Leonardo Marino (né en 1992)
"Huit minutes (nous y étions presque)" (2021)
sur un livret de Pablo Jakob Montefusco

Mise en scène, François Renou
Design d’interaction et vidéo, Yann Longchamp
Scénographie, Claire van Lubeek
Costumes, Clémentine Küng
Lumières, Benjamin Defern

Patricia, Lara Khattabi
Irène, Estelle Bridet
Veronika, Borbála Szuromi
Emma, Marie Hamard
Gabriel, Anthony Rivera
Hugo, Raphaël Hardmeyer
Divinités du Renouveau, Élie Autin, Solène Schnüriger

Orchestre de la HEM (Haute école de musique – Genève)
Direction musicale,  Clement Power

Association OperaLab.ch :

Le Grand Théâtre de Genève (GTG), la Comédie de Genève, la Haute École d’art et de design (HEAD), la Haute école de musique de Genève (HEM), la Manufacture – Haute école des arts de la scène, l’Institut littéraire suisse de la Haute école des arts de Berne et le Flux Laboratory

En partenariat avec La Bâtie, L’Abri

3 septembre 2021 au Cube de la HEAD à 19h

La saison 2021–2022 du Grand Théâtre de Genève s'ouvre avec "Huit minutes (nous y étions presque)," une production de théâtre musical signée du projet innovant et interdisciplinaire OperaLab.ch. Cette association de neuf institutions culturelles de Suisse Romande réunit 14 artistes de plusieurs Hautes Écoles d’art dans un lieu de résidence, la HEAD (Haute École d'Art et de Design de Genève). Dialoguent ensemble des acteurs, chanteurs, musiciens, chorégraphes et vidéo plasticiens autour d'un livret en forme de parabole poétique signé Pablo Jakob Montefusco, sur une musique du compositeur italien Leonardo Marino.

Lara Khattabi (Patricia), Estelle Bridet (Irène), Borbála Szuromi (Véronika), Marie Hamard (Emma), Anthony Rivera (Gabriel), Raphaël Hardmeyer (Hugo) © Carole Parodi

Hugo :
Le soleil entre dans sa nuit
Emma :
Une nouvelle chance, un nouveau départ
Hugo :
Un dernier rayon, une dernière lumière
Irène :
Pourquoi huit minutes ?
Patricia :
C'est le temps qu'il faut à la lumière pour parcourir la distance entre le soleil et la terre.

Voilà résumée l'intrigue autour de laquelle s'articule cet insolite opéra créé par le collectif OperaLab.ch à Genève. Ce projet a été lancé à l'initiative d'Aviel Cahn, actuel directeur du Grand Théâtre de Genève et de Jean-Pierre Greff, directeur de la HEAD (Haute École d'Art et de Design de Genève). Ni le terme d'opéra, ni celui de théâtre musical ne sauraient convenir à un projet qui se veut avant tout comme le résultat d'un travail collectif entre des institutions comme le Grand Théâtre de Genève (GTG), la Comédie de Genève, la Haute École d’art et de design (HEAD), la Haute école de musique de Genève (HEM), la Manufacture – Haute école des arts de la scène, l’Institut littéraire suisse de la Haute école des arts de Berne, le Flux Laboratory – en partenariat avec l’Abri et La Bâtie-Festival Genève.

Au final, ce sont pas moins de quatorze jeunes artistes qui sont réunis sur scène avec la lourde charge d'incarner ce que pourrait être l'opéra de demain. En résidence au sein de la HEAD, ces jeunes issus d'horizons différents ont conçu le projet "Huit minutes (nous y étions presque)" au fil d'une période largement impactée par la crise sanitaire. Construit autour du fil rouge en forme d'écriture à quatre mains entre un compositeur (Leonardo Marino) et un librettiste (Pablo Jakob Montefusco), le projet a bénéficié d'une collaboration avec Yann Longchamp pour la partie vidéo et "design d'interraction", Benjamin Deferne pour les lumières et Clémentine Küng pour la conception des costumes, le tout placé sous la houlette de Claire van Lubeek pour la scénographie.

