Giuseppe Verdi (1813–1901)
Don Carlos (1867)
Opéra en cinq actes
Livret de Joseph Mery et Camille du Locle d’après le drame homonyme (1787) de Friedrich von Schiller
Version révisée pour orchestre de chambre
Arrangements musicaux Henrik Schaefer, directeur musical du Folkoperan
Traduction suédoise de Carin Barstosch Edström

Direction musicale : Henrik Schaefer – Marie Rosenmir
Mise en scène Tobias Theorell
Scénographie et costumes Magdalena Åberg
Lumières Ellen Ruge
Masques et perruques Theresia Frisk
Dramaturge Jürgen Otten

Philippe II Johan Schinkler
Elisabeth Karolina Andersson
Don Carlos Adam Fransen
Rodrigo, marquis de Posa Carl Ackerfeldt
Grand Inquisiteur Philip Björkqvist
Princesse Eboli Matilda Paulsson
Isabella Madeleine Allsop

Combattants flamands :
Erik Adelöw, Daniel Dorenius, Oscar Jupither, Hanna Karsberg, Klara Lindegren, Océane Muranyi, Ellen Rase, Linnea Sjöström, Sara T Olofson, Ludwig Westman, Tiffany Wächtler, Julia Åkesson

Folkoperans Orkester

Folkoperan, Stockholm, dimanche 26 septembre 2021, 16h.

L’épidémie de covid19 aura décidément chamboulé les habitudes et les programmations, d’autant plus en Suède où, malgré les restrictions sans doute les plus légères de la planète, les salles de spectacle restaient parmi les seules contraintes à fermeture. Alors que l’été levait les interdictions et permettait des réouvertures à un public de 300 personnes maximum, seuls les évènements ponctuels de Drottningholm et de Confidencen (théâtres baroques vivant uniquement en période d’été) avaient pu se permettre (l’apparence) de nouvelles productions. Et l’Opéra Royal de Stockholm ayant misé l’ouverture sur la reprise de son répertoire (Rigoletto) avant une Iolanta en octobre (mise en scène de Sergey Novikov pour une co-production avec l’Helicon Opera de Moscou), en cette rentrée, il faut donc se tourner vers Folkoperan (l’Opéra Populaire) pour nous mettre quelque chose de neuf sous les yeux avec ce Don Carlos recentré sur le drame de Schiller, dont il est issu, pour proposer une nouvelle version « chambriste » du Grand Opéra.

Folkoperan est une petite maison, fondée en 1984 en récupérant le magnifique local d’un ancien cinéma du quartier sud de Stockholm, Södermalm. Le lieu est charmant comme le sont toutes les salles de concert de la ville qui ont su profiter des abandons d’activité de cinémas : stucs, colonnes, larges portes en bois sculptées, foyers étroits mais agréables, d’un luxe sobre.

Bandeaux flottants d'accueil

Pour Don Carlos, le public est accueilli avec des bandeaux flottants bifaces reprenant des extraits choisis des dialogues mélangeant amour et politique. Belle entrée en matière.
Le public est réparti sur deux étages peut profiter des 560 places frontales tout juste rénovées en 2020.

Pour rivaliser avec les grosses machines, Folkoperan est obligé d’être plus inventif que ses concurrents et de proposer des programmations alternatives avec des solutions adaptées à ses moyens. Certaines avec bonheur, comme la production de Satyagraha de Philipp Glass par la troupe circassienne de CirkusCirkör, énorme succès qui a conduit le compositeur à remettre sur le marbre un projet d’opéra abandonné qui trouve finalement son aboutissement avec la troupe, d’autres avec moins de réussite comme cette Passion selon Matthieu de Bach, recentrée sur les problèmes de la jeunesse comme le harcèlement, plutôt hors de propos, et qui virait au show tv. Pourquoi pas après tout, mais c’était maladroit et le compte musical n’y était pas.

