Programme

Gustav Mahler (1860–1911)
Symphonie n°9 en ré majeur
Composée en 1909
Créée le au festival de Vienne par l'Orchestre philharmonique de Vienne dirigé par Bruno Walter

Symphonieorchester Vorarlberg
Direction musicale : Kirill Petrenko

 

 

 

Feldkirch, Montforthaus, Dimanche 3 octobre 2021, 17h

Reporté d’environ un an pour cause de Covid, ce concert marquait les retrouvailles de Kirill Petrenko et de son orchestre des débuts, le Symphonieorchester Vorarlberg dans sa région d’adoption, et en même temps la conclusion d’un cycle Mahler étalé sur plusieurs années puisqu’il s’agissait de l’exécution très attendue de la Symphonie n°9, le chant du cygne mahlérien, et une symphonie que Kirill Petrenko a prévu d’exécuter avec les Berlinois. Comme souvent, il rode ses programmes avec d’autres orchestres mais même avec des phalanges différentes, et de qualité diverse, on perçoit immédiatement une ligne qui une fois de plus nous porte à d’autres horizons que ceux auxquels notre oreille est habituée.

À Feldkirch, petite cité historique aux pieds de la montée vers l’Arlberg, à quelques kilomètres de Hohenems et de ses Schubertiades, du Lichtenstein et de ses banques et à peine plus loin de Bregenz et son lac, Kirill Petrenko est chez lui. Sa famille s’y est installée à peine émigrée de Russie, son père jouait dans l’orchestre du Vorarlberg. C’est au conservatoire de Feldkirch qu’il étudie avant de partir pour Vienne. C’est aussi à Feldkirch qu’il a fait ses premières armes professionnelles. Pour un être aussi sensible que Petrenko, on imagine à chaque fois l’émotion et la joie de se retrouver au milieu de visages connus, et parmi des musiciens familiers, qui ont vu les origines de la carrière que l’on connaît.

En retour, c’est aussi sans doute pour cet orchestre une immense joie de retrouver l’enfant prodige, qui malgré carrière, charges et sollicitations, revient régulièrement les rencontrer, les diriger, faire avec eux un peu de musique. Ils ne sont pas si nombreux les chefs de cette trempe, à consentir à diriger un orchestre d’un niveau qui ne correspond pas à leurs exigences du moment, même si c’est l’orchestre des débuts. Donc, à Feldkirch ce soir et sans doute à Bregenz la veille soufflait l’esprit de l’amitié, des retrouvailles, mais aussi de l’art parce que, quelles que soient les circonstances, Kirill Petrenko fait d’abord de la musique.
D’autant plus intéressantes ses performances mahlériennes à la tête de cet orchestre, dont certaines ont fait l’objet de comptes-rendus dans ce site. Ce cycle Mahler, qu’il clôt ce week-end a commencé en 2008. C’est dire la fidélité du chef à cet orchestre des origines, dans la région qui a accueilli la famille émigrée de Russie en 1990.