On sent immédiatement dans cette production toute l'énergie et l'émulation qui a permis faire tenir debout un projet réunissant autant de disciplines différentes dans un seul espace-temps. Aventure musicale, littéraire, audio-visuelle, chorégraphique et scénographique, ces "Huit minutes" racontent le laps de temps qui sépare la mort du soleil de sa perception réelle. Ce continuum d'émotions très sombres mêle une forme d'angoisse et de désespoir à un revers souriant et optimiste. Cette fin tournerait donc le dos à la citation désespérée de la Phèdre de Racine, en substituant à la fin un recommencement :
"Soleil, je te viens voir pour la dernière fois" (I, 3)

Le public est invité à prendre place au terme d'un circuit qui l'oblige à circuler dans un labyrinthe fait de plots et de bandes déroulantes, tel qu'il en existe dans les lieux publics ou les centres commerciaux. Les quatre acteurs-chanteurs sont déjà sur scène, allongés dans des fauteuils et comme indifférents à cette agitation. Derrière un large rideau de tulle, Clément Power donne le top départ à l'orchestre tandis que commence la narration, sur fond de projections sonores et de voix amplifiées. Chaque chanteur est équipé d'un micro qui capte de très près des phrases qui semblent couler sur un ton alternant entre le désespoir désabusé et la fascination onirique.

Ce coryphée se déplace comme un oracle qui hanterait un lieu pour exorciser les démons qui s'y logent. Ce sont ce que le livret appelle des "officiants", dont les voix émergent d'un tapis de chuchotements, égrenant ces huit minutes, quatre-cent quatre-vingts secondes qui nous séparent de la fin du monde. Séparée en une progression d'épisodes (Jour, crépuscule, nuit, aube), ce long rituel dramaturgique déroule ses plis incantatoires pour célébrer la possibilité d'un autre monde. On croise en chemin les présences symétriques des deux sœurs Patricia et Irène, auxquelles répondent un couple de danseurs intitulés "les Divinités du Renouveau".

" Quand avons-nous commencé à être seuls ? Serons-nous un jour libérés de l’angoisse ? Sommes-nous contre le renouveau ? Avons-nous cessé de croire à la possibilité d’un autre monde ?" Ces questions obsédantes que Patricia adresse à sa sœur Irène, tournent dans le vide sans autre réponse que l'écho qu'elles renvoient. Les lignes chorégraphiées des Divinités se lisent comme une nouvelle et muette énigme qu'il faut interpréter en espérant que la disparition du soleil précède sa réapparition.

L'obscurité dans laquelle s'engloutit le monde et les hommes renvoient explicitement à la référence beckettienne du "Dépeupleur", texte en prose écrit en français, ébauché en 1966 et terminé en 1970. "Assez vaste pour chercher en vain. Assez restreint pour que toute fuite soit vaine", Samuel Beckett imagine un espace sous la forme d'un "thème" musical, auquel les interprètes peuvent apporter toutes sortes de variations personnelles. "Huit minutes" joue sur une multiplicité des niveaux de lecture qui accompagnent cette fin du monde et de l'Humanité. C'est paradoxalement dans ce surcroît d'humanité et de poésie que se trouve l'issue vers ce nouveau monde.

La réalisation met au jour un réseau étroit de forces et de faiblesses, avec comme impression que la coexistence de toutes ces formes d'expression finissent par se superposer et s'annuler dans un jeu inévitable de quête de territoire. Le livret de Pablo Jakob Montefusco n'a pas la force ni la motricité suffisantes pour "tenir" les quasi deux heures de temps que la musique lui impose. Par un astucieux système de boucles de mots et de phrases, le temps s'étire vers un ailleurs qui peine à devenir espace dramaturgique. On pourrait citer particulièrement les transitions téléphonées entre voix chantées et voix parlées où l'incantatoire rejoint le lapidaire et le conceptuel naïf :

Le monde
Je crois
Je suis le monde
Moi aussi j'y crois
J'aime le monde

La partition du compositeur italien Leonardo Marino offre au quatuor vocal un écrin souvent ample et réverbéré, avec des climax qui font crisser la matière organique de l'orchestre de chambre dans les moments de tension expressive. Cet élève de Michael Jarrell développe une musique dont les contours plastiques s'ajustent de belle manière à la fluidité des images vidéos de Yann Longchamp. Ce travail d'images-sons est la partie la plus remarquable de ces "Huit minutes" – suite de zooms dans le matériau polymorphe avec jeux de fractales et de surfaces – éléments fascinants et parfaite réussite d'une soirée inégale et composite…

 

Estelle Bridet (Irène), Borbála Szuromi (Véronika), Marie Hamard (Emma), Anthony Rivera (Gabriel), Raphaël Hardmeyer (Hugo) © Carole Parodi
Avatar photo
David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

Autres articles

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici