Richard Strauss (1864–1949)
Elektra (1909)
Tragédie en un acte op. 58 (1909)
Livret de Hugo von Hofmannsthal d'après Electre de  Sophocle

Direction musicale : Franz Welser-Möst

Mise en scène :  Krzysztof Warlikowski
Décors et costumes : Małgorzata Szczęśniak
Lumières : Felice Ross
Vidéo : Kamil Polak
Chorégraphie : Claude Bardouil
Dramaturgie : Christian Longchamp

Klytämnestra : Tanja Ariane Baumgartner
Elektra : Ausrine Stundyte
Chrysothemis : Vida Miknevičiūtė 11/08), Asmik Grigorian (28/08)
Ägisth : Michael Laurenz
Orest : Christopher Maltman
Der Pfleger des Orest : Peter Kellner 
Die Schleppträgerin : Verity Wingate :
Die Vertraute : Evgenia Asanova
Ein junger Diener : Matthäus Schmidlechner
Ein alter Diener : Jens Larsen
Die Aufseherin : Sinéad Campbell-Wallace
Mägde : Monika Bohinek, Noa Beinart, Deniz Uzun, Regine Hangler, Vera-Lotte Böcker (11/08), Christina Gansch (28/08)

Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor
Huw Rhys James Chef des chœurs

Wiener Philharmoniker 

Salzburg, Felsenreitschule, 11 août 2021, 20h30 et 28 août 2021 18h30

La reprise d’un grand spectacle confirme souvent les impressions premières, voire les démultiplie parce que l’équipe est rodée, plus assurée, et que le spectacle a gagné en maturité. C’est le cas de cette production d’Elektra signée Krzysztof Warlikowski, née en 2020 qui est apparue encore plus forte que lors de la première édition. Les changements de distribution intervenus n’ont pas affecté l’ensemble, bien au contraire, et c’est un immense triomphe qui accueille l’accord final
Nous avions très longuement analysé la production l’an dernier, nous n’entendons pas y revenir et renvoyons le lecteur à sa consultation (voir ci-dessous – «  pour poursuivre la lecture ») mais nous allons essayer de souligner l’apport des nouveaux venus, tout en parcourant ce qui rend ce travail tout à fait singulier fait d'amour de la tragédie grecque et de modernité.

 

 

Ausrine Stundyté (Elektra) dans son espace et au dessus réminiscence : Iphigénie et Agamemnon

Quand on revoit un spectacle de la qualité de cette Elektra, après un an, les souvenirs se remettent immédiatement en place, on prévient les mouvements, des éléments enfouis remontent à la surface, on repère (ou on croit repérer) les nouveautés, on guette aussi les changements de distribution pour voir si les nouveaux venus donnent à l’ensemble une couleur autre, et on s’attache aussi à des détails qui interrogent et qu’on n’avait pas notés avec acuité l’année précédente.