Comment faire tenir dans Folkoperan le grand opéra à la française de Verdi, avec ballet, autodafé, chœurs du peuple, procession  ? Simplement en taillant dans le livret de Méry et du Locle et en revenant au drame de Schiller, pour se concentrer sur les enjeux entre les personnages amoureux et politiques tels que retenus par le livret français.
Comme c’est souvent le cas, l’équipe artistique a choisi la liberté : faire des coupes et un peu de réécriture, voire introduire des partitions annexes. À Folkoperan, on vient pour voir un art neuf, loin des mausolées opératiques d’ici ou d’ailleurs. Pour le meilleur ou pour le pire…

Premier point : la langue. Pas de version de Paris (en français), ni de Modène ou de Naples (en italien), ici ce sera le suédois. La traduction a été assurée par Carin Bartosch Edström, écrivain et traductrice(( pour compléter le tableau : ex épouse du chef d’orchestre Michael Bartosch, et donc ex belle-sœur du guitariste du groupe pop culte Eggstone et producteur non moins culte des Tambourine Studios)) mais aussi compositrice ayant étudié spécialement le chant.

On retrouve ici, si ce n’est l’habitude ancienne des théâtres de couper et de retailler l’actuelle sacro-sainte matière pour l’adapter aux publics, au moins la volonté de Folkoperan de rendre accessible au plus grand nombre les œuvres, toujours dans cette perspective assez protestante de traduire en langue locale. C’est particulièrement vrai avec la tradition des oratorio dans ce pays.
Henrik Schaefer, ex-altiste des Berliner Philharmoniker, ex-assistant de Claudio Abbado, directeur musical de Folkoperan et responsable de la révision de ce Don Carlos, a décidé conjointement avec le metteur en scène Tobias Theorell, directeur artistique de Folkoperan, de tailler dans le vif avec un orchestre certes réduit de moitié, caché sous la scène, au fond sous des grilles (un petit côté Bayreuth….) mais jouant sur des instruments anciens (y compris, pour l’anecdote, une clarinette et un hautbois contemporains de la création de Don Carlos). Avec comme Ouverture, un goût de Regietheater…: un emprunt au Requiem de Verdi (qui conclura aussi l’opéra, on y reviendra).

Eboli (Andrea Pellegrini), Rodrigo (Joa Helgesson) et Elisabeth (Karolina Andersson) : le ver de la jalousie est dans le fruit

Schiller écrit un drame intime. Le metteur en scène, Tobias Theorell et sa scénographe et costumière, Magdalena Åberg, ne nous feront pas quitter une pièce unique, grisâtre, angoissante. Des murs gris sales, quelques portes et fenêtres hautes qui laissent imaginer une grandeur passée, recroquevillée dans un palais qui a vécu, renfermé sur lui-même. Un rideau ferme l’accès à la lumière du jour qui ne fait que transparaître. Des persiennes délabrées obscurcissent l’autre fenêtre, des meubles usagés sont entassés dans un coin. Des coursives métalliques, comme on peut en imaginer dans des bunkers militaires souterrains lézardent l’espace : circulations pratiques, lieux d’observation. On est loin de la demeure royale d’un roi d’Espagne. C’est bien l’idée sombre de l’Escurial, palais austère voulu par Philippe II, lieu de pouvoir, lieu de mort mais actualisé.

Dans ce bocal de formol vont s’agiter les personnages, prisonniers de leurs constructions : morales, idéologiques, passionnelles. C’est une histoire qui sent le sapin, d’où l’absence du chœur des bucherons censé ouvrir le premier acte, remplacé par le Requiem a capella qui ouvre le spectacle par les personnages qui frontalement chantent la mort. Toujours la même misère en ouverture, même si la misère sociale est remplacée par la finitude de l’homme.
Revenir à Schiller, certes, mais sans oublier Verdi : nous commençons bien à Fontainebleau. C’est Don Carlos qui le dit mais des écrans-sous-titres nous le précisent : un paysage de rêve (ett drömlandskap). Sommes-nous dans un rêve, intermède heureux d’un cauchemar bien réel ?
Un monde politique dans lequel les sentiments justes (amour, liberté) sont condamnés.
Aux pétales de roses qui tombent s’oppose la robe de mariée, tombant des cintres elle aussi, qu’Élisabeth accepte de revêtir pour satisfaire les besoins de paix du peuple. Rêve et cauchemar encore.

