Alban Berg (1885–1935)
Lulu (1935/1979)
Opéra en trois actes
Version achevée par Friedrich Cerha (1926)
Livret du compositeur d'après Die Büchse der Pandora (La Boîte de Pandore, 1902) et Erdgeist (L'Esprit de la terre, 1895) de Frank Wedekind, composé entre 1929 et 1935 et inachevé
Version inachevée créée le 2 juin 1937 à l'Opernhaus Zürich
Complété par Friedrich Cerha (1926) et créé à l'Opéra de Paris le 24 février 1979 dans une mise en scène de Patrice Chéreau et ous la direction de Pierre Boulez

Direction musicale : Alain Altinoglu
Mise en scène : Krzysztof Warlikowski
Décors & costumes : Malgorzata  Szczęśniak
Éclairages : Felice Ross 
Dramaturgie : Christian Longchamp
Chorégraphie : Claude Bardouil
Vidéo : Denis Guéguin

Lulu : Barbara Hannigan
Gräfin Geschwitz : Narascha Petrinsky
Eine Theater-Garderobiere, Ein Gymnasiast & Ein Groom : Lilly Jørstad
Der Medizinalrat & Der Professor : Gerard Lavalle
Der Maler & Ein Neger : Rainer Trost
Dr. Schön & Jack The Ripper : Bo Skovhus
Alwa : Toby Spence
Schigolch : Pavlo Hunka
Ein Tierbändiger & Ein Athlet : Martin Winkler
Der Prinz, Der Kammerdiener & Der Marquis : Florian Hoffmann
Der Theaterdirektor & Der Bankier : Georg Festl
Eine Fünfzehnjährige : Julie Mathevet
Ihre Mutter : Mireille Capelle 
Eine Kunstgewerblerin : Beata Morawska 
Ein Journalist : Lucas Cortoos  (MM Soloist)
Der Polizeikommissar & Ein Diener : Kris Belligh 

Danse et écriture des solos : Rosalba Torres Guerrero 
Danseur : Claude Bardouil

Orchestre symphonique de la Monnaie

Production La Monnaie (2012)

Bruxelles, La Monnaie/De Munt, Mardi 2 novembre et mardi 10 novembre 18h30

C’est une gageure que de reprendre une production qui en son temps stupéfia et s’inscrivit immédiatement parmi les références en matière de mise en scène. C’est pourtant ce qu’a osé La Monnaie à Bruxelles, en reprenant sa production de Lulu de 2012, signée Krzysztof Warlikowski, à l’époque prise de rôle pour Barbara Hannigan, qui sonne aujourd’hui comme un adieu au rôle. Il y a des visions qui traversent le temps, qui ne vieillissent pas et sans doute la mise en scène s’inscrit alors comme « œuvre », éphémère parce que scénique et donc faite d’une succession d’instants qui fuient, et qui pourtant s’inscrivent immédiatement dans la mémoire pour devenir visions pérennes. C’est le cas de cette Lulu qui n’a pas pris une ride et qui sonne au contraire d’une éternelle modernité, tant sont fortes les correspondances entre ce travail et les débats qui agitent nos sociétés ces dernières années. Choc en 2012, choc en 2021, plus fort, plus lacérant encore. 

Cygne noir

Étrange destin que celui de Lulu aujourd’hui mythe incontestable de la culture du XXe siècle, qui naît au basculement du XIXe au XXe siècle, à un moment de secousse tellurique pour tous les arts, notamment la peinture, mais aussi la littérature et naturellement la musique. En quelques années, de 1895 à 1902 (années de publication des deux pièces de Frank Wedekind, Erdgeist (L’Esprit de la terre) en 1895 et Die Büchse von Pandora (La boite de Pandore) en 1902, qu’il réunira dans une édition finale en 1913. Mais il avait déjà publié en 1891, l’Éveil du printemps, sur la sexualité adolescente et ses tragédies, qui déjà avait fait scandale.  Ces années-là, dès 1891, Félicien Champsaur, bien oublié aujourd’hui, propose une Pantomime, Lulu, pantomime en un acte, que Wedekind verra lors de son séjour parisien puis dix ans plus tard le même Champsaur publie Lulu, roman clownesque, Champsaur est l’inventeur de Lulu.


Ces années-là, Picasso passe de la jeunesse « académique » (1895) à la période bleue, puis rose, c’est à dire à l’explosion de la modernité « révolutionnaire ». Ces années-là Mahler commence à composer ses symphonies, et en 1902, Debussy écrit Pelléas et Mélisande, en 1905, Strauss explose avec Salomé, tandis que Freud ces années-là invente la psychanalyse (L’interprétation du rêve est de 1899–1900), tandis que Proust publie Les Plaisirs et les jours dès 1896 chez Calmann-Lévy. La tête tourne quand on mesure ce qui se passe, rien qu’entre Paris et Vienne, pendant la période (même si Wedekind est allemand, né à Hanovre et mort à Munich).

Pourtant, le premier signe de la mythisation de Lulu viendra du cinéma, en 1929, avec Loulou, le film de Georg Wilhelm Pabst, dont le scénario à peu de choses près sera repris par Berg et dont le titre original reprend Die Büchse von Pandora, le titre de Wedekind. Louise Brooks est la première Lulu qui donne son image au personnage, une image reprise par bien des metteurs en scène de l’opéra de Berg, à commencer d’ailleurs par Patrice Chéreau.
Tout cela est assez récent, un siècle un peu plus un peu moins : Lulu est bien fille de la modernité.
C’est encore plus récent dans le domaine de l’opéra. Ma génération a connu l’explosion de l’intérêt pour l’opéra de Berg, inachevé, dont le troisième acte est orchestré et terminé par Friedrich Cerha. La première de la « version complète » de Lulu a lieu au Palais Garnier le 24 février 1979, et l’équipe de production réunie par Rolf Liebermann, lui-même compositeur, lui-même promoteur et auteur en 1970 d’un Wozzeck filmé et dirigé par Bruno Maderna qui fait encore autorité. Cette première de Lulu est le couronnement d’une année Berg qui voit aussi invitée à Paris la production de la Scala de Wozzeck (mise en scène Luca Ronconi) dirigée par Claudio Abbado. Pour comprendre l’évolution des regards et des mentalités, il faut tout de même souligner que Wozzeck créé en 1925 n’est pas encore en 1979 tout à fait un classique du répertoire : à la FNAC, Wozzeck est classé dans les bacs de musique contemporaine, et l’œuvre a été créée à Paris seulement seize ans auparavant en 1963 par Pierre Boulez dans la fosse de Garnier et dans une mise en scène de Jean-Louis Barrault, huée à la Scala lors de sa création milanaise en juin 1952 avec Dimitri Mitropoulos en fosse.
Quant à Lulu, même s’il existe déjà des enregistrements et même si l’œuvre a été jouée fréquemment depuis les années 1950 dans sa version en deux actes, dans le monde entier, en Allemagne évidemment très souvent, en Italie aussi (Venise dès 1949, Scala, Florence, Spoleto) plus qu’en France où elle est présentée à Paris par l’Opéra de Berlin dans le cadre du Théâtre des Nations en 1960, puis à à l’Opéra-Comique en 1969. Elle n’a pas la fortune qu’elle va connaître après 1979.
Car la découverte de la version complète de Lulu est une immense secousse pour le monde musical et le monde lyrique. On découvre une œuvre parabolique, qui passe brutalement du statut d‘œuvre inachevée, à celui de référence absolue de la musique du XXe siècle. Certes, la production de la création, avec Pierre Boulez en fosse, dans une mise en scène de Patrice Chéreau, qui reconstituent le « couple » du Festival de Bayreuth du centenaire, dont le Ring légendaire se jouera encore deux saisons sur la colline verte, donne à cette production dès sa naissance une aura mondiale, emblématique d’une modernité scénique qui va s’installer sur la plupart des scènes lyriques un peu avancées du monde. Rappelons d’ailleurs enfin que cette production princeps de Lulu sera jouée 11 fois, 9 fois à Paris (et l’auteur de ces lignes a eu l’immense chance de voir les neuf représentations) et deux fois à la Scala dans le cadre de l’échange entre les deux théâtres né de la célébration commune de Berg. On en faisait des choses intelligentes à l’époque…

Cette naissance qui sonne comme un coup de théâtre dans un ciel serein va évidemment provoquer un vif intérêt dans les théâtres dont beaucoup vont vouloir monter cette Lulu en trois actes auxquels nombre de metteurs en scène dit « modernes » vont d’emblée s’intéresser.

Ainsi Lulu devient un mythe opératique il y a 42 ans, une sorte de Gesamtkunstwerk de la modernité, au sens où l’on ne peut plus concevoir cette œuvre sans une lecture scénique « avancée », de préférence en pleine osmose entre metteur en scène et chef d’orchestre, et que le personnage de Lulu même, déjà mythifié par sa « créatrice » Teresa Stratas, sera un de ces rôles que bien des chanteuses de référence et notamment des bêtes de scène, voudront endosser.