Le lieu, côté jardin, vieux serviteur, servantes, poupées : le choeur muet

Un lieu pour la tragédie

La Felsenreitschule est ce qu’on appelle un « Lieu fort » que les metteurs en scène ne savent pas toujours investir (voir Jan Lauwers qui a raté son coup pour Intolleranza1960 cette année) et que depuis Castellucci et sa Salomé on a commencé à adapter : le mur de galeries habituel, qui permet tant de circulations et d’effets d’éclairage, a été pour Salomé transformé en mur aveugle puisque les galeries ont été bouchées.
Warlikowski a repris l’idée, comme si ce mur devenait l’image de l’impossibilité tragique, ce contre quoi les personnages se fracassent . Ce mur frappe dès l'entrée en salle par cet éclairage doré intense qui met un peu mal à l'aise. Cet environnement détermine un profil de mise en scène, et Christian Longchamp le souligne au début de son article dans le programme de salle.
Tout commence aux tragiques grecs, et dans cette production, Clytemnestre ouvre le spectacle par le texte d’Eschyle. Tout commence donc par du théâtre :  cette présence du tragique, renforcée par la silhouette de Tanja Ariane Baumgartner, devenue en quelque sorte la clef de voûte du spectacle, l’élément central de cette famille maudite qu’une présence obsédante du passé irrigue et empoisonne., Pourtant, elle paraît si menue au pied de ce mur immense. Menue, écrasée, mais le son renforcé lorsqu’elle dit son texte venu du fond des âges sonne comme démultiplié par la présence du mur. Tout est jeu de proportions, l’imaginaire du spectateur fait le reste.
Au pied de ce mur, les silhouettes, les personnages, les hommes enfin semblent de toutes petites choses qui bougent et remuent dans un espace qui les dépasse et les écrase. Ils semblent (presque) des insectes qui se débattent : est-ce un hasard si le premier son qu’on entend est un chant de cigales, associé à la chaleur, mais aussi à la paix, et la dernière image qu’on voit sont des mouches. On ouvre avec des insectes, on ferme avec les insectes, et entre les deux, des hommes écrasés qui remuent comme dans un immense bocal, presque comme si les Dieux les y avaient mis pour voir comment ils s’en sortaient. L’entomologie humaine en quelque sorte. C’est un peu ça la Tragédie : les Dieux s’amusent avec les petites bêtes humaines enfermées dans des bocaux.
Mais nous n’avons pas affaire à une tragédie grecque, même si Warlikowski installe immédiatement le rapport de filiation. Elektra est une œuvre qui lui va, d’une part parce qu’elle est tragédie et qu’elle s’appuie sur le monde de la tragédie grecque qu’il connaît si bien et qu'elle est évocatoire des ombres pesantes, plus vivantes parce qu’elles sont mortes, comme la présence obsédante d’Agamemnon. Warlikowski aime à travailler sur ces vapeurs d’un passé fétide qui remonte, sur les efforts des uns et des autres pour s’en débarrasser et la tragédie grecque est là comme une présence sombre, pesante, physique transmise par le lieu même de la représentation, par les rapports de proportion entre les gens et le lieu, par les rapports de matière aussi.

Les enfants terribles : Ausrine Stundyté (Elektra) Vida Miknevičiūtė (Chrysothemis) 

Une tragédie moderne

Mais Hofmannsthal n’a pas écrit de tragédie grecque, il a écrit une tragédie moderne, qui paraît en 1903, au moment où Freud a travaillé sur l’hystérie et met un point la méthode psychanalytique, et en ce sens, Elektra est aussi une tragédie viennoise, il écrit d’ailleurs peu après Elektra, en 1906, Ödipus und die Sphinx, à qui la psychanalyse ouvre aussi des abimes.
Ces tragédie modernes appuyées sur des tragédies antiques ou sur les mythes vont fleurir jusqu’au seuil de la deuxième guerre mondiale à  faveur des recherches psychanalytiques et du travail sur les mythes dans leur rapport à nos comportements et nos histoires.
Ce qui intéresse Warlikowski, qui aime autant Vienne que la tragédie grecque, c’est ce tissu de rapports entre tragédie antique et modernité, que ce décor étrange et impressionnant alimente et que la musique accompagne :

  • Il y a la pierre, le mur, le monumental ce qui illustre l’idée même de tragédie grecque, écrasante, étouffante. C’est le rapport institué par l’architecture des théâtres grecs, pierre, ciel, nature immense et petits êtres au loin qui se débattent. Le mur c’est Sophocle. Le mur, c'est le texte d’Eschyle dit par Tanja Ariane Baumgartner (c’est la fin d’Agamemnon, qui raconte de meurtre, où Clytemnestre dans un dialogue avec le chœur déclare qu’elle a fait ce qu’elle devait, que désormais elle se livre aux Dieux, mais dans une situation qu'elle vit comme apaisée… )
  • Il y a ce décor métallique, glacé, humide, aqueux même, qui pose la modernité, l’autre versant du texte : le décor, c’est Hofmannsthal.
  • Et puis il y a la musique luxuriante, paroxystique, très colorée, comme ces tableaux à la Klimt ou l’architecture Secession, une musique débordante qui tranche avec l’idée droite, rigoureuse que nous français entretenons avec la tragédie depuis les classiques, une musique de profusion et d’excès, à la complexité extrême (Karajan lui-même ne l’a dirigée qu’une fois), qui va à l’encontre de la grandeur simple du théâtre grec. D’où cette opposition initiale entre un texte DIT, dans un cadre de pierre, d’une femme décoiffée simplement vêtue de noir, l'héroïne antique, qui va devenir une autre, plus sophistiquée vêtue de rouge, avec colliers (et gris gris aussi selon lce que le texte dit), dès qu’on va entrer en musique, l'héroïne viennoise…