Point de sous-titres : les personnages chantent en suédois et des écrans latéraux indiquent des résumés des chants ou de l’action, ou encore des phrases-clés décrivant les enjeux. On est un tantinet perdu dans ses repères, tant vocaux, que musicaux voire visuels. Il faut en prendre son parti.

Isabella (Madeleine Allsop) et Elisabeth (Karolina Andersson) : passage de l’enfance à l’âge adulte

Isabella est un nouveau personnage, l'autre dame de compagnie d'Elisabeth. Dans l’ambition de l’équipe artistique de re-coller à la pièce de Schiller, Isabella permet de réintégrer le personnage de la « douce Mondecar » (Schiller, acte I scène 3) : elle est la fidèle dame de compagnie, en contre point d’Eboli. Dans le travail de réassemblage Schiller/Verdi, Isabella est à la fois la marquise de Mondecar (Schiller), le page Tebaldo (soprano chez Verdi) et la comtesse d’Aremberg (personnage muet chez Verdi) qui trinque pour défaillance de surveillance de la reine.
Elle est donc le bouc émissaire qui prend pour les autres (ici, c'est Eboli qui est en charge) lorsqu'Elisabeth est laissée seule en compagnie de Don Carlos lors du tête à tête fatal (Acte II chez Verdi, Acte I scène 6 chez Schiller). Elle est punie et évincée de la cour, tuée peut-être puisqu’elle réapparaîtra sur scène sous une forme fantomatique, du moins surnaturelle, qui apparaît lors du massacre des « combattants de la liberté des Flandres". La production donne alors un corps, qui plus est bien identifié, à la « voix du ciel » qui est entendue à la fin de l’acte III.
Rodrigue, marquis de Posa, dénote un peu dans l’atmosphère étriquée aux mélanges de costumes entre vêtements modernes, broderies anciennes, costard néo contemporain. C’est un militaire aussi (rangers aux pieds) mais avec une cravate légère. Il ressemble à un  républicain armé sous Franco.
La métaphore de le liberté et du fascisme est filée jusqu’à plus soif, et trouve des échos jusque dans la rue, devant le théâtre, avec des affiches célébrant, cette année, le centenaire du suffrage universel direct pour les Suédois et Suédoises.
La liberté religieuse des Flandres est synonyme ici d’un unique combat pour la liberté, et on retrouve donc un Schiller mis à jour au plus cru.
Autre personnage mis en valeur, celui d’Eboli, traité de manière décalée par rapport au personnage de Schiller et Verdi avec  beaucoup de pointes d’humour, en accentuant son côté léger, presque dénué d’admiration pour Elisabeth. Il s’agit sans doute d'aérer le spectacle (la scène du bal masqué et de la non-reconnaissance qui génère les rires du public : l’humiliation est pourtant glaçante) et de faciliter une évacuation rapide du lieu pour permettre à Carlos et Elisabeth de se voir : quelques roucoulades feintes de Posa suffiront. La tromperie avec le roi semble également plus facile. C’est une Eboli atténuée dans ses aspects positifs mais gagnante dans une économie du spectacle plutôt rêche en humour. Elle incarne non plus une sous-Elisabeth (cf. son jeu avec le voile lors de son air) mais son alternative : à la robe blanche et facilitant peu les mouvements de la Reine s’oppose le tailleur pantalon rouge flamboyant de l’amoureuse éconduite.