S’étendre sur les aspects émotionnels de ces retrouvailles serait presque désobligeant et semblerait donner plus de valeur à l’émotion qu’à l’exécution, alors que ce qui fait la valeur de cette rencontre, c’est que nous entendons un grand concert, et pas une aumône d’un grand chef qui consentirait à diriger un orchestre de moindre prestige .
Le Symphonieorchester Vorarlberg est un orchestre régional, de la deuxième plus petite région autrichienne, qui n’est pas dirigé en général par des chefs de la trempe de Petrenko. Et même si Petrenko dirige, on ne voit pas dans le public des têtes connues des fidèles mélomanes suivant les orchestres internationaux et les festivals : pour la Neuvième de Mahler, ils attendront les exécutions avec les Berliner, plus conformes à leurs habitudes, alors que je pense qu'on rencontre encore plus ici l'art du chef.
De fait, le « Wanderer » suit Kirill Petrenko depuis 15 ans, depuis le temps de la Komische Oper en 2006, et a suivi aussi dès le départ toutes les productions lyonnaises des Tchaïkovski avec Peter Stein. Et ce site même défend la musique classique dans tous ses états, et dans toutes les configurations. Pour comprendre l’art d’un chef, il faut l’entendre partout, et avec toutes sortes d’orchestres. C’est d’ailleurs souvent avec les orchestres moins prestigieux qu’on comprend mieux les options, les choix interprétatifs, les invariants d’une direction musicale. Petrenko est évidemment un chef exigeant avec les orchestres (certains vont jusqu'à prétendre qu'il les met dans une cage de fer) sans être jamais dictatorial, mais il sait aussi mesurer jusqu’où aller : il a conscience et des possibles, et de l'espace de liberté du musicien contrairement à ce qu'on croit. Mais il ne se résout jamais à la médiocrité et sait pousser les musiciens (et les chanteurs le cas échéant) à leur maximum. En ce sens cette exécution de la symphonie n°9 de Mahler était un grand moment musical, avec ses instants édéniques et des exigences intactes. Pour cette exécution, la scène du Montforthaus Feldkirch, plus exiguë que celle de Bregenz, explosait presque ses murs pour accueillir l'ensemble de la formation avec ses cordes en abondance, huits contrebasses, premiers et second violons en nombre (une vingtaine par pupitre) deux harpes, tout l'éventail des bois et cuivres, sans compter les percussions.  la Phalange affichait "grand  complet" pour le couronnement du cycle.

La neuvième de Mahler, est à la fois une œuvre inscrite dans la modernité pour les formes et dans l’autobiographie, très fortement, pour le sens. En quelque sorte au carrefour de la modernité et de la post-modernité, tant la question de l’émotion de pose au premier chef dans ce que beaucoup considèrent comme un testament. Une symphonie de l’Adieu ? Peut-être avec son premier mouvement plutôt mélancolique, ses deux mouvements centraux où dominent l’effort de distance, le sarcastique de la danse macabre, et ce dernier mouvement qui glisse insensiblement vers le silence résigné, un silence inscrit dans la partition.

Évidemment, qui dit Neuvième de Mahler pense immédiatement à Claudio Abbado et à son incroyable exécution en août 2010 avec le Lucerne Festival Orchestra dont le Blog du Wanderer rendit compte (cliquer sur le lien). À cette exécution de légende j’ajouterai deux exécutions de Daniele Gatti, avec le Royal Concertgebouw Orchestra en 2013 à Lucerne (cliquer sur le lien) et avec l’orchestre de la RAI en 2020 (voir ci-dessous, « et pour poursuivre la lecture ». bien plus éthérée et lumineuse, sans oublier la lacérante version de Klaus Tennstedt au disque, ni celle de Bruno Walter en 1938 avec les Wiener Philharmoniker, surprenante de la part de celui qui créa l’œuvre en 1912 car pas aussi lacérante et triste qu'on pourrait croire avec un dernier mouvement au tempo très rapide..
Rappeler ces exécutions, c’est pour moi montrer combien la diversité d’approche est grande, y compris chez le même chef, d’une exécution à l’autre et d’un orchestre à l’autre, mais aussi souligner que dans les vingt dernières années, c’est la lecture d’Abbado qui évidemment écrase tout sur son passage, même si celles d’autres chefs, et notamment Mariss Jansons et à mon avis Daniele Gatti, portent la lecture de Mahler ) à des hauts sommets.
Abbado avait 77 ans en 2010, Gatti avait 52 ans en 2013, 59 ans en 2020. Petrenko a 49 ans et il a déjà parcouru tout Mahler, ce qui se comprend à une époque où les chefs plus jeunes abordent tôt Mahler comme un pilier du répertoire qu’il n’était pas du tout quand Abbado commença sa carrière. Rappelons qu’il imposa à Salzbourg à la surprise générale la 2ème Symphonie de Mahler en 1965 (à 32 ans) à un Karajan qui voulait lui voir interpréter le Requiem de Cherubini. Et il a abordé la Symphonie n°9 en 1986 dans la cathédrale de Bolzano, avec le ECYO (European Comunity Youth Orchestra) à l’âge de 53 ans près un parcours progressif où depuis les années 1970 à peu près tous les deux ans il ajoutait une symphonie de Mahler à son répertoire.
Comme je le répète souvent, on ne peut comparer ce que fait un Petrenko (ou tout autre chef quadragénaire) à l’aube des 50 ans à ce que faisaient les Abbado à 75 ou 77 ans, les Jansons ou même les Rattle (né en 1955), voire les Gatti (né en 1961). On ne regarde pas le monde du haut d'une Neuvième de la même manière à 49 ans et à 77 ans.

