la mort du taureau à celle de Carmen lorsque la séparation bascule et découvre le corps sans vie de l'héroïne. Ces astuces, somme toute assez simples, sont d'une efficacité sur laquelle se fonde l'efficacité de cette production.

Le plateau vocal fait la part belle à un cast assez jeune qui se saisit du chef d'œuvre de Bizet avec l'énergie et l'allant d'une redécouverte. Les conditions sanitaires obligeaient ce soir-là au port du masque l'intégralité du cast, à l'exception d'Antoinette Dennefeld, la seule à ne pas avoir été en contact avec la choriste testée positive l'avant-veille. Il faut évidemment prendre en compte ces contraintes pour adapter l'écoute à la faculté de repérer chez les artistes les caractéristiques qui pourraient être distinguées de ses conditions si particulières.

Antoinette Dennefeld confirme ici les bonnes impressions qu'elle avait fait entendre il y a deux ans, avec notamment une précision de phrasé et d'intonation remarquables. Les registres sont denses et très clairs, y compris dans les passages les plus exposés ("Près des remparts de Séville") ou la couleur tragique avec laquelle elle accompagne la révélation des cartes. On voit se dessiner dans cet art de la caractérisation et la puissante cohérence entre les notes et le texte, les contours expressifs de sa future Mélisande, prévue la saison prochaine en version concert à Radio France. La prestation d'Edgaras Montvidas en Don José est mise à mal par un masque soudain très encombrant qui oblige le public à compatir avec les efforts qu'il déploie pour le soulever discrètement dans les moments de tension. Impossible dès lors de critiquer dans le détail une voix qui ne joue pas à part égale avec son alter ego non masquée et dont on ne perçoit qu'une ligne générale de belle facture avec un français aux contours certes exotiques, mais qui est loin d'être rédhibitoire. Amina Edris surprend en Micaëla, par la facilité et la souplesse des aigus. Son personnage est haut en couleur, d'un caractère étonnamment vif et aguicheur, à l'opposé des oies blanches qu'on y entend trop souvent, et dramatiquement d'une justesse à couper le souffle. Le contraste joue d'une certaine manière en défaveur de l'Escamillo de Régis Mengus, un peu terne et (avec toutes les réserves qu'il faut ajouter) manquant d'impact dans la projection. Guilhem Worms offre à Zuniga des qualités de timbre qui font plaisir à entendre, à hauteur égale avec Judith Fa et Séraphine Cotrez, pétulantes et vivaces Frasquita-Mercédès. Parmi les rôles secondaires, il faut signaler le solide Moralès d'Anas Séguin, le correct Remendado de Raphaël Brémard et surtout le Dancaïre d'airain, superbement tenu et projeté, de Christophe Gay.

La fosse est superbement dirigée par Marta Gardolińska, conciliant fougue et hauteur d'âme pour livrer une Carmen rigoureuse et jamais prise en défaut de facilité. L'Orchestre symphonique de Mulhouse sort le grand jeu et hausse le niveau pour servir une interprétation bien décidée à faire entendre un Bizet détaillé et amoureux des finesses d'expression. Les cordes tendres et vibrées maintiennent un discours où affleure le sentiment, avec des interventions de cuivres qui jamais ne confondent rutilance et brio. Gardolińska ne quitte jamais vraiment le plateau du regard, soutenant la tension et le drame avec une concentration de tous les instants sur le livret qui fait toute la différence et au final, le succès de cette soirée.

Régis Mengus (Escamillo)
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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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