Elektra est d’abord « Tragédie », à l’instar de Rosenkavalier, qui est « Comédie », c’est le texte qui préexiste à l’opéra, un texte littéraire créé à Berlin en 2003, par ailleurs fort peu réadapté pour la mise en musique. Et ce qui fait l’œuvre, c’est le couple Hofmannsthal/Strauss, ici indissoluble, mais aussi et surtout l'adaptation de Sophocle par Hofmannsthal, qui s'attache plus aux destins individuels, et aux âmes, qu'au contexte tragique et notamment la relation au destin et au divin.

Tragédie des âmes : Ausrine Stundyté (Elektra) Tanja Ariane Baumgartner (Klytämnestra)

Ce que nous disent tous ces signes initiaux, c’est que nous ne trouvons pas dans une tragédie „ordinaire“ (au sens d’habituel, de traditionnel) mais une tragédie qui en soi est déjà relecture, et Warlikowski ne travaille pas sur Sophocle, mais sur une relecture « fin de siècle » de l’Electre de Sophocle et sur une musique postromantique, aux méandres Secession : c’est tout autre chose. Nous parlions de luxuriance, et certains metteurs en scène, font même des Elektra orientalistes… Dans la vieille mise en scène d’Everding que nous vîmes à l’opéra de Paris et resta au répertoire à Hambourg pendant presque un demi-siècle, cette intuition existait déjà, où Klytemnästra était vêtue d’un habit vaguement orientalisant, une sœur d’Herodias en quelque sorte, car inévitablement le spectateur fait le lien entre Salomé et Elektra, les deux opéras en un acte de Strauss, d’essence différentes, l’une depuis le récit biblique (Mathieu, 14) qui n’est qu’un épisode secondaire passé par le prisme de la littérature (Flaubert, Wilde, et par une tradition picturale encore bien plus ancienne), et l’autre qui semble descendue tout droit des mythes et du théâtre grecs.
Et toutes deux, à part le compositeur, ont en commun une ambiance viennoise, même si ni l’une ni l’autre n’ont été créées à Vienne. Elektra cependant entre au répertoire de Vienne deux mois après la première de Dresde. Il faut attendre en revanche 1918 pour Salomé, soit 13 ans après la création, ce qui est d’ailleurs un signe du traitement assez différencié des deux œuvres. Visiblement Oscar Wilde pose plus de problèmes que Hofmannsthal et Sophocle.

Tout se bouscule donc quand on voit Elektra, un opéra aujourd’hui très souvent représenté et qui a accompagné celui qui écrit depuis 1974. Nous l’avons déjà signalé, les très grandes mises en scène de l’œuvre ne se bousculent pas et à Salzbourg même, ni Lehnhoff avec Gatti assez récemment, et plus en arrière dans le temps ni Keita Asari avec Maazel, ni Lev Dodine avec Abbado (à Pâques), ne laissèrent de grandes traces théâtrales.
Cette production de Warlikowski peut être sans aucun doute classée dans les très grands spectacles du festival et l’une des productions phare d’Elektra aujourd’hui .