Ainsi cette Neuvième de Mahler trace-t-elle un autre chemin. Elle n’est pas foncièrement mélancolique et évite la complaisance dans la nostalgie : elle est plus énergique, plus résistante, plus jeune. Le premier mouvement est d’emblée moins fragile, plus affirmé, la richesse de ce mouvement (andante comodo) tient notamment à ce qu'il est à lui tout seul une petite symphonie avec ses ruptures de ton et de tempo et ses forts contrastes. Petrenko passe de l’inquiétant et du mystérieux à la tendresse, en tirant de l’orchestre et des cordes notamment un son particulièrement charnu. Il ne vise pas à l’émotion, mais d’abord à une mise en drame, avec une sorte de regard éperdu et presque désordonné sur le monde, inquiétant, attendrissant (la flûte). L’orchestre (et notamment bois et cuivres) est un peu à la peine en ce mouvement pas toujours techniquement maîtrisé (le son manque quelquefois de précision, de netteté), mais on entend fortement le désir de Petrenko d’alterner les focales (utilisation du cor lointain), de déstabiliser presque l’auditeur, par cette succession de moments qui sont physiquement très forts.
Il y a des moments particulièrement poétiques, d’une respiration lyrique, notamment quand le son semble s’éteindre, vers la fin du mouvement, qui est un des moments les plus suspendus et les plus maîtrisés d’une durée d’environ 25 minutes, se rapprochant du tempo du Bruno Walter (dans l'interprétation citée plus haut) le créateur de la symphonie. Ce qui frappe, c’est le son plein, c’est l’accentuation du jeu des contrastes, c’est le refus de « se soumettre » à la mélancolie, comme une volonté de jouer de toutes les couleurs et les ambiances, y compris d’une certaine lumière dans une tension permanente, éprouvante physiquement pour le spectateur, scandée par la harpe puis des timbales. L’orchestre est totalement concentré, et la précision légendaire du geste de Petrenko l’aide, avec le regard bienveillant et le sourire qui le quittent rarement.
Petrenko va ménager de longs silences entre les mouvements, comme si chacun était un tout en soi, comme s’il fallait au public également des moments de stase et de méditation.

Le silence est en effet nécessaire pour épouser le contraste entre l’ambiance suspendue de la fin du premier mouvement et le « retour à la terre » de ce second mouvement dansant, puisant sa source dans le Ländler, les danses paysannes souvent citées dans le monde symphonique mahlérien (mais aussi schubertien…) et Petrenko est toujours très à l’aise dans la manière de faire danser les orchestres, avec un sens du mouvement et du rythme étonnant. Mais Petrenko accentue les rythmes, accentue les couleurs inquiétantes. De la tranquillité initiale, sympathique et bucolique, on passe à une danse déjà plus rugueuse et appuyée qui annonce le mouvement suivant. Il y a là une insistance et un poids singulier d’une danse qui vire au macabre, avec ses disruptions sonores, où l’on effleure l’atonalité. Déjà perce le grinçant, le burlesque, mais Petrenko n’insiste pas, n’appuie jamais : c’est le mouvement qui domine, presque kaléidoscopique, ainsi le passage d’une ambiance à l’autre se fait tantôt insensiblement, tantôt de manière paradoxalement marquée : on bascule dans une autre couleur,  dansant d’une pièce à l’autre éclairée différemment en une valse un peu angoissante, puis de nouveau les rythmes se ralentissent, avec un orchestre plus à l’aise, plus « échauffé », ces couleurs se succèdent, avec l’usage du rubato entre chaque moment, et les respirations qui laissent l’auditeur s’apaiser.
Le jeu des bois est plus assuré, plus souriant, mais à chaque fois Petrenko souligne les variations, et les interventions des instruments qui « troublent » ces moments de paix bucoliques s’enchaînent à un rythme de plus en plus serré : c’est là un des moments les plus maîtrisés de l’exécution, avec une clarté vraiment étonnante, où tout est lisible, avec un dialogue singulier/pluriel, instruments solistes/ensemble vraiment réussi et un rendu des couleurs stupéfiant. La fin souriante, presque en clin d’œil est particulièrement réussie.