Eboli (Matilda Paulsson), Elisabeth (Elisabeth Meyer), Philippe II (Fredrik Zetterström) et "les combattants de la liberté" : irruption de l’humanité dans un monde clos

Les connotations religieuses étant gommées, les cérémonies de la fin de l’acte III devant la cathédrale de Valladolid se transforment en dîner d’anniversaire de Philippe II. Là encore, c’est un écho estompé de Verdi qui prend forme, au lieu des processions et des effets Grand Opéra, une courte table jaillit du sol de la scène. C’est un débordement de couleurs, de lumières mais réduit à une table fort étroite autour de laquelle les personnages sont engoncés.
Là encore, c’est l’esprit du Nord qui s’invite dans ce Don Carlos. Les repas d’anniversaires et de fêtes scandinaves sont très ritualisés, avec toasts et… débordements afférents. On se souvient du film Festen de Thomas Winterberg.
Carlos invite à la table un groupe des Flandres, seule intervention chorale, limitée (une demi-douzaine en tout), volontairement bancale, très libre. L’autodafé sera remplacé par une exécution au pistolet, au dessert, par l’âme damnée de Philippe, costard noir néo contemporain, qui rôde depuis le début de la pièce d’un air soupçonneux autour des personnages, rappelant en cela le personnages du Duc d’Albe de Schiller (et de l’Histoire), choisi pour régler d’une main de fer les problèmes de Flandres à la place du fougueux Carlos.
Le fantastique et le divin étant évacué, la « voix du ciel » sera incarnée par Isabella, l’évincée qui fait sa réapparition, habillée dans une version féminine d’un costume de Charles Quint.
Comme pour les scènes finales et d’ouverture, on est dans une ambiance de rêve ou de cauchemar qui rappelle l’intervention du clown surnaturel (la Mort) dans En présence d’un clown de Bergman.

Eboli (Matidla Paulsson), Philippe II (Fredrik Zetterström) : post coïtum animal triste.

Après une courte pause, on retrouve Philippe après sa nuit de débauche avec Eboli en plein questionnement. Toujours anachronique, il porte une chemise de nuit à la Molière. Il est le barbon, l’homme du passé, voire du passif (pour reprendre le bon mot de Mitterrand). Le divan, meuble démodé mais aussi panoplie du psychanalyste est là pour nous rappeler que dans Don Carlos d’autres leviers plus profonds sont actionnés (relire dans ce site le compte-rendu du Tristan de Warlikowski) :  amours homosexuelles, transfert, meurtre du père…

La musique nous signale l’arrivée du grand Inquisiteur qui est en fait… l’homme de main de Philippe II ! Theorell a, sur scène, fusionné Albe et l’Inquisiteur, faisant de ce personnage une puissance agissante de plein pied dans l’histoire. Un Inquisiteur qui n’a donc pas peur de se souiller les mains dans le sang. On pense aux visages des fascismes à l’œuvre aujourd’hui en Europe : jeunes, éduqués, portant costumes seyants et non plus chemises brunes, non plus dans l’antichambre du pouvoir mais présents au plus près de l’action politique.

Le Grand Inquisiteur (Philip Björkqvist) et Philippe II (Johan Schinkler) : la gueule de bois du retour au réel

Impossible de ne pas penser au personnage du nazi Aschenbach dans La Caduta degli Dei (Les Damnés) de Visconti : toujours sinueux, manipulateur et agissant à point nommé, comme dans une partition, pour servir ses intérêts.

Au côté politique profond, retrouvant en cela (un peu) les méandres de Schiller, s’articule le côté drame bourgeois, presque boulevard, du jaloux Philippe, souligné par les librettistes de Verdi. La mise en scène exploite ces oscillations et tire les scènes du coffret dans le sens grotesque mais sans humour pour souligner que les faiblesses de Philippe entraînent sa chute en tant que plénipotentiaire sans puissance.
Seule faiblesse de l’adaptation, par ailleurs plutôt bien pensée, le revirement moral d’Eboli (air Ô don Fatal) n’est pas exploité dans la suite de l’action. Son désir d’intervention tombe à plat, on l’attend mais le personnage reste étonnamment hors scène. Le parti pris de la production étant de refuser toute intervention populaire (un peuple apathique donc ? Toute ressemblance avec notre époque….), Eboli ne peut donc pas se racheter et reste ce personnage futile, contrepoint exact de la pure et réfléchie Élisabeth.
Rodrigue  vient s’offrir en sacrifice à la place de Carlos, ligoté sur une simple chaise. L’Inquisiteur/Albe vient jouer du flingue…. Les scènes s’enchaînent comme escompté : brouille entre père et fils, mise à l’amende du père par l’Inquisiteur.

