Wolfgang Amadeus Mozart (1756–1791)
Le Nozze di Figaro (1786)
Commedia per musica in quattro atti
Livret de Lorenzo da Ponte, d’après Le Mariage de Figaro de Beaumarchais.
Créé le 1er mai 1786 au Burgtheater de Vienne

Direction musicale : Vassilis Christopoulos
Mise en scène : Alexandros Efklidis

Décors : Yannis Katranitsas
Costumes : Ioanna Tsami
Lumières : Melina Mascha

Conte Almaviva : Dimitri Platanias
Contessa Almaviva : Cellia Costea
Susanna : Aphrodite Patoulidou
Figaro : Dionysios Sourbis
Cherubino : Miranda Makrynioti
Marcellina : Marissia Papalexiou
Bartolo : Yannis Yannisis
Basilio : Christos Kechris
Don Curzio : Yannis Kalyvas
Barbarina : Marilena Striftobola
Antonio : Kostis Rassidakis

Chœur et Orchestre de l’Opéra National de Grèce
Chef des chœurs : Agathangelos Georgakatos

Capté au printemps 2021 à l’Opéra d’Athènes

L’Opéra d’Athènes poursuit sa célébration du bicentenaire de la guerre d’indépendance grecque avec une production des Nozze di Figaro signée Alexandros Efklidis, et disponible en streaming sur le site GNO TV. Le spectacle est léger, insistant sur la dimension comique de l’œuvre quitte à en effacer les ressorts dramatiques et les complexités, sans pour autant parvenir toujours à faire rire. Il est dommage que la mise en scène passe à côté des pages plus sérieuses ou touchantes du livret, car cette production possède des atouts musicaux non négligeables : un orchestre élégant, ainsi qu’un beau couple Figaro/Susanna secondé par des petits rôles tout à fait convaincants. 

Après un Andrea Chénier dont nous nous étions fait l’écho en mars dernier, l’Opéra National de Grèce poursuit sa commémoration du bicentenaire de la guerre d’indépendance grecque en proposant sur son site GNO TV une captation des Nozze di Figaro réalisée sans public au printemps 2021. Deux œuvres en prise avec la Révolution française donc, mais si celle de Giordano est bien postérieure aux événements de 1789–99 et semble impossible à transposer à une autre époque ou à un autre contexte, celle de Mozart se prête à (presque) toutes les métamorphoses. Ainsi, si la mise en scène d’Andrea Chénier proposée par l’opéra d’Athènes était éminemment classique, la production des Noces signée Alexandros Efklidis se permet des libertés qui n’étonneront plus guère le spectateur : adieu la société d’Ancien Régime et bonjour les années 1970, le tout servi par une esthétique quasi cinématographique.

Finale acte III

Efklidis n’est pas le premier à trouver dans les 70’s un cadre propice à la Folle journée – on pense notamment à la mise en scène de Michael Grandage à Glyndebourne, en 2012. Sans doute est-ce ce mélange un peu fantasmé de libération sexuelle, de rock’n’roll, de couleurs pop et d’une jeunesse en pleine effervescence qui a nourri ce choix – situer l’action dans le passé permettant de plus de ne pas se heurter à une lecture totalement contemporaine de l’œuvre, et donc à des questions sociales brûlantes. On reste sur le terrain de la comédie, transposant l’œuvre mais ne la relisant pas de manière radicale : un choix sage, mais qui n’est peut-être pas sans atouts. On croise ainsi chez les Almaviva – qui vivent naturellement dans une maison et non plus dans un château – un Chérubin aux allures d’Elvis Presley, une Marcellina tout droit sortie d’un soap opera avec son blond peroxydé et ses tailleurs flashy, et tout ce qu’il faut de robes à pois ou en vinyle, de coiffures rétro et de papiers peints à motifs. En guise de décor, le metteur en scène recourt à une pratique désormais bien connue pour cette œuvre : présenter plusieurs pièces de la maison à la fois – comme l’a fait récemment Lotte de Beer à Aix-en-Provence, et comme l’avait remarquablement fait Sven Eric Bechtolf à Salzbourg. En plus de démultiplier l’action sur scène, ce procédé incarne intelligemment l’idée qu’il n’y a pas de réelle intimité dans une maison où maîtres et serviteurs cohabitent ; que les personnages sont toujours à la merci d’une oreille indiscrète ou d’une porte qui s’ouvre au moment inopportun. Le décor conçu par Yannis Katranitsas permet donc de voir le salon, la cuisine, une salle de bain, la chambre de la Comtesse, la future chambre de Susanna et Figaro, la chambre du Comte, et enfin le bureau de ce dernier, le décor glissant de droite à gauche pour révéler certaines pièces ou en cacher d’autres. Le procédé est bien exploité par Alexandros Efklidis, qui ne surcharge pas le plateau d’actions inutiles ; il donne également un côté très cinématographique à la mise en scène, avec cet effet de travelling lorsque le décor se déplace et une impression de continuité de l’action. Mais cette construction globale n’empêche pas une attention aux détails, probablement invisibles depuis la salle mais qui prennent tout leur sens dans le cadre d’une captation vidéo : des portraits de Mozart, ou encore un exemplaire du Figaro qui viennent achever la reconstitution minutieuse d’une maison des années 70.