Quand on a vu la production de la création, il est difficile de se libérer de ces images puissantes, d’une force inouïe, que Chéreau avait su créer dans le décor monumental de Richard Peduzzi. Ce sont des images qui impriment à tout jamais le cœur et l’esprit. Mais parce que la question de la mise en scène est centrale dans cette œuvre, parce que la question de la lecture est indissociable d’une pièce au sens ouvert, qui laisse à l’analyste des pistes multiples, d’emblée on sut que la lecture de Chéreau serait très vite accompagnée d’autres, que la figure tutélaire qu’il représentait resterait presque intouchée (production jamais reprise après 1979, et dont la reprise tv a longtemps été dissimulée au public), comme figure fondatrice qui par son statut même autorisait, libérait les possibles de l’œuvre que le grand public et bien des artistes découvraient.
Le mythe Lulu comme grand mythe féminin du XXe, victime ou femme fatale, semble être devenu aujourd’hui naturel, à côté d’autres mythes nés de la littérature comme Manon qui a aussi connu au XXe une certaine fortune lyrique (Henze) ou cinématographique.
Krzysztof Warlikowski s’en est emparé en 2012, à un moment où continue de se poser la question de la femme, lancinante depuis quelques dizaines d’années (rappelons qu’en 1979 justement paraît l’essai de Catherine Clément, L’Opéra ou la Défaite des femmes ((Catherine Clément, L’Opéra ou la défaite des femmes, Paris, Grasset, 1979)) et sa reprise en 2021 est d’autant plus opportune après la vague #Metoo.

Mais tout en affirmant la valeur du mythe féminin d’emblée, par la référence à Lilith, personnage biblique dont en prologue on nous dit le destin, et dont le nom semble presque sonner comme Lulu, Krzysztof Warlikowski ne crée pas un « manifeste », mais fouille les possibles du mythe et toute sa complexité, dans une vision d’une grande violence poétique, mêlant les possibles de Lulu, les fantômes du passé, la violence des contextes, et faisant de Lulu un produit de cet ensemble labyrinthique.
Théâtre de la complexité où tout se superpose et se tresse, la production de Krzysztof Warlikowski non seulement n’a pas pris une ride, mais s’est enrichie de nouvelles références, de nouveaux échos, sans qu’il ait à toucher quoi que ce soit à son travail antérieur. C’en est sans doute la dernière présentation, et du même coup elle va s’installer elle aussi dans le mythe, car on n’a guère vu de spectacle aussi puissant dans la violence rentrée, et aussi émouvant, depuis Chéreau.
La personnalité de Barbara Hannigan n’y est pas étrangère évidemment, qui est Lulu incarnée, polymorphe, petit oiseau blessé ou cygne noir impitoyable, amoureuse d’un seul homme et croqueuse de mâles, innocente et coupable, criminelle et suicidaire, et peut-être parce que suicidaire, elle est tout cela est plus encore.
Un spectacle de Warlikowski n’est jamais linéaire, il est systématiquement pluriel, et celui-ci est une forêt de Correspondances au sens baudelairien du terme.

 

Dante Gabriel Rossetti, Lady Lilith (1864–68, modifiée 1872–73), huile sur toile, 97,8×85,1cm, Delaware Art Museum, Creative Commons

Cette Lulu commence donc par le récit biblique de Lilith, mentionnée dans un texte de l’ancien testament (Isaïe 34,14) puis dans des textes cabalistiques médiévaux. Quelle que soit la tradition Lilith est une figure inquiétante, qui rôde et s’attaque aux femmes enceintes, quelquefois aux enfants, un esprit dont les racines remonteraient à la Mésopotamie. Elle serait la première femme d’Adam, façonnée comme lui à partir d’argile, et donc son égale. De fait elle refuse la soumission  au mâle et fuit, résistant même aux trois anges envoyés par Dieu pour la ramener au bercail. Une figure de solitude et de force qui piège les hommes, les séduit et les soumet, telle qu’elle apparaît dans la tradition picturale du XIXe, mais aussi porte drapeau d’une certaine tradition féministe dans les mouvements des années 1970 comme rebelle à la soumission à Adam.
Évidemment, en première correspondance, celle, sonore, entre Lilith et Lulu induit à voir en Lulu une sorte de réincarnation de cette figure biblique, et donc l’histoire de Lulu peut ainsi être vue comme une sorte de parabole.

Les danseuses, Lulu adulte et Lulu enfant © Bernd Uhlig (Prod.2012)

À cette adéquation entre le destin biblique de Lilith et Lulu, s’ajoute un autre espace qui est une des clés fondamentales de la mise en scène de Warlikowski, l’identité de Lulu comme danseuse. De fait l’univers de la danse est une référence permanente de cette mise en scène, Lulu a toujours voulu être danseuse, et Warlikowski peuple la scène d’enfants qui dansent, dont une représentation de Lulu-enfant en danseuse, qui double la Lulu adulte. Ainsi est donnée avec une grande force l’idée que Lulu a rêvé d’un avenir artistique. Cela lui donne une identité et surtout un passé, elle qui semble surgir comme une bête de zoo, un spécimen de ménagerie comme la présente le dompteur (Tierbändiger) dans le prologue.
De fait, Warlikowski ainsi lui donne un autre poids une autre couleur, comme un rêve d’innocence, et ces enfants qui peuplent cette terrible histoire d’adultes semblent construire un contrepoint « poétique » à l’histoire sordide qui nous est contée.

Mais entre 2012 et 2021 sont apparues avec force d’autres histoires sordides dont les enfants sont victimes, des histoires de violence pédophiles auxquelles tout spectateur est contraint de penser. Double postulation qui là aussi entre en correspondance entre un univers poétique innocent, qui rencontre un univers de violence : ces enfants pré pubères qui traversent la scène, circulent parmi les adultes dans cet univers de décadence, ont quelque chose d’un Elysium effrayant tel que le voit Calixto Bieito dans sa mise en scène de Die Gezeichneten. Impossible de n’y pas penser, et de ne pas voir le blanc de l’innocence et le noir de la culpabilité valser ensemble.
Justement, s’appuyant sur l’univers de la Danse et l’un des ballets les plus emblématiques du répertoire, Le Lac des cygnes, Warlikowski construit cette opposition entre cygne blanc/cygne noir, Odile/Odette du Lac des cygnes, avec une figure fantômatique et dansante (Claude Bardouil) une figure presque diabolique ou fantomatique qui ressemble au Rothbart du Lac des cygnes : nous l’appellerons ainsi.
Quels que soient les chemins qu’on va parcourir, c’est la roche tarpéienne, le gouffre, la chute qui est au bout. C’est une figure à la Rothbart qui raconte l’histoire de Lilith, c’est une figure à la Rothbart qui erre sur la scène, dansant avec le cygne noir et retenant le corps sans vie de Lulu en cygne blanc au final : dans cette mise en scène, le noir va si bien, qui dès le départ inscrit un destin tragique. La présence des enfants danseurs n’en est que plus terrible, dans l’expression d’un Eden à jamais perdu.
Dernière correspondance, le mot danseuse, dans son acception métaphorique : par référence à ce que pouvaient être les danseuses dans l’univers de l’opéra du XIXe, entretenues par la noblesse ou la bourgeoisie qui fréquentaient l’Opéra, qui ont imposé la présence du ballet dans les opéras français du XIXe, le mot est devenu synonyme de femme entretenue coûteuse, et s’applique évidemment à Lulu, danseuse au propre et au figuré. Lulu est une danseuse, et la danseuse par antonomase, emblème social d’une haute société qui use des femmes.
Troisième indice d’un réseau de correspondances : ces spectateurs qu’on voit sur scène avant le début assis sur des rangées de fauteuils, placés par une enfant-danseuse, comme venus assister à une de ces présentations de fin d’année scolaire des travaux d’enfants, avec cette innocence, cette attente et cette curiosité. Car c’est bien à une Curiosité Esthétique (encore Baudelaire) que nous invite cette Lulu. Avec en prime cette inévitable correspondance entre ceux qui sont assis sur scène et ceux qui sont en salle, en position évidente de voyeurs. Il y a dès le départ quelque chose de malsain, où le spectateur réel et le spectateur figuré se croisent ou s’unissent pour assister à ce Grand-Guignol clownesque et tragique (j’emploie l’expression à dessein, étant donné la fascination de Wedekind pour le monde du cirque et le Grand-Guignol). Nous allons voir l’histoire d’une enfant qui a mal tourné, ou qu’on a mal tournée, le petit animal perdu dans la ménagerie des monstres.