Pourquoi ?
D’abord parce qu’elle pose directement, à vue, la question du rapport de la tragédie grecque au texte d’Hofmannsthal, dans ses ressemblances et ses inspirations et dans ses différences. Warlikowski s’intéresse à ces petites bêtes humaines que nous évoquions plus haut ; à leurs rapports entre eux, à leurs haines ruminées, à leurs amours inavoués, et il s’intéresse à leur intimité, oui, dans ce lieu immense et écrasant, il fait exploser des intimités. Il gère des individus, des psychologies, des êtres enfin qui se cachent derrière les mythes, et ça, c’est aussi l’apport d’Hofmannsthal, qui pose trois femmes, chacune au profil singulier, reliées entre elles par un rapport familial, mais surtout par le crime initial, dont chacune à leur place elles subissent la mémoire et le poids.

 

Tanja Ariane Baumgartner (Klytemnästra) ouvre le spectacle par Eschyle

D’ailleurs, le monologue parlé initial est théâtre, et Warlikowski ouvre son spectacle par du théâtre, vécu non en direct, mais à travers le prisme de l’imagination d’Elektra : dans cette scène initiale, il y a Clytemnestre centrale, derrière son micro, comme en un récital, et sur le côté, renforcée par la vidéo, il y a Elektra assise qui se remémore ou s’imagine sa mère respirant et triomphant après le meurtre d’Agamemnon. Cette Elektra n’en doutons pas alimente  sa haine par ce souvenir au quotidien. Entre Clytemnestre qui parle et Elektra qui imagine, il y a une vingtaine d’années de mémoire, de haines, de cauchemars qui se sont construites et qui vont exploser sous nos yeux. La parole et l’imaginaire ne suffisent plus, il faut qu’éclate la musique, ici vécu comme résolutive.

Vida Miknevičiūtė (Chrysothemis) Ausrine Stundyté (Elektra)

Chrysothémis est le pendant d’Elektra comme Ismène est celui d’Antigone et plus qu’Elektra peut-être, elle intéresse Warlikowski. En effet, la lecture habituelle de l’œuvre nous montre à l’instar de Sophocle une Chrysothemis qui étouffe dans ce palais (elle est dedans, et Elektra dehors) et rêve de normalité, avoir un mari, des enfants, une vie ordinaire. Manque de chance elle est tombée chez les Atrides, et ce n’est pas exactement le genre de la famille.
Alors Warlikowski ne se contente pas de cette lecture qui range Chrysothemis au magasin des accessoires non tragiques qui ne meurent pas ; elle reste seule en appelant Oreste au secours qui a déjà disparu.
Ce qui va intéresser Warlikowski, c’est le parcours de Chrysothemis vers la tragédie, c’est l’entrée du personnage dans les « forts » (c’est Elektra qui la qualifie ainsi d’ailleurs) alors qu’Elektra ne fait guère tout au long de l’œuvre que la « mouche du coche », elle pousse les autres, mais elle ne fait rien. La danse dans la scène finale est une danse sur un volcan qui a explosé sans elle : elle est restée tout le temps dehors, avec son monde, et sans jamais aller jusqu’à l’action. Warlikowski imagine une Chrysothemis qui décide de participer, qui décide d’y aller. Il nous la représente fugacement couteau à la main, terminant le boulot avec Egisthe pendant que déjà Oreste est incapable de plus bouger, pétrifié par le matricide. Elle va ensuite contenir Elektra en transes, couteau encore à la main, visage ensanglanté, et elle restera seule dans ce champ de ruines, au milieu de ces corps, seule survivante, et seule à supporter le forfait puisqu’Oreste a fui, poursuivi par ses remords et par les « mouches ». En faisant agir Chrysothemis, Warlikowski isole encore plus Elektra, il la renvoie à ses rêves, à ses chimères, à son monde sans fenêtres, errant entre douches et piscine.
L'unique espace scénique est délimité par une banquette et une paroi métallique qui font le tour de la scène, épousant le mur, mais déterminant trois espaces de jeu :

  • À jardin, l’espace vide des servantes, du vieux serviteur, de tous ces personnages muets qui observent comme un chœur silencieux, et qui attendent. c'est l'espace le plus en retrait de la salle.