Don Carlos (Kjetil Støa) et Elisabeth (Elisabeth Meyer) : duo d’amour rêvé

Le dernier acte voit le retour fantasmé dans « le paysage de rêve », il n’est présent que dans les panneaux de sur-titrages et dans le retour des pétales. C’est effectivement un surlignage du duo amoureux Verdien débarrassé de ses implications. On est dans le rêve, le hors temps du duo d’amour. Les interventions du pouvoir biface (paternel/politique, religieux/politique) ne préparent qu’au sacrifice final de Carlos attendu depuis le début. C’est le retour au Requiem de Verdi a capella : Agnus Dei.
Exit les interventions divines, le fantastique présent au début et à la fin de l’œuvre inscrit le caractère abstrait de ce couple hors de toute vie terrestre,  sacrifié à l’autel de la politique. Le Requiem fait  d'ailleurs lien avec Don Carlos puisque le thème du chœur des courtisans après la mort de Posa, supprimé avant la création parisienne, avait été repris pour l’écriture de son Lacrimosa.

Au final, reste une impression mitigée. Le retour à Schiller est plutôt bien vu, les rôles sont travaillés avec un jeu d’acteur fin, un décor pesant et oppressant mais comme il est nécessaire de coller à Verdi pour l’opéra, on ressent une perte sèche dans la complexité des personnages voulue par Schiller et qui ne se retrouvent incarnés que sous l’angle de panneaux-scènes par Verdi et ses librettistes. Les scènes chorales donnent de l’air à un spectacle ô combien sombre : ici nous n’avons que les ténèbres, c’est le but recherché et atteint, collant au plus près de notre époque… mais tout de même.

Même impression pour le passage du français-italien au suédois, c’est une bonne idée dans l’accessibilité et l’actualisation mais on est sans cesse désarçonné par une musicalité ébranlée pour ceux qui ont les versions de Verdi en tête. Les panneaux résumés sont certes une très belle idée, retrouvant le principe de l’opéra, mais empêchent de suivre le mot à mot.

Restent les chanteurs, avec une équipe double pour les rôles importants, très engagés sur le plan scénique. Le très jeune Inquisiteur de Philip Björkqvist, basse très légère, joue sur la détermination avec une voix fort bien posée. Moins de grave, mais une précision qui impose sa marque y compris scénique. Il fait boire Philippe, maintient une présence constante, agit. Peu d’interventions mais marquantes et qui utilisent bien sa jeunesse physique et vocale.
Très légère et aérienne l’Isabella de Madeleine Allsop qui joue aussi les éthérées en incarnant la voix du ciel.
Sur le même plan que ces trois personnages, le Posa de Carl Ackerfeldt, baryton léger au corps fluet. Il incarne vocalement l’esprit de liberté mais aussi l’absence de prise que pourraient avoir sur lui les événements et les personnes. Ce sont ainsi les retrouvailles avec Schiller qui priment ici , d’où un choix de chanteurs moins lourds, moins graves. On perd en profondeur verdienne mais on retrouve les caractéristiques très libres du Posa de la pièce. on perd en poids ce qu'on gagne en souplesse.

Au contraire, Karolina Andersson (Elisabeth) et Adam Fransen (Don Carlos) répondent pleinement à nos attentes verdiennes. Projection, amplitude, agilité, le duo fonctionne à ravir. Ainsi,  ils se démarquent dans des volumes importants, occupant pleinement la salle. C’est sans doute la volonté de l’équipe d’emplir la salle du rêve (des rêves ?) des deux amants. Élément perturbateur, Eboli/Matilda Paulsson œuvre sur le même plan vocal que les amants : agilité vocale assumée, volumes. Elle s’impose dans une sempiternelle opposition malgré un problème d’émission dans son medium ce soir-là.