Voici donc, avant même que la première note de musique ne retentisse dans la salle de La Monnaie, les données de ce spectacle, qui en annoncent les possibles, car le travail de Warlikowski, que j’ai qualifié de pluriel, est un spectacle kaléidoscopique aux espaces multiples, intérieurs et extérieurs, au temps multiple, avant, pendant, qui rend compte de la richesse de l’œuvre et de sa profondeur qui ne cesse de nous interroger, depuis 1979 à l’opéra.

On connaît la structure de l’œuvre, faite de scènes séparées quelquefois de plusieurs années par des intermèdes, un peu à la manière de Wozzeck, une sorte de Aufstieg und Fall der Lulu (Grandeur et décadence de Lulu) . Il est possible que Berg ait eu en tête la parabole brechtienne de Mahagonny. Wozzeck est en effet le récit d’une chute, mais Lulu est une parabole qui est apparue lumineuse lors de la création de l’œuvre complète en 1979, le début de la chute étant l’assassinat de Schön qui a lieu à peu près au centre de l’œuvre. Dès son retour de prison, Lulu est en fuite, et la fuite se conclura à Londres.

 

Acte I

 

Outre le prologue, il y a dans l’acte un une succession de scènes relativement rapides où, de morts en suicide, les hommes qui se confrontent à Lulu s’y perdent, jusqu’à Schön, le seul homme qu’elle aime vraiment, qui finit par se soumettre à sa volonté, rompre ses fiançailles et s’unir à elle.

Parallèlement aux hommes dont elle use, elle grimpe au sommet, modèle de peintre dont elle crée le succès (« du hast eine halbe Million geheiratet »), puis danseuse-vedette de revue.
Le rideau s’ouvre sur un espace multiple, un escalier mécanique au fond, qui n’est pas mécanique… Ça aurait coûté assez cher à la production d’en mettre un authentique. Il mène vers un espace de fuite, mur de céramiques, et du même coup on pense au métro, avec des céramiques et ses escaliers mécaniques, et en même temps c’est une entrée supplétive sur l’espace de Lulu, il y des entrées latérales et cette entrée qui est comme une descente dans les profondeurs (idée de métro), comme une figuration d’une descente aux enfers. L’espace est sans logique apparente, on sonne à la porte et les personnages (le peintre) dégagent vers Jardin, mais aussi bien Schigolch que Schön arrivent par l’escalier, comme arrivés d’en haut vers le bas… Il y a au sens propre un côté bas-fonds. L’escalier aurait été mécanique, cela aurait sans doute accéléré les effets de montée-descente : l’escalier fixe est déjà un élément qui arrête une fluidité, une sorte d’accident, mais il est en même temps par sa fixité même pur fantôme d’escalier, pur objet théâtral.
A cour, une cage de verre, qui contiendra, ménagerie, danseurs, cadavres, sorte d’espace clos des drames ou des mimodrames et des pantomimes (n’oublions pas que Lulu est née d’une pantomime), comme on le verra, qui éclairent ce qu’on voit au premier plan. Et tour à tour l’espace se remplit d’objets, les fauteuils de cinéma ou de théâtre d’abord, puis des tables, des sièges, un crocodile (tiens tiens), tout cela bouge rapidement, tandis qu’un rideau se tire et s’ouvre au fur et à mesure de la séparation de chaque scène. Espace réaliste et à la fois rêvé : Krzysztof Warlikowski est un réaliste du rêve, avec des êtres fantomatiques (aussi bien le danseur que j’ai appelé Rothbart par commodité que celui qui dit dans la loge d’avant-scène le texte sur Lilith, et que le dompteur et l’acrobate au troisième acte (chantés tous deux par Martin Winkler) sont vêtus d’un costume de fantôme, oserais-je dire de Fantomas à paillettes, personnages inquiétants, comme des esprits négatifs qui entourent et collent à Lulu, rappelant l’esprit du Cygne noir qui règne.
Un élément fondamental qui structure la vision de l’ensemble c’est l’utilisation de la vidéo pour figurer le portrait de Lulu

Le portrait du Lulu :

Dans cette production le portrait de Lulu est un portrait en devenir, qui ne fixe pas pour l’éternité une vision du personnage, ce n’est pas un objet fétiche, mais un objet mutant qui donne de Lulu une vision polymorphe, un portrait en vidéo, un de ces objets qui attire le regard, mais qui se fait aussi oublier tant l’action est forte sur la scène. Pourtant, les images en sont frappantes, quelquefois même étonnantes par leurs allusions.
Un portrait de Lulu fort maquillée, apprêtée, avec une coiffure à la Marilyn, une Lulu starifiée ou statufiée, à l’œil maquillé, faux cils etc (qu’elle s’enlèvera plus tard), un portrait ou l’œil est déterminant, si déterminant qu’il se transforme à un moment en œil de crocodile, ce crocodile qu’on voit apparaître sur scène dès la première mort. Lulu crocodile ? qui croque les hommes et qui se croque aussi elle-même, puisque que l’assassinat de Schön est un climax suicidaire, et puis osons ce jeu de mot presque lacanien. Lulu se rêve cygne blanc, Odile dans le Lac des Cygnes, et elle est Lulu « croque Odile », elle croque le cygne blanc, la jeunesse, les rêves d’innocence. Le crocodile, c’est le suicide de l’innocence. D’ailleurs une des images montre la petite fille danseuse, la Lulu enfant, la Lulu rêvée avalée par le crocodile, à la manière des photos d’Helmut Newton pour Pina Bausch. Nous renvoyons à ce propos à notre article sur le crocodile et ses multiples facettes dans notre abécédaire Castorf, puisqu’on se souvient que le crocodile castorfien a fait en son temps couler beaucoup d’encre. Extrait : Cette irruption de crocodiles pourrait également faire allusion à un ballet de Pina Bausch intitulé Die Keuschheitslegende (La Légende de la virginité). Créé à l'opéra de Wuppertal en 1979, ce spectacle est passé à la postérité grâce à une série de photos signées Helmut Newton et montrant un crocodile croqueur de femme.
On se reportera à notre article :
https://wanderersite.com/abc/crocodiles/
Un ballet, « la légende de la virginité », créé en 1979, l’année-même de la création de la version complète de Lulu à Paris, encore une rencontre, encore une Correspondance.

Mais ce portrait nous donne aussi d’autres images, dont un visage de Lulu avec sa coiffure en éventail, qui fait irrésistiblement penser à un portrait de Gorgone, la Gorgone, monstre des Enfers à la chevelure de serpents (c’est aussi d’ailleurs une représentation de Lilith), le serpent qui dans une des légendes qui entourent Lilith, est l’animal dans lequel elle s’est réincarnée pour tenter Eve…
Lulu serpent, Lulu Gorgone, Lulu-Lilith, voilà toute la symbolique qui entoure le personnage. Et puis il y a aussi Lulu Vienne, car à un moment, la vidéo montre « Rothbart », et son visage de Fantomas, se diffracter en visage doré, puis en formes dorées comme qui font irrésistiblement penser à une peinture de Klimt.
Car Vienne a aussi ses fantômes, notamment pour Berg, qui eut une fille Albine Wittula, une « erreur » de jeunesse qui lui réapparut plus tard, après qu’il eut paraît-il tenté de la séduire sans savoir qu’elle était sa fille, et Berg fit de cette Lulu d’un Wedekind allemand né à Hanovre et mort à Munich, un objet symbolique de la Vienne de ces années-là et aussi peut-être de ses tentations.
Voilà donc un portrait, qui dans l’opéra, représente Lulu en Pierrot, en clown, projection des désirs des hommes et aussi femme-homme, un portrait qui propose Pierrot comme symbole de cette polymorphie, et qui dans cette production prend littéralement toutes les formes, et illustre ce personnage anguille, incapable de se fixer .
C’est ce portrait qui symboliquement au dernier acte, devient un poster, fixe, une sorte de chiffon de papier qu’on détruit, sic transit…

On se référera avec profit au volume de Denis Guéguin, le vidéaste de cette production consacré à la vidéo dans l’œuvre de Krzysztof Warlikowski qui écrit sur les « sept portraits de Lulu ».((L’art vidéo à l’opéra dans l’œuvre de Krzysztof Warlikowski,  Alternatives théâtrales, Bruxelles, 2016, §85 p.100))

 