 

  • Au centre, un parallélépipède métallique, que j’appelais l’an dernier Kaaba, tant cet espace, qui est l’espace familial dont Elektra est/s’est exclue, est un lieu clos de pantomimes funèbres, comme un lieu de mémoire et de repentance, où l’on ne cesse d’attendre : meublé comme une salle d’attente, canapé, fauteuils, ou une sorte de chapelle ardente avec un catafalque où un corps momifié est sans cesse, veillé par une vieille femme, prêtresse, officiante, ombre, un peu comme l'était Renate Jett dans Iphigénie en Tauride. Ce sera le lieu du meurtre, mais il est clair que c’est déjà un tombeau.
  • À cour, l’espace théâtral où tout se passe, qui est espace d’Elektra, comme les espaces qu’on réserve aux animaux familiers : c’est étrangement, le seul véritable espace de vie, dont on voit qu’il sert et qu’il a servi. C’est l’espace de passage, l’espace de jeu des enfants, l’espace de bavardage des servantes, l’espace des ratiocinations d’Elektra : les servantes au début de l’opéra fuient lorsqu’elle s’approche trop comme on fuirait un animal dont on a peur. Et Warlikowski, au contraire des autres mises en scène de l’œuvre, montre Elektra dès le tout début. Cet espace est fait d’une banquette avec au milieu une piscine, – un lieu privilégié dans les mises en scènes de Warlikowski (Le Roi Roger, Affaire Makropoulos, Salomé), mais cette fois-ci le bassin est rempli d’eau, on s’y trempe les pieds (les servantes) ; on s’y baigne (les enfants), mais il semble aussi qu’on s’y purifie, parce que c’est sans doute là qu’Agamemnon revenu de Troie et désirant sans doute s’ébrouer pour se reposer du voyage, a été assassiné. L’idée de « bains » avec les douches, avec les serviettes de bains pliées qui attendent les corps humides est très fortement soulignée, et c’est une idée à entrées multiples : lien avec Agamemnon le plus évident, mais aussi lien avec ces victimes que Clytemnestre sacrifie (c’est sans doute le sens de cette jeune fille nettoyée et douchée, comme purifiée avant le sacrifice), il y a là des moments rituels : le fantôme d’Agamemnon qui traverse le bassin, Oreste qui y entre, Chrysothemis aussi, sans se déchausser
    D’un autre côté, il y a des moments plus profanes, car c’est un lieu dont on essaie d’oublier le passé, le forfait initial, un lieu désacralisé par les servantes et les enfants qui s’y baignent, ces enfants qui semblent renvoyer au monde innocent de l'enfance, qui ne porte en elle aucune culpabilité. Un lieu carrefour, porteur de sens, et aussi porteur en lui-même d’une sorte d’intimité : les servantes qui s’y trempent les pieds, les douches, les serviettes, lieu des corps sans affectation, lieu qui incite à être soi-même, autour duquel et dans lequel on ne peut pas être autrement que soi. C’est un lieu que chacun investi selon son histoire, présente ou passé, une sorte de lieu transactionnel, lieu de vie étrange et fascinante : c’est le lieu d’Elektra, le lieu d’Agamemnon, le lieu de tout ce qui n’est pas Clytemnestre, enfermée dans son tombeau métallique.
    Et ceux qui veulent parler avec Elektra sont contraints d’y venir, Chrysothemis et surtout Clytemnestre. il doivent entrer dans la cage aux fauves.