Le rôle le plus marquant est celui de Philippe II, ici Johan Schinkler, belle basse sombre au registre large qui sait incarner toutes les nuances de ce roi voulu par la production : autoritaire, dépossédé, un peu bouffon, aussi, mais touchant dans son abandon. Voix et corps au diapason. Il est un Philippe finalement très humain, pris dans des méandres politiques qu’il ne contrôle plus. Au Philippe de Schinkler, les abymes, hantées, de la fatigue, de l’amour et du pouvoir, à l’Inquisiteur de Björkqvist, les bas(s)es solides de la jeunesse. Philippe II/ Schinkler est le centre de toute la pièce et le personnage le plus touchant de la production. Les autres étant des rêveurs et autres matérialistes, il est le cœur vivant et le centre palpitant du spectacle. Très belle incarnation.

Entendre les instruments s’accorder sous la fosse recouverte (en fond de scène) laissait espérer un beau moment musical. Là encore le parti pris de retrouver le Verdi romantique des ensembles moins imposants en dehors des grosses machines dans lesquelles on l’entend aujourd’hui (Aida), et de le replacer dans la ligne de Schiller est une bonne idée.

De fait, l’effectif de l’orchestre ressemble à un orchestre classique plus que romantique. D’où une couleur plus sombre, boisée dans laquelle les vents prennent plus de place. On est sur des tonalités chambristes voulues par le directeur musical, Henrik Schaefer, que la cheffe Marie Rosenmir, met en relief avec des scènes volontairement très légères (les duos d’amour, l’air d’Eboli…), avec une belle clarté et des pupitres très identifiés, d’autres plus ronds, sombres et serpentants (Actes IV et V, solo Philippe et duo Inquisiteur notamment) avec des volumes plus importants qui emplissent l’espace (c’est le dévoilement des manigances qui se déploient) et font jeu, cette fois à part égale, avec le plateau.

Car l’équilibre plateau-orchestre était, ce soir-là du moins, difficile. Les chanteurs occupaient l’espace sonore comme dans une grande salle, là où ils auraient dû être plus économes et attentifs à l’intériorité. Comme on cherchait le texte et la musicalité, on cherche aussi l’orchestre. Il ressort en revanche dans les moments d’intimité (acte IV, superbe de nuances et de richesses de détails) lorsque les chanteurs font preuve de plus de retenue. Ainsi on tend toujours l’oreille et on aimerait entendre davantage le travail d’arrangement de Schaefer et de la cheffe Marie Rosenmir. C’était l’occasion de jouer peut-être plus finement, d’économiser les voix des chanteurs, toujours dans l’esprit de la production, reste qu’il est difficile de gérer l’équilibre plateau-fosse recouverte, qui plus est en fond de scène avec, on l’imagine, les problèmes de direction des chanteurs à distance.
Voilà qui laisse  une impression un peu mitigée malgré d’évidents atouts et des bons choix de mise en scène mais c’était une mise en route après une longue interruption. À revoir et, surtout, à réentendre.

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Guillaume Delcourt
Il collabore, en amateur revendiqué, depuis les années 2000 à divers médias, de la radio associative à la programmation et l’organisation de concerts, festivals et happenings (Rouen, Paris, Stockholm) dans les champs très variés de la musique dite alternative : de la pop à la musique électro-acoustique en passant par la noise et la musique improvisée. Fanziniste et dessinateur de concerts, ses illustrations ont été publiées dans les revues Minimum Rock n’ Roll et la collection Equilibre Fragile (revue et ouvrages) pour laquelle il tient régulièrement une chronique sur la Suède. Il contribue, depuis son installation sous le cercle polaire, en 2009, à POPnews.com, l’un des plus anciens sites français consacrés à la musique indépendante. Ces seules passions durables sont À La Recherche du Temps Perdu de Marcel Proust, les épinards au miso et la musique de Morton Feldman. Sans oublier celle de Richard Wagner, natürlich.

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