La première scène est menée par le dompteur, der Tierbändiger, vêtu lui aussi en Rothbart, comme si tous ces « Rothbart » étaient en quelque sorte les marionnettistes de l’histoire. Il présente la ménagerie et dans cette ménagerie, le petit animal Lulu. Il faut sans cesse avoir en tête l’idée de cirque, l’idée de ménagerie et d’animaux, et aussi la question du clown (n’oublions pas que le fameux portrait représente Lulu en Pierrot dans le livret) : ici la  ménagerie est exposée sous vitrine, gorille et quelques autres animaux ;  un enfant-danseur vient tirer de là une Lulu-enfant et danseuse, petit cygne blanc presque frais et innocent qui vient se présenter au premier plan, cette forme minuscule et dansante sort de la vitrine à animaux, comme ces bêtes de foire qu’on présente au public, un public d’ailleurs assis sur des rangées de fauteuils, comme évoqué plus haut.
Elle est donc d’emblée indiquée comme un modèle, elle est signe. C’est le début de la parabole qui commence à l’enfance.
Le rideau se ferme et l’on voit déjà la galaxie Lulu et ses planètes, Alwa et son père Schön, et en arrière-plan le peintre (ici photographe), qui prend Lulu sous toutes les coutures, voire sans coutures. L’intérêt de transformer le peintre en photographe n’est pas forcément une modernisation ou une actualisation, c’est que la photographie permet des instantanés, des poses diverses, et accélère le rythme, elle est en écho avec le portrait vidéo dont nous avons parlé, la photographie fixe non pas un portrait, mais mille. La photographie sied à Lulu plurielle et multipliée. Lulu mosaïque.
En même temps, la relation artiste-modèle se transforme en relation désirant-désirée, d’autant que les prise de photos sont de plus en plus précises, à la limite pornographiques, excitant le désir du peintre et de la jeune femme.
Et la scène se clôt rapidement par l’arrivée du Medizinalrat, frappé de syncope à la vue du couple copulant. Eros / Thanatos, premier moment et sous le rideau de fond d’où a émergé le Medizinalrat avant de s’écrouler pointe une tête de crocodile, gueule ouverte. Exit le Medizinalrat.

Lulu (Barbara Hannigan), le Medizinalrat étendu et le crocodile en arrière plan
© Simon van Rompay (2021)

La transition est aussi pantomime, Lulu arrive sur les pointes, et se fait agrafer sa robe pour s’allonger ensuite sur le divan, dans une pose alanguie à la Goya, (la Maja nue), allongée sur un divan qui est celui de la luxure, une pose alanguie que le XIXe pictural utilisera et qui existait déjà au XVIe chez Titien dans la Venere di Urbino, et qu’on reverra chez Manet dans Olympia. Certes, tout cela n’est pas spécifiquement souligné, mais toute cette imagerie se bouscule lorsqu’on voit les gestes, la sensualité de Lulu s’exprimer sur ce divan, y compris d’ailleurs (en vidéo) en claire allusion à L’origine du Monde, de Courbet, c’est à dire que ce portrait se diffracte non seulement en divers aspects de Lulu, mais aussi de diverses références artistiques et sociales qui sont autant de visions de la femme, et notamment la femme « scandaleuse » de la bourgeoisie du XIXe dont l’image de Lulu, pur produit de la fin du XIXe et du début du XXe est aussi l’émanation.

La scène suivante est l’une des plus violentes et des plus terribles de l’acte. Lulu est désormais avec le peintre qui semble filer le parfait amour, jusqu’au moment où entre deux lettres, Lulu voir passer une invitation aux fiançailles du Docteur Schön. C’est la scène où une autre planète de la Galaxie Lulu apparaît,  Schigolch, cette sorte de vagabond qui serait le père de Lulu, – on ne saura pas ce qu’il en est vraiment, mais il est l’une des planètes les plus proches, et les plus anciennes, sans doute le premier à avoir abusé de Lulu-Lolita (encore une sorte d’assonance : Lulu, Lilith, Lolita) puis réapparaît Schön, l’autre planète.
Le peintre est tout à ses triomphes, à ce portrait qui est vendu 50000 Marks, à ses relations avec le marchand d’art, il se retire au fond, à cour, dans la cage de verre, celle qui était vitrine d’exposition de la ménagerie, et commence alors une séance étrange de confession intime adressée à Lulu en vidéo, mais où il se réfugie aussi auprès du Gorille, resté dans la cage de verre, petit être fragile qui se confesse tendrement au King Kong de l’occasion, comme s’il avait besoin de s’expliquer, de se confesser, de se blottir, comme si il sentait confusément quelque chose menacer ce bonheur absolu apparent. Il s’expose à la caméra vidéo, il expose sa fragilité, il expose sa situation sur le fil du rasoir (au propre et au figuré : il se tranchera la gorge). Même si Krzysztof Warlikowski n’est sans doute pas un téléspectateur assidu des divers « Big brother » ou « Loft story », comment ne pas penser à la télé-réalité ?
Il est tout aussi évident qu’il place dès le début le spectateur dans la position du voyeur, nous l’exprimions plus haut, et dans cet espace multiple où tout est donné à voir et tout est signe, il propose pendant que Lulu reçoit Schigolch et lui donne de l’argent, que le peintre s’isole et commence une confession à Lulu en vidéo, comme une sorte de lettre d’amour prémonitoire où il mime son suicide si par hasard Lulu le trahissait, l’amour à mort. Irrésistiblement cela fait penser à l’espace de confession des émissions de téléréalité où les candidats viennent dire à la caméra ce qu’ils pensent et sentent des situations. De plus en 2012, ces émissions étaient encore bien plus fréquentes qu’aujourd’hui.

Puis Schön arrive, chic, en homme arrivé, et Lulu joue avec lui le jeu destructeur de la séduction, de l’affection, de leur histoire (Schön a « sauvé » Lulu du caniveau quand elle avait 14 ans et l’a mariée deux fois), et le personnage digne et installé peu à peu devient comme l’animal soumls à la jeune femme. Les corps se rapprochent, Schön ne peut se libérer de la dépendance de Lulu.
C’est alors que le peintre-photographe les surprend, désespéré. Lulu s’éclipse à la manière de Don Giovanni qui laisse Leporello se débrouiller avec Elvira avant l’air du catalogue, Lulu-Don Giovanni laisse Schön-Leporello avec le Peintre et il lui donne une leçon de réalisme glacial comme une sorte de revanche jalouse, et lui raconte l’histoire de Lulu que le peintre ignore, il ignore même jusqu’à son nom, Nelly, Eva, Mignon (un peu comme les divers noms de Kundry…) ou si l’on se réfère à Don Giovanni, un peu les mille e tre Lulu : c’est là où il lui répète « Du hast eine halbe Million geheiratet » (tu as épousé un demi-million », pour lui faire comprendre ce que signifiait épouser Lulu. L’argent et le succès, certes, mais en même temps les conséquences :  épouser, c’est composer. C’est aussi épouser sa galaxie, sa ménagerie, ses hommes, son histoire. Schön est d’un réalisme virulent et pousse le peintre au suicide avec cette lucidité froide et sadique qu’il n’aura plus au deuxième acte, victime lui-aussi de l’Enfer de la galaxie.
Le peintre est sincèrement amoureux, mais – c’est Lulu qui le répète, aveugle, pris par la passion, pris par Eros, ne peut dans ces conditions que courir vers Thanatos, qu’il a envisagé dans sa précédente confession où il mimait son suicide, il retourne à la vidéo et se suicide en direct, dans un autre message vidéo à Lulu, mais aussi dans un style qui rappelle les suicides en direct sur Facebook d’il y a quelques années, un suicide grand style en quelque sorte, oserais-je dire, pour rejoindre une fois de plus Wedekind, un suicide Grand-Guignol, un suicide-spectacle. Exit le peintre.
Alors, en fond de scène, commence à danser le Cygne noir… sur le cadavre du peintre, pendant que Lulu elle aussi enfile un tutu noir.

Certes le cygne noir est une allusion directe à l’Odette du Lac des Cygnes, manœuvrée par Rothbart, qui est la ruine du prince Siegfried. Lulu est l’Odette des hommes qu’elle séduit, elle qui rêve (?) d’en être l’Odile. Évidemment, c’est aussi le messager des catastrophes imprévisibles, comme dans la théorie dite du Cygne noir, mais aussi dans une tradition qui remonte à Juvénal. La danse du cygne noir est un motif que l’on va revoir à chaque fin d’acte, la danse du cauchemar, de la catastrophe. Lulu soumet et croque les hommes qui se tuent à son contact, c’est le soleil de la Galaxie, mais un soleil noir. Retournons à Victor Hugo et son « affreux Soleil noir d’où rayonne la nuit » ? Autour de Lulu, cygne noir, qui a troqué son rêve contre le cauchemar, rayonne la tragédie.