Le troisième mouvement, encore après un long silence et un moment d’accord de l’orchestre, est le plus rapide et étourdissant de la symphonie, dans le style « burlesque » (appelé Rondo-Burleske, allegro assai). Dans ce mouvement, non seulement Petrenko réussit à être totalement étourdissant notamment dans les dernières mesures menées à un train infernal, mais il réussit aussi dans la fluidité de son approche à rendre non l’impression d’une succession de moments différents mais presque d’une superposition d’ambiances et de couleurs. Le début du « rondo » a une couleur plus dramatique que « burlesque », inquiétante, à la limite angoissante mais en même temps rassurante, avec certains échos d’arrière-plan  et donne l’impression d’être perdu dans des signes ou plutôt livré à des forces contradictoires. Le moment de respiration, plus aérien qui précède le tourbillon final a quelque chose de particulièrement lumineux qui annonce le ton du quatrième mouvement, le plus surprenant. Et l’orchestre a été dans ce mouvement particulièrement virtuose, suivant le chef dans la moindre des inflexions. Cette « danse macabre » finale est plutôt tourbillon de folie, et ne sonne pas mortifère, même si elle est menée à un train dantesque. Extraordinaire.

C’est le quatrième mouvement qui est le plus surprenant par le ton qui est donné. On considère ce mouvement comme une sorte d’adieu nostalgique, résigné, sinon apaisé. Il n’y a pas cette résignation dans le ton très fluide et dont le tempo est plus soutenu que chez d’autres chefs. Reprenant la lumière des quelques mesures apaisées du mouvement précédent, il donne l’impression d’une élévation qui le rapprocherait presque du dernier mouvement si bouleversant de la troisième, les choses s’enchaînent avec une sorte de « dynamique » comme une ascension vers le céleste. Il n’y a rien d’angoissé, rien de résigné, rien de triste. C’est plus l’idée de quelque chose qui respire, avec des cordes particulièrement inspirées au son plein avec une énergie de celui qui vit jusqu’au bout non dépourvu d'une certaine confiance : un Adieu peut-être, mais sans mélancolie, mais paisible et plus positif qu'attendu, un Adieu de lumière d’une indicible émotion. Ainsi le mouvement final de ce son qui s’atténue n’a rien de ces lents spasmes qui nous bouleversaient tant chez Abbado, comme « ce reste de chaleur » qui nous lacérait. Ici rien de lacérant, mais une certaine jeunesse d’approche, une certaine chaleur, comme une confiance dans l’art, dans la musique et oserais-je dire, dans l’éternité et pas si loin de Bruno Walter. Et les larmes qui viennent, car elles viennent – pourrait-il en être autrement avec cette musique ? – sont des larmes de foi dans une suite, il y a en effet quelque chose comme de la foi dans cette approche. La surprise est telle qu’il faudra évidemment réécouter et vérifier cette option, qui rend la salle presque pétrifiée dans tout ce mouvement. L’évocation de quelque chose d’un Mahler heureux ?

Kirill Petrenko a évidemment avec cette musique une affinité forte, sa Huitième si réussie nous l’avait encore confirmée en 2019, mais aussi sa récente Septième au disque. Cette Neuvième ouvre d’autres visions, d’autres perspectives. Mahler avait écrit à Mengelberg qu’il ressentait cette œuvre comme un "Adieu à tous ceux qu'il aimait et au monde ! Et à son art, sa vie, sa musique." Et Petrenko en fait une entrée sans tristesse dans l’immortalité, toute aussi bouleversante.

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
Crédits photo : © Dietmar Mathis (Photos du concert de la veille au Festspielhaus de Bregenz)

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