Ausrine Stundyté (Elektra) Tanja Ariane Baumgartner (Klytämnestra)


Les détails qui font sens

On s’attache en revoyant la mise en scène à des détails qui font sens : Warlikowski est par exemple très attentif à ce que les personnages selon le moment, selon le caractère, soient chaussés ou non. Assez vite, Elektra se déchausse et enlève ses chaussures à talons, qui en font avec sa robe à crosse fleurs, son boléro et son sac en bandoulière une drôle de jeune fille, presque d’un autre âge, pas comme les autres en tout cas. Et être pieds nus, c'est être de plain-pied avec l'espace, le monde, les Dieux.
Chrysothémis n’enlève jamais ses talons, y compris pour entrer dans le bassin, elle reste d’ailleurs impeccable dans son tailleur mode, comme pour aller en discothèque, sur lequel se reflètent les éclairages changeants, elle prend ainsi la lumière. Mais ce qui frappe encore plus c’est sa coiffure, longs cheveux et un tout petit chignon noué qui laisse les cheveux longs en dessous, comme une post-adolescente alors qu’Elektra, il n’y pas de hasard, a un peu les cheveux épais de sa mère, qui les a crépés, chevelure ainsi énorme et large, elle aussi sortie d’un autre âge, une sorte de costume des années cinquante quand elle rend visite à sa fille.

Clytemnestre d’ailleurs est la seule qui change de costume. Trois fois : au départ elle est en robe noire, pieds nus, une sorte d’Elektra jeune ; puis très apprêtée en robe et talons rouge vif, rouge sang, avec de lourds bijoux (colliers et boucles d’oreille) enfin, pour recevoir Oreste, en noir, quelques bijoux mais pas trop, robe officielle pour mourir.
Quant à Oreste et son serviteur, ils ont tous deux un pull noir en laine « Jacquard » d’un type complètement démodé, comme un vêtement hors d’âge, qui rend l’idée d’errance, de passé pas trop clair, et qui en même temps singularise.
Revoir cette mise en scène m’a montré combien Warlikowski s’est intéressé aux signes pour faire émerger les ressorts psychologiques, l’intimité des personnages dans une œuvre, celle de Hofmannsthal, où les Dieux sont cités, certes, mais ne constituent pas une présence écrasante comparable à celle d’Eschyle. En Grèce, le théâtre est manifestation religieuse, et l’acteur n’interprète pas, il est. Comme les statues ne représentent pas, mais sont la divinité, comme les icônes byzantines portent en elles le divin et ne sont pas des représentations, les acteurs sur le théâtre sont ceux/ce qu’ils représentent.
Hofmannsthal s’intéresse peu aux Dieux et beaucoup à ces personnages et Warlikowski fouille les attitudes, étudie les corps et leur donne présence.

Tanja Ariane Baumgartner (Klytämnestra) Ausrine Stundyté (Elektra)

 

Les monstres en cage : Clytemnestre/Elektra

La plus emblématiquesest la scène Clytemnestre/Elektra.
L’apparition de Clytemnestre (qu’on a vu jusque-là sans cesse se nettoyant les mains, un geste à la Lady Macbeth qui essaie d’effacer la tâche, de se nettoyer, de se purifier) est en elle-même événement. Et personne dans la maison n’a envie qu’ait lieu la rencontre.  Le royaume de Clytemnestre est cet espace clos, ce tombeau métallique, où elle est condamnée à vivre. Chrysothemis prudemment entraine sa mère vers l’inférieur et la mère se laisse entraîner, mais presque à contrecœur, à petits pas résistants. Puis Clytemnestre se libère et revient à Elektra, en présence d’abord de deux servantes espionnes d’Egisthe. L’idée de faire une Clytemnestre qui en présence d’Elektra, loin de se raidir ou de se méfier, se libère, est montrée par l’attitude très intime de Clytemnestre qui ôte ses boucles d’oreille, son collier et surtout ses chaussures, se mettant ainsi à hauteur d’Elektra. Ôter ses chaussures, c’est une expression forte de l’intimité (voir les vidéos du Tristan munichois au deuxième acte), mais être pieds nus dans le monde des tragiques grecs, c’est aussi avoir un contact avec le sol, avec la terre, avec les Dieux, réveiller les forces obscures. Ainsi Elektra passe-telle l’essentiel de la tragédie pieds nus.
On se rappelle que Chéreau avait voulu construire une sorte de scène d’amour maternel et filial, où Elektra se laissait aller à se réfugier dans les bras de sa mère.