Dans la scène suivante, Alwa, fils de Schön, qui a abandonné le journalisme, est devenu directeur de théâtre un soir de Première où Lulu va apparaître en danseuse de variété (elle qui voulait danser Odile du Lac des cygnes…) tout Vienne est là, y compris le Dr Schön et sa fiancée. Il y a dans ses visions successives (et notamment les allusions précédentes à la rédaction du Journal d’Alwa qu’il vient de vendre) quelque chose de l’urgence des « Derniers jours de l’humanité » de Karl Kraus…

Lulu pendant le spectacle esquisse un pas de deux avec « Rothbart », semble se tordre la cheville, mais c’est un stratagème pour ne pas jouer devant la fiancée de Schön et ainsi détruire le spectacle. L’explication avec Schön qui en est le financeur est orageuse et devient un corps à corps violent où Schön est réduit à se soumettre. Le résultat est la rupture des fiançailles, qui ont duré trois ans, parce que Schön en réalité, comme l’a asséné Lulu, ne pouvait se résoudre à quitter la jeune femme. Lulu a vaincu.

Rebecca Torres Guerrero

L’acte se termine dans un solo de danse où le cygne noir, dansé par Rebecca Torres Guerrero, danse un solo d’abord très maîtrisé, le cygne traditionnel, pointes, bras souples. Dans un silence total, où l’on entend seulement la respiration forte de la danseuse : la danse gracieuse est aussi une souffrance, qu’on n’entend pas quand la musique accompagne. On n’entend ici que les bruits, des pointes, les frottements, tout ce qui n’est pas magie, peu à peu les pas perdent de leur tenue, de leur précision, la danseuse jette sa coiffe en plumes noires, puis elle s’écroule. Danse prémonitoire. L’acte II, début de la chute, peut commencer.

 

 

Acte II

 

La galaxie s’est élargie à d’autres planètes.
Le rideau s’ouvre sur le même espace mais limité au premier plan par des barres d’exercices de danse, la barre, en danse, c’est aussi la souffrance, et Schön fait sa gymnastique.
D’emblée, Schön est en position d’infériorité, en survêtement, tee-shirt, il n’a plus la superbe de l’homme arrivé, mais en même temps autre signe de sa « décadence », il fait sa gymnastique, pour s’entretenir physiquement ?
Pas vraiment, mais pour « rester jeune », c’est à dire se confronter honorablement à la jeunesse de Lulu. Schön, c’est avec Schigolch la génération d’avant, des « vieux ». Schön, marié à Lulu, subit comme on va le voir, les nouveaux arrivés de la galaxie, les nouvelles planètes qui tournent, et donc il cherche à entrer en compétition. Mais c’est en soi évidemment une erreur, Lulu l’a voulu tel quel, la jeunesse et la diversité, elle va la chercher ailleurs, elle veut le vieux, et lui, en mari trompé et amoureux, cherche en quelque sorte à rester en lice. Il répond à une question qui ne se pose pas. Il devient personnage tragique il devient le jaloux. Il joue la jalousie du barbon.
Et il observe le manège et la ménagerie, les nouveaux venus, le ballet des visiteurs. Et les barres de danse deviennent barrières, barrières d’un monde dont il est exclu, sa souffrance, sa jalousie, il l’exprime de l’autre côté des barres, au premier plan, une souffrance dont sa tenue accentue le côté pitoyable. En épousant Lulu, il a perdu tout statut, il n’est littéralement plus chez lui (« voilà mon cercle familial… ») et il envisage le suicide, avec son pistolet.
Car de l’autre côté des barres, Lulu attire un athlète (phénoménal Martin Winkler), une femme folle amoureuse, la Comtesse Geschwitz, un lycéen qui veut lui lire un poème et Schigolch qui est installé, il en résulte une sorte d’agitation dont l’athlète n’est pas le moindre des acteurs vêtu en redingote verte pailletée, comme un autre personnage de cirque, tandis que le lycéen (rôle travesti) est vraiment vêtu en travesti, il y a tous les genres et il y en a pour tous les genres. Une fois de plus, Warlikowski lit la société complètement détaché du temps, dans une sorte de version intemporelle, où tout est lisible avec les codes d’aujourd’hui. Lulu est d’autant un intemporel que la discussion entre le lycéen et Schigolch porte sur les origines de la jeune femme, Schigolch qu’on dit être son père, ne l’est pas Lulu « n’en a jamais eu », comme si elle sortait d’une génération spontanée, comme si elle avait surgi, anti-Vénus sortie du Nadir.

Lulu (Barbara Hannigan) Schön (Bo Skovhus) barre et pistolet
© Simon van Rompay (2021)

Entre Schön et Lulu, c’est le conflit, la jalousie, et peut-être le jeu de la jalousie, comme s’ils jouaient à se poursuivre, on joue notamment à se viser avec un pistolet qui passe de main en main comme un ballon, qui devient objet central du jeu. Et en même temps, Warlikowski met en scène la soumission de Schön, la manière dont il est possédé, notamment au moment où il est à genoux, habillant Lulu et notamment lui enfilant ses bas noirs, scène terrible où il semble une sorte de petit chien soumis. D’autant que Lulu enfile une robe rouge (passion…) avec une perruque de blonde platinée, Lulu-anguille qui échappe sans cesse à tout qualfication.
Arrive le moment de bascule : le pistolet est utilisé comme arme-jouet, jusqu’à ce que Schön observe de l’extérieur le jeu de séduction entre son fils Alwa et Lulu, où Alwa exprime son désir réprimé. Ce n’est pas seulement la jalousie qui explose chez Schön, c’est qu’Alwa est inévitablement une image de jeunesse et de sa propre jeunesse, Schön se vit complètement exclu de la Galaxie… définitivement de l’autre côté de la barre, concurrencé par son fils, son double-jeune.

Alors c’est le combat à mort. Le pistolet avec lequel on jouait, de jouet devient arme jusqu’à ce que Lulu tire sur Schön, et s’acharne, avec une énergie désespérée, comme si elle voulait en finir avec lui, mais en même temps avec elle-même et sa propre histoire. Elle tue et en même temps se suicide car à partir de ce moment, elle devient fugitive. La relation à Schön est une relation suicidaire. Je t’aime je te tue.

L’image finale est l’une des plus belles de la soirée, tandis que dans la cage de verre, un lit de souffrance et de prison, « Rothbart », avec une infinie tendresse, fait grimper la Lulu jeune, cygne blanc innocent, et lui fait traverser la scène sur les barres en la tenant, image de cette innocence rêvée qui s’en va et s’efface. Merveilleux tableau final.

 

La parabole est au sommet, la scène suivante est le début de la chute.
Lulu a été arrêtée et condamnée pour le meurtre de Schön, elle est en prison, et Alwa, Schigolch Geschwitz et l’Athlète, désormais « employé » d’Alwa pour faire évader Lulu sont les quatre planètes qui restent. Ils ont élaboré un plan pour la faire évader, tandis qu’arrive le lycéen qui s’est évadé d’une maison de correction. Les destins se croisent, se ressemblent, se déglinguent. L’Athlète a lors de la scène précédente violenté le lycéen et les menaces fusent
Lulu a attrapé le choléra et se trouve à l’hôpital, Geschwitz l’attrape volontairement et se substitue à Lulu.
Dans un coin, à jardin, pend la blouse d’hôpital qu’enfilera Geschwitz, signe correspondant à la robe rouge qui sans la scène précédente, était à cour, on passe des paillettes à la blouse d’hôpital, pôle positif, pôle négatif, ying et yang.
Toute la scène nous est montrée en pantomime dans la « cage de verre », avant que Lulu ne réapparaisse en haut de l’escalier accompagnée de Schigolch, dans une sorte d’image de déchéance (sac de supermarché tenu par Schigolch) Lulu tient à peine debout, toujours en blouse d’hôpital.
L’Athlète retrouve une Lulu diminuée, « un squelette », il file. Et Lulu prend dans le sac de supermarché ses chaussures dorées, qu’elle enfile, jette la blouse et apparaît en noir.
Réapparaît la Lulu de toujours, long cheveux roux (avec la symbolique négative des cheveux roux) après avoir été l’espace d’un instant le petit oiseau blessé qui arrive avec ses béquilles et sa faiblesses, e reprend immédiatement et le schéma qui avait réduit le père à être un être totalement soumis se répète avec le fils : en lui demandant d’abord de la suivre dans la fuite prévue (c’est tout le motif de la fin de l’opéra : la fuite jusqu’à Londres, qui sera la fin du voyage) elle se donne à lui sur le divan, en lui demandant perfidement (Teufel, le Diable, disait Schön) n’est pas là le divan ou le père a perdu son sang, tout à son office, Alwa répond « tais toi ». Rideau.