Le Comte (Dimitri Platanias) et la Comtesse (Cellia Costea)

Cette reconstitution permet au spectateur de se sentir loin, temporellement, de l’action. D’y prendre part sans s’y reconnaître. Peut-être est-ce pour certains metteurs en scène le gage d’un divertissement réussi ? Celui où l’on peut rire des travers des autres parce qu’ils nous semblent étrangers ? La question s’est toujours posée, au théâtre comme à l’opéra. Mais dans le cas des Noces de Figaro, la question se pose de manière assez cruciale : a‑t‑on le droit de rire de situations considérées aujourd’hui comme choquantes (et qui choquaient déjà Beaumarchais d’ailleurs) ? A‑t‑on le droit de rire d’un Comte qui, pour le dire avec un vocabulaire contemporain, harcèle les femmes du château et possède un pouvoir absolu sur des domestiques ? Et bien au-delà du droit : le spectateur a‑t‑il encore envie de rire de ces situations ? Il n’y a bien évidemment pas de réponse définitive à cette interrogation, mais elle a son importance pour un metteur en scène : faire de l’action le miroir du monde contemporain, c’est prendre le risque de ne pas faire rire, ou moins. Assumer un décalage temporel serait-il au contraire autoriser le spectateur à évacuer la question sociale ou morale, et à garder « bonne conscience » ?

Alexandros Ekflidis prend en tout cas le parti de la comédie si ce n’est de la farce, émaillant la production de gags – tentative de suicide au couteau à beurre, tarte à la crème et gifles à tour de bras. C’est divertissant, mais l’on ne va pas forcément jusqu’à en rire. C’est donc d’autant plus dommage que les ressorts dramatiques de l’œuvre soient peu exploités : le Comte Almaviva est autoritaire sans jamais être vraiment menaçant, les plaintes de la Comtesse sont toujours déjouées par de l’humour, et les scènes de sexe, assez présentes et explicites, n’ont pas les répercussions attendues : que Barbarina couche avec le Comte (on le voit dans l’ouverture) n’interroge pas le rapport hiérarchique entre les personnages, que Marcellina à peine mariée s’amuse avec le garde du corps d’Almaviva tout en chantant la cruauté des hommes n’est qu’un ressort comique de plus, et Chérubin peut se jeter sur une employée (non consentante) sans que cela trouble qui que ce soit – elle sort de scène et voilà déjà la chose oubliée. A vouloir rester dans le registre de la légèreté Alexandros Ekflidis passe à côté de la profondeur de l’œuvre et à côté des problématiques qu’elle porte. Tout le génie du livret de da Ponte réside pourtant dans ces effets de tension et de détente permanents, où la comédie ne triomphe qu’après avoir traversé des obstacles ; et les vraies grandes comédies parlent des travers, des abus, des incohérences, voire des cruautés humaines. Ici on est dans un entre-deux où ni le sérieux, ni le rire ne l’emportent chez le spectateur. On passe globalement un bon moment, mais on a connu des Noces de Figaro tellement plus fines dans l’humour comme dans la complexité des personnages…

Car ces choix de mise en scène ont naturellement des conséquences sur la musique. La Comtesse de Cellia Costea par exemple possède sans aucun doute l’intensité nécessaire au personnage : la voix est certes un peu lourde pour le rôle, mais le timbre est profond, le chant habité. Mais avec un tempo aussi vif et presque dansant, « Porgi amor » ne laisse aucune place à la plainte. Est-ce par souci de rythme théâtral que le chef se montre aussi pressé ? Face à elle, Dimitri Platanias (déjà entendu en Gérard dans l’Andrea Chénier évoqué plus haut) est un Almaviva qui a les moyens vocaux du rôle mais qui manque cruellement ici de relief dramatique. Le baryton sait pourtant incarner l’autorité, et possède un aplomb scénique indéniable : mais récitatifs et airs sont chantés de la même manière, et surtout la direction d’acteurs n’offre aucun déploiement au personnage. Quel dommage de ne pas avoir insisté sur les sinuosités et les complexités du Comte !

Figaro (Dionysios Sourbis), le Comte (Dimitri Platanias), Chérubin (Miranda Makrynioti) et Susanna (Aphrodite Patoulidou)

Le couple Susanna/Figaro, interprété par Aphrodite Patoulidou et Dionysio Sourbis, est en revanche parfait tant vocalement que scéniquement. Le jeu est naturel sans perdre le souci du détail, les récitatifs très bien menés, le tout servi par de belles voix et une technique vocale solide, ce que les nombreux ornements viennent démontrer. Miranda Makrynioti et Marilena Striftobola sont des Chérubin et Barbarina convaincants, présents, sans naïveté, mais on retiendra davantage les plus petits rôles, fort bien tenus et qui séduisent par leur côté décalé : la Marcellina de Marissia Papalexiou, le Basilio de Christos Kechris, tout à fait élégant vocalement, et le Bartolo bien chantant de Yannis Yannisis.

A la tête de l’orchestre et du chœur de l’Opéra National de Grèce, Vassilis Christopoulos fait des choix de tempo surprenants : les airs plaintifs (« Porgi amor », « L’ho perduta ») sont pris à un tempo allant, tandis que les passages les plus dynamiques (l’ouverture, « Aprite presto aprite », « Esci omai garçon mal nato » et tout le finale du II) traînent un peu. Ce n’est globalement pas une direction musclée que celle de Vassilis Christopoulos, en revanche elle est très équilibrée et souligne remarquablement les interventions des cuivres dans la partition. Sa lecture de l’œuvre est élégante, pleine de couleurs, et les musiciens livrent une belle prestation. On mentionnera également, bien évidemment, le continuo, particulièrement mis en valeur dans cette production puisque deux pianistes l’assurent avec le violoncelle : un pianoforte est dans la fosse, accompagnant la plus grande partie de la partition, et un piano est sur scène pour certains récits ou pour assurer la transition entre les actes (on pense aux variations jazzy sur « L’ho perduta » qui servent de jonction entre les actes III et IV). Le pianiste fait d’ailleurs entièrement partie de l’action puisqu’il interagit avec les personnages et ponctue à l’occasion les récitatifs au mélodica, au trombone ou au tuba. Ornant beaucoup la ligne, le continuo donne de la densité au récitatif secco, aidé par un violoncelle très présent et qui dialogue bien avec les chanteurs : c’est sans aucun doute l’une des grandes forces de ce spectacle.

Ces Nozze di Figaro possèdent donc des atouts musicaux, et si nous avons insisté sur les faiblesses de la mise en scène, qui explore peu les aspérités de l’œuvre, cette production offre malgré tout un spectacle divertissant et de belles pages vocales et orchestrales : on en regrette les faiblesses, mais on en reconnaît avec plaisir les réussites.

A retrouver pour 10 euros jusqu’au 31 décembre 2021 sur le site GNO TV.

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Claire-Marie Caussin
Après des études de lettres et histoire de l’art, Claire-Marie Caussin intègre l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales où elle étudie la musicologie et se spécialise dans les rapports entre forme musicale et philosophie des passions dans l’opéra au XVIIIème siècle. Elle rédige un mémoire intitulé Les Noces de Figaro et Don Giovanni : approches dramaturgiques de la violence où elle propose une lecture mêlant musicologie, philosophie, sociologie et dramaturgie de ces œuvres majeures du répertoire. Tout en poursuivant un cursus de chant lyrique dans un conservatoire parisien, Claire-Marie Caussin fait ses premières armes en tant que critique musical sur le site Forum Opéra dont elle sera rédactrice en chef adjointe de novembre 2019 à avril 2020, avant de rejoindre le site Wanderer.
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