 

 

Acte III

Lulu (Barbara Hannigan) au début de l'acte III © Bernd Uhlig (Prod.2012)

Celui qui racontait l’histoire de Lilith de l’avant-scène compte cette fois lentement jusqu’à 23. 23, c’était une manière de « nombre fatal » de Berg un nombre auquel il attachait une importance particulière, C’est le nombre d’années choisi par Warlikowski pour marquer l’anniversaire de Lulu, qu’un jeune danseur va chercher dans la cage de verre, d’où elle sort en trébuchant, signe avant-coureur de la chute du troisième acte et qui va ensuite allumer les bougies. Comment ne pas voir non plus dans ces bougies qu’on allume pour le gâteau d’anniversaire quelque chose qui de loin ressemble singulièrement à un ceroféraire allumé par un servant, un porte-cierges, comme si on célébrait à la fois une fête et une action de grâce à une déesse qu’on adore, signification blasphématoire qui convient assez bien à la situation, entre une Lulu dans sa cage de verre, en rouge, cheveux blonds platinés, qui se maquille et se prépare elle porte un faux nom, elle est en fuite et avec elle sa galaxie, Alwa, Schigolch, Geschwitz et l’Athlète, auxquels s’ajoutent le marquis.
La situation est tendue, et la fête se double d’une agitation de la petite société autour des actions de la Jungfrau (de la société qui construit le téléphérique du sommet suisse) Le nom Jungfrau (=vierge), ces actions qui montent et qui vont s’écrouler, c’est évidemment une métaphore de la situation de Lulu, au sommet puis en chute libre, avec l’ironie du nom « Jungfrau », tout dans le livret est très « symbolique », et d’une précision redoutable quant à la correspondance gestes-musique.

L’impression est particulièrement forte, c’est celle d’une sorte de désordre organisé, entre cette société qui a retrouvé les fauteuils de théâtre initiaux, et le corps de ballet composé par les enfants danseurs qui traversent l’espace, et qui réfèrent évidemment toujours à un Eden perdu, tout en créant un malaise singulier entre ce qui se joue chez les adultes, fuite, ruine, sexe, et cette traversée de l’innocence, qu’on ne peut pas ne pas sentir en danger. D’ailleurs, le dialogue initial entre la mère à propos de sa fille, le journaliste et le marquis « vraiment mignonne votre petite fillette » est assez édifiant en la matière tout comme le comportement de la jeune fille, 15 ans, longs cheveux roux, comme un autre possible double de Lulu.

Un des caractères du travail de Warlikowski est aussi de mettre en exergue les personnages principaux, ceux de la galaxie, et de rendre presque anonymes ou interchangeables les autres, de les transformer : le groom, le lycéen, la dame et sa fille, tous traversent les scènes, figures agitées d’un monde bousculé.
Lulu est menacée de dénonciation et par le marquis qui veut l’envoyer dans un lupanar égyptien, et par l’Athlète qui veut vingt mille Marks pour se marier. On a donc l’impression d’une fête étrange, d’un château branlant que l’annonce de la chute des actions de la Jungfrau va accélérer, au milieu des menaces du marquis.

Parmi les membres de la galaxie, un personnage comme Geschwitz n’est pas particulièrement valorisé (on se souvient chez Chéreau de la souveraine Yvonne Minton), Geschwitz est un outil, un instrument, exclusivement interpellé selon les besoins qu’on en a. Elle n’est mise en relief que par rapport à Lulu, comme si elle n’existait pas en elle-même (même si l’interprète Natasha Petrinsky a une forte personnalité scénique) et elle en a d’ailleurs la lucidité en reprochant à Lulu qu’elle l’a toujours trompée, l’impression est de voir en Geschwitz un Schön féminin, incapable de se détacher de la femme aimée. Après s’être sacrifiée en se substituant à Lulu à l’hôpital, de nouveau, elle devra se donner à l’Athlète, elle qui a horreur des hommes, stratagème imaginé par lulu pour attirer L’Athlète chez Schigolch et qu’il s’en débarrasse en le détroussant au passage…
En somme, une succession de micro-scènes sent la fin, et la ruine arrive avec la chute des actions, qui atteint tout le monde, et en premier Alwa.
Ce sera donc la fuite, avec le petit jeu de l’échange d’habits e nouveau, comme à l’hôpital, comme une motif, cette fois avec le groom (dans la mise en scène, une superbe blonde en rouge, avec qui Lulu échange les habits, son double en quelque sorte, non sans avoir auparavant en une scène particulièrement violente coupé ses longs cheveux blonds platine, comme on coupe les cheveux d’un condamné à la guillotine. Elle parle d’ailleurs d’échafaud peu de temps auparavant.
La musique s’accélère en une sorte de pandemonium, les enfants traversent cette scène d’agitation et dans la cage de verre, les petits danseurs et danseuses esquissent des poses, des mouvements, des compositions gracieuses, terrible contraste entre l’agitation scénique, et l’ordre du rêve, l’ordre apaisé, l’ordre impossible où tout de même un des « Rothbart » porte Lulu enfant dansant non plus en cygne blanc mais en cygne noir.

Le monde de l'acte III, éviers, jeunes danseurs, Lulu (Barbara Hannigan), Groom (Lilly Jørstad), Geschwitz (Natascha Petrinsly) © Simon van Rompay (2021)

On retrouve aussi d’autres signes du monde de l’Enfance, comme ce ballon gonflable que porte l’Athlète vêtu en Rothbart, et aussi le crocodile, comme si tous les signes qui s’étaient accumulés le long de la soirée se retrouvaient, la ménagerie en agitation extrême. D’ailleurs, devant le crocodile, « Rothbart » et l’Athlète tous deux à quatre pattes, jouent à se lancer le ballon avec le nez, comme deux otaries dressées de la ménagerie. Le monde déglingué devient cirque et s’animalise, et dans la cage, les enfants prennent la pose, pendant qu’on remarque à jardin et au milieu de l’espace, les traditionnels « lavabos » de Warlikowski (et de sa décoratrice Malgorzata Szczęśniak déjà présents aux actes précédents, ici des éviers (un peu plus vulgaires) lieux où l’on est seul à soi-même, où l’on s’appuie, où l’on vomit, lieux du vrai et donc de la déchéance.

La dernière scène est celle de Londres, où subsistent les irréductibles de la galaxie, Schigolch, Alwa, Lulu, Geschwitz. Lulu est réduite à faire ce qu’elle refusait au marquis dans la scène précédente, faire la prostituée pour gagner quelques sous et les partager avec les autres.
Curieusement, elle semble retrouver une sorte d’innocence enfantine, vêtue en cygne blanc, comme si réduite à l’extrême elle avait rendez-vous avec elle-même et avec son être profond. Plus de faux semblants, il faut survivre.

Du côté de la cage de verre, le corps de ballet des enfants ne danse plus, il est installé sur des lits d’hôpital, on ne rêve plus. Adieu, jolis gestes gracieux de l’innocence.
La scène est plus brève, brutale : Geschwitz arrive, avec enroulé, le portrait de Lulu, réduit comme on l’a dit à une sorte de poster en papier qu’on déchire, plus rien ne se rattache à l’avant, et le futur est réduit à l’immédiat, prendre un peu d’argent aux clients de passage.

C’est le défilé des clients, trois clients qui normalement sont joués par les trois hommes du premier acte : le professeur (rôle muet) c’est le Medizinalrat, le nègre, c’est le peintre, et Jack, c’est Schön comme si les étapes de l’ascension de Lulu défilaient en version chute.
Chacun réagit différemment, en une sorte de gradation : le professeur avec respect et componction (pendant que Alwa et Schigolch lui font les poches), puis Lulu redescend et remonte avec un nègre, très méfiant, si méfiant qu’il en tue Alwa en lui assénant un coup violent, sort réservé à tous les maris de Lulu… c’en est donc la suite logique.
Geschwitz réduite à suivre Lulu dans la rue ne l’empêche pas d’attirer le troisième client, affublé d’une perruque extravagante, que Lulu enlève découvrant un visage qui la fascine : elle y reconnapît Schön en un moment d’une intensité extrême, le Schön des derniers moments, maquillé en Joker, elle est redevenue la petite fille, dans son tutu, elle apparaît toute minuscule face à l’immense Jack/Schön qu’elle l’attire dans la cage de verre où gisait Alwa et où le cygne noir, toujours luit dansait sa danse macabre. Alwa est évacué par Schigolch, pour laisser la place à Lulu et son client. Désormais, la cage est prête pour le sacrifice.
En hurlant ses nein, nein, nein, Lulu s’approche et s’offre au poignard de Jack, elle le tient, elle s’en frappe, elle réussit un suicide, son second. En tuant Schön, c’était le premier suicide, cette fois-ci elle s’offre au double de Schön et la boucle est bouclée. « Rothbart » en un moment bouleversant va prendre le corps de la danseuse et le déposer délicatement, pendant que Jack poignarde au passage Geschwitz qui prononce les fameuses dernières paroles « Bleibe dir nah ! für Ewigkeit ! » (je reste près de toi, pour l’éternité ) en essayant de toucher de la main le corps de Lulu, mais une vitre les sépare et donc jusqu’à la fin elle vit l’impossibilité, pendant que le cygne noir en haut de l’escalier bat des ailes et que Schigolch emmène la Lulu-danseuse/enfant, comme si l’on revenait aux origines et que le cycle allait recommencer.

Image finale : Geschwitz (Natascha Petrinsky), Lulu (Barbara Hannigan) Jack (Bo Skovhus) © Bernd Uhlig (Prod.2012)

Ainsi, cette fin bouleversante est aussi une parabole dans la parabole, presque une pantomime de l’enfant qui relirait son histoire en clef de désastre. Mais qui à la fin d’une certaine manière se rachète : il y a quelque chose d’une pietà dans le mouvement de « Rothbart » avec le corps de Lulu et il y a quelque chose de sacrificiel dans le geste même de Lulu vers Jack.
Warlikowski a réussi de faire de cette fin non une anecdote, un banal récit de crime sordide pour vie sordide, mais une fin grandie, presque une apothéose qui fait que cette scène est d’une telle intensité qu’elle ne se regarde pas, elle se vit.

Au terme de ce très long parcours descriptif, un seul constat : celui qui écrit n’a pas réussi à rendre par le menu, par le détail tous les aspects de ce travail, tous les signes qu’il nous transmet, toutes les intentions : le spectacle nous bouleverse, mais aussi nous échappe, même si nous avons eu la chance de le voir deux fois, à une semaine de distance.

Ce caractère irréductible, cette impossibilité à être réduit à un récit linéaire, c’est évidemment aussi une métaphore, une correspondance avec le personnage même de Lulu, qui est irréductible, illisible, inexplicable, et par cela même totalement fascinant, de cette fascination des mythes dont on tire sans cesse une histoire, des histoires, toutes justes, toutes incomplètes et toutes en devenir. Une Lulu de rêve, sans aucun rapport avec le réel, avec un réel, une Lulu de théâtre et de poésie, de cette poésie qui sans cesse produit des images d’une puissance inouïe, et presque signes d’infinitude. Une boite de Pandore qui serait tonneau des Danaïdes.

 

 

La musique : l'orchestre

Au niveau musical, il est toujours problématique qu’une reprise soit retravaillée avec une rare précision, mais avec un autre chef. Lors de la création, chef et metteur en scène d’accordent en amont sur les respirations, sur les rythmes et le tempo de manière que direction et mise en scène fonctionnent ensemble. Alain Altinoglu reprend un spectacle qui a son histoire et son rythme propre et la tâche n’est pas aussi évidente quand il faut s’adapter et prendre en main un spectacle existant, même avec un dialogue serré entre metteur en scène et chef.
Il faut vraiment reconnaître à Alain Altinoglu que sa présence à la tête de l’orchestre de La Monnaie a donné de nouveau à cette phalange une colonne vertébrale, une cohérence et une indéniable qualité d’ensemble parce que des années de crises l’avaient un peu malmené. Et donc la performance de l’orchestre est très honorable, homogène, sans problème technique particulier. et la direction d'Alain Altinoglu ne manque pas d'élégance ni de souplesse.
Ce n’est pourtant pas prioritairement à partir de l’orchestre que l’intérêt musical réside. Alain Altinoglu s’est refusé à donner à sa lecture une couleur expressionniste ni acérée et propose notamment au premier et troisième actes, une lecture fluide, sans à‑coups, mais aussi sans relief, si bien qu’on se concentre sur la scène et les personnages sans jamais vraiment trop remarquer l’orchestre. Rien n’est dérangeant, mais surtout, rien ne « dérange » suffisamment, comme si cette musique allait de soi et coulait avec fluidité, voire placidité et sans trop de transparence. On ressent peu notamment le lien entre les mots et la partition, la précision des accents, la respiration commune du texte et de la musique, pourtant ici essentielle. C’est ressenti comme quelque chose de trop linéaire.
Le deuxième acte, plus dramatique, a aussi plus de relief musical, dès le départ, mais de nouveau au troisième acte, on retrouve cette impression d’accompagnement très propre, mais sans vrai caractère ni épaisseur. Le résultat est que si le plateau et la mise en scène exercent une grande fascination, c’est moins vrai de la direction musicale qui n’épouse la mise en scène que partiellement. C’est un peu dommage pour mon goût, mais néanmoins le public de Bruxelles a chaleureusement applaudi orchestre et chef, et c’est heureux, même si personnellement c’est un peu de frustration qui est ressortie de cette interprétation.

La musique : la distribution

Et il est évident en revanche que cette seconde édition de cette production, l’opéra a trouvé sa distribution, qui reproduit seulement très partiellement celle de 2012, on y retrouve seulement Barbara Hannigan, Natascha Petrinsky et Florian Hoffmann. Une distribution où les chanteurs s’engagent complètement et  disparaissent derrière leurs personnages pour donner une incroyable image de vérité, et de crudité et d’homogénéité dans l’excellence.
Au milieu de ces personnages-anguilles, tout en souplesse, tout en mouvement, au milieu de scènes ou tout bouge, il y a une sorte de permanence, des jeunes enfants danseurs, dont le corps n’est pas encore fait, tout en raideur, avec à la fois une vraie sûreté des gestes et ce soupçon d’insécurité, ces légers tremblements qu’on perçoit, ces légères hésitations qui attendrissent le regard du spectateur. Au milieu de cette ménagerie féroce, ces enfants d’école de danse sont la véritable humanité, le blé en herbe qui montre à la fois beauté, fragilité, vérité et qui sont à eux seuls l’expression d’un rêve de pureté, qui pourrait être celui de Lulu, mais qui pourrait être aussi le nôtre, quand nous nous attendrissons sur nous-mêmes. L’idée de faire de la danse, et de cette danse-là, en devenir, encore en chrysalide, l’élément permanent et central de la mise en scène au milieu d’un monde d’animaux (une ménagerie), est tout simplement un coup de génie.
Et à ces enfants il faut évidemment ajouter le « cygne noir » de Rosalba Torres Guerrero, si précise, si élégante aussi, qui a un profil un peu plus puissant qu’une ballerine traditionnelle, et qui convient bien au rôle interprété ici, notamment dans son magnifique solo du final du premier acte. Et puis il faut citer aussi celui que nous avons appelé « Rothbart », masqué et inquiétant, qui guide ou accompagne aussi bien Lulu-enfant que Lulu-adulte, Claude Bardouil, qui passe sur les pointes bonne partie de la représentation. Il est toujours présent ou presque, traverse la scène, rode, circule de manière fantomatique parmi les personnages une présence qu’on finit par ne plus remarquer tant elle apparaît naturelle, comme celle d’un destin inexorable.
Comme on l’a dit, beaucoup de personnages traversent l’œuvre et sont difficilement identifiables simplement parce qu’ils sont non des individus mais des échantillons dans des scènes subdivisées en sous-scènes, en formes musicales, en sous-ensemble, qu’on ne peut percevoir toujours clairement dans un ensemble. Ainsi de la perverse enfant (Fünfzehnjährige=la jeune fille de quinze ans)) de la mère au troisième acte, qui joue dangereusement avec les adultes qui sont autant de crocodiles, bien incarnée par Julie Mathevet, très nette et intense dans les quelques phrases qu’elle chante, presque une fugitive double, adolescente, de Lulu. Ainsi aussi du Lycéen (Der Gymnasiast) de Lilly Jørstad, qui est aussi le groom du troisième acte ou la dame de la Garderobe du premier. À chaque fois juste, et en même temps elle se fond parfaitement dans la ménagerie : avec l’Athlète elle est à la fois sa victime (il la/le viole), mais aussi quelque part un double jeune.

Tous les petits rôles sont parfaitement tenus, Mireille Capelle (la mère), Lucas Cortoos (le journaliste), Beata Morawska (la décoratrice), Georg Festl (le banquier, le directeur de théâtre), Kris Belligh (Le commissaire, un serviteur), Gérard Lavalle (un Medizinalrat aussitôt apparu et aussitôt mort, et un professeur à la fin parfait héros de pantomime vaguement clownesque avec sa perruque rousse).
Et cette homogénéité de la distribution est évidemment due à l’esprit de « troupe » qui semble régner autour de la mise en scène, qui sert de liant presque solidaire entre tous les participants.
Et cela se vérifie évidemment autour des principaux rôles :

Florian Hoffmann est le Prince, un majordome et surtout le marquis, ce dernier dans une composition vraiment excellente au physique de souteneur un peu vulgaire, scéniquement vraiment impeccable, vocalement très correct, mais un peu moins marquant que dans sa performance scénique. On l’a remarqué à ses dépens, puisqu’il était souffrant lors de la représentation du 9 novembre, et remplacé par Wolfgang Ablinger-Sperrhacke bien connu y compris de Warlikowski dont il était le magnifique Hérode de la Salomé munichoise. Et même s’il chantait sans participer à la mise en scène avec la partition en main, immédiatement, le ton, le chant prenait du relief, avec une science de la diction, toujours presque à la limite du Sprechgesang, l’expressivité, la couleur, tout donnait au personnage une présence scénique… qui n’était en réalité que vocale. Magnifique performance.
Pavlo Hunka en Schigolch a une belle autorité, vocale et scénique, Schigolch est un personnage protéiforme, parce qu’il est inclassable, on ne sait qui il est, on sait seulement qu’il connaît Lulu depuis longtemps, au point qu’il passe pour son père qu’il n’est pas et qu’il l’a sans doute enlevée et possédée comme sa Lolita, à l’instar de ce qu’il s’apprête à faire de la jeune Lulu-danseuse à la fin. Il a été interprété à Lyon par Franz Mazura (le Schön de Chéreau), à 85 ans ; Pavlo Hunka est bien plus jeune, dans la force de l’âge, avec une belle autorité vocale et scénique.
Très belle composition de Rainer Trost, qui réussit à composer un peintre jeune, passionné, désespéré. Ce ténor mozartien qu’on a vu souvent depuis une vingtaine d’années est ici très convaincant scéniquement, mais aussi très émouvant vocalement, avec un phrasé exceptionnel et une belle expressivité. Et aussi très drôle en « Neger » à la fin, deuxième client de Lulu. La mise en scène réussit à faire des deux personnages de vraies singularités scéniques. Trost est plus que quinquagénaire et il en fait vocalement et scéniquement, vingt de moins.
Toby Spence est aussi inattendu dans Alwa, un peu comme Rainer Trost, on a l’habitude de le voir dans des rôles plus lyriques, et dans un répertoire plus classique : il est un Alwa très engagé, lui aussi parcourant le spectre qui va de la respectabilité à la déchéance, un peu à l’instar de Schön, son père, avec un sens de l’expression, un phrasé, un soin apporté à la parole exceptionnels, et c’est déterminant dans cette œuvre.
Bo Skovhus trouve en Schön un rôle qui convient parfaitement à sa personnalité, à son physique, mais aussi à sa voix actuelle. On connaît ses dons d’acteurs, sa créativité en la matière, la variété des expressions, le sens de la couleur, l’engagement physique. La voix accuse un peu les années, mais elle est parfaite dans un rôle où l’expression est plus importante que le volume ou la stricte beauté sonore. Il est Schön, aussi bien l’autorité et la maturité que le désespoir où il est une figure pathétique, perdue. Vraiment remarquable.
Mais parmi les rôles masculins, le plus impressionnant, le plus étonnant est Martin Winkler en Tierbändiger (Dompteur) et en Athlète. Lui qui fut l’inoubliable Alberich de Castorf à Bayreuth en 2013, affiche là les mêmes qualités. D’abord, un incroyable acteur, aux possibilités scéniques infinies, bougeant, courant, montant et descendant, remplissant la scène.
Il commence comme Tierbändiger, dans ce prologue circassien qui fait évidemment penser au prologue de I Pagliacci, comme quoi le vérisme a quelquefois des prolongements étonnants. Dans le prologue, il est indispensable que les paroles s’entendent, où elles sont dites et chantées en même temps, chaque mot doit être clair car c’est une annonce de la suite, presque prophétique, et la voix est limpide, puissante et sonore. Puis, dans le personnage de l’Athlète, outre qu’il bouge partout, il est littéralement incroyable d’expression, il colore, il varie sa voix, du grave à l’aigu, changeant de registre, faisant percevoir l’autorité, l’ironie, la menace, toujours avec justesse. Impressionnant, l’un des barytons les plus extraordinaires, une bête de scène, qui joue à la perfection la bête de ménagerie qu’est l’Athlète. Simplement fabuleux.
Natascha Petrinsky est une Geschwitz expressive et présente, dans ce personnage ingrat et possédé par Lulu qui l’utilise et la ruine. Nous l’avons dit, dans cette mise en scène, elle est une planète de la galaxie Lulu sans avoir de relief particulier donné au personnage, una inter pares en quelque sorte, son troisième acte cependant et notamment la dernière scène, lui donnent cependant un profil tout à fait bouleversant. Elle aussi, qui est totalement polyglotte a un phrasé irréprochable, une science des accents, des couleurs, particulièrement étudiée. Et son jeu est juste, jamais exagéré ni caricatural, tantôt elle-même tantôt mimétique avec Lulu (perruque blonde platinée) elle est une sacrifiée volontaire qui ne se révolte jamais. Dans la scène finale, elle cherche plusieurs fois le suicide, avec la lucidité que donne la passion, et meurt souriante, avec l’être aimée, dans un apaisement elle semble presque s’unir avec Jack-Schön, dans la relation à Lulu, très belle image et très surprenante de destins croisés et unifiés.
Et puis il y a Barbara Hannigan.
On pourrait presque faire silence et s’arrêter. Il y a entre le personnage et l’interprète une telle complicité, une telle adéquation qu’on en reste sans voix.
Barbara Hannigan a fait sa première Lulu dans cette production et celle-ci sera sa dernière, c’est à dire forte d’autres expériences et d’autres contacts avec le personnage, c’est à dire mûrie, presque plus « adulte » qu’il y 9 ans.
Adulte ? Pas tant quand on la voit dans la scène finale en petit être fragile quémandant ses clients et notamment Jack/Schön. On a dit combien la mise en scène était protéiforme, combien elle cultivait de multiples facettes. Hannigan est là, dans ces multiples facettes, toujours sur un fil de funambule, – ce n’est pas un hasard si elle se met fréquemment sur les pointes, en équilibre instable qui lui donne une incroyable allure, même si elle n’a pas un corps de danseuse, elle a la volonté de l’être comme son personnage de danseuse rêvée. Quand elle enfile ses talons, avec ses robes clinquantes, et ses coiffures multiples, elle est à chaque fois un personnage différent, explosif, éclatant. Tantôt en représentation, tantôt en version intimité, en pantalon et négligé. Mais là où elle est la plus étonnante, c’est lorsqu’elle a ses chaussons de danse et qu’elle marche avec sans être sur les pointes avec cet air un peu gauche, et une allure de petite fille, étonnant
Barbara Hannigan est l’exacte interprète kaléidoscopique qui convient à la mise en scène de Krzysztof Warlikowski. Elle est à la fois terrible et diabolique (« Teufel », dit Schön), mais en même temps la petite fille tendre et fragile, elle est la Star lointaine, elle est la croqueuse assoiffée d’hommes, ravagée de désirs. Mais surtout, elle n’est jamais traversée par un soupçon d’humanité, elle est complètement inhumaine, traversant toutes les situations sans autre considération que la satisfaction de son plaisir ou de ses exigences. Même dans la scène finale elle est petit animal fragile, plus petit animal que petite fille fragile, la mise en scène et son génie scénique réussissent à l’animaliser, lui ôter tout sentiment de pitié, elle est d’une certaine manière possédée par le Mal comme d’autres le sont par Lulu, avec une sorte d’ingénuité et d’innocence de celle qui fait les choses sans leur donner de valeur, ni de sentiment. Pardonnez-lui, elle ne sait pas ce qu’elle fait ? Elle semble installée dans l’immédiateté, dans l’hic et nunc, sans futur. Elle est un animal sans conscience du temps. Et la performance de Barbara Hannigan réside justement dans ce qu’elle transmet ce sentiment. Unique, référentielle.

La voix est incroyablement expressive avec une belle diction et des accents prodigieux, même si les aigus ont un peu perdu de leur puissance et de leur éclat (Freiheit…au deuxième acte) ils restent très contrôlés, et la performance vocale reste tout à fait extraordinaire, parce qu’elle joue ce qu’elle chante et qu’il n’y a pas de fossé entre chant et jeu, tant le texte a une importance décisive. Elle n’a pas la maîtrise de la langue d’une native qui pèserait peut-être chaque mot, mais elle a les couleurs et surtout le ton, elle passe insensiblement du chant à la parole, de la douceur à la cruauté, à la crudité à l’ironie, au sarcasme : c’est étourdissant. En bref, elle est la Lulu exclusive de cette mise en scène, pour cette mise en scène. Il y a là une correspondance bi-univoque qui est évidemment aussi, et cela se sent, une expérience humaine profonde dans le dialogue avec le metteur en scène, une incarnation unique du rôle.

Il reste à ce jour deux représentations le 16 et le 18 novembre, si vous en avez l’occasion
Il existe un DVD publié en 2014 de cette production de Lulu en 2012 chez Bel Air , si vous avez la curiosité de découvrir cet immense spectacle
Enfin, Youtube propose la Lulu de Chéreau, pour ceux qui sont encore plus curieux.
https://www.youtube.com/watch?v=L4Cjm_wa6V

"Rothbart" et cygne noir © Simon van Rompay (2021)

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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