Rien de ça ici, mais la mère « se met à l’aise » c’est l’idée d’intimité dont nous parlions plus haut, une sorte de moment où l’on est soi où l'on est entre soi. Mais quand Elektra évoque Oreste, tout se raidit, Clytemnestre remet bijoux, chaussures, se remet en ordre, parce qu’est évoqué  celui autour duquel tout tourne, mais qu’on ne doit pas nommer (Souvenons-nous de Phèdre à Œnone nommant Hippolyte « C’est toi qui l’as nommé »). Dire le nom c’est le faire exister et vivre.
 ce moment le rapport devient plus âpre, plus violent, plus physique aussi puisqu’Elektra entraîne sa mère sous la douche, comme pour en faire une victime sacrificielle. Il y a là des moments tragiques dont l’intensité se lit à quelques gestes. Chéreau cherchait derrière les personnages les cœurs, Warlikowski les fixe dans leur obsession tragique. En réalité, Clytemnestre vient voir Elektra pour avoir la confirmation que ses cauchemars naissent de la peur du retour d’Oreste, elle vient pour la vérité lui soit dite par quelqu’un d’autre, et de préférence Elektra dans un mouvement tout à la fois d’aimantation et de rejet. Elektra est la seule à pouvoir le dire. Mais en même temps, et Warlikowski en suprême connaisseur du monde tragique et aussi des ressorts psychologiques des personnages le souligne, Clytemnestre tourne autour, dans une stratégie de détour, comme ces détours que l’on fait avant d’entrer dans un temple (les entrées coudées des palais crétois) ou dans un lieu sacré, comme ces détours que l’on fait devant un mort dans le monde antique. Il y là une sorte de danse psychologique très subtile, qu’Hofmannsthal orchestre de main de maître, et qui est un mélange de psychologie, de croyance, de superstition : et si Clytemnestre se présente en rouge, violent, couverte de bijoux (d’amulettes) c’est aussi une manière de poser une distance, pour se permettre ensuite de la supprimer par une attitude tellement peu royale et tellement intime, couchée, assise, jambes écartées, pieds nus.

Tanja Ariane Baumgartner (Klytämnestra) pieds nus, à l'aise, avec ses ombres

On retrouve autour d’elle les poupées qui représentent les enfants la famille, ce qu’elle n’a plus et qu’elle voulait, ce qui fait d’elle une victime. Ces poupées fixes autour de ce que j’ai appelé la Kaaba, sont déplacées par les servantes qui les posent autour d’elle, comme des éléments apotropaïques, pour se protéger d’un mauvais sort, sorte d’illusions qu’on se traîne après soi, mais qui assoient l’idée centrale que Clytemnestre est d'abord mère. Parce qu’elle est mère, elle a tué Agamemnon qui a sacrifié sa fille Iphigénie. Clytemnestre mère n’en a que faire des ordres des Dieux, et d’ailleurs, Elektra le lui rappelle, elle est elle-même déesse.
C’est le propre des mises en scène inspirées, de donner au spectateur le souffle du rêve, le souffle de l’évocation, le souffle de la méditation. Il y a dans ce travail une telle intensité, une telle vérité, une telle crudité aussi que le spectateur se trouve en même temps entraîné dans le drame, entrant de plain-pied dans l’univers tragique, grâce au lieu et grâce à la révélation inattendue des personnages. le spectateur vit sa Naissance de la tragédie.

 

Les chanteurs : des incarnations

Il est vrai que tous les chanteurs sont ici incarnation, qu’il n’y a pas un seul élément qui dépare ou qui serait en décalage par rapport à cet univers. Les servantes sont remarquables, même quand Christina Gansch a été remplacée le 11 août par Vera-Lotte Böcker, qui s’est montrée très bonne et à la hauteur de l’enjeu, elles forment un groupe à la fois compact et avec des voix singulières, qui donne à l’ensemble vivacité et vérité.
Michael Laurenz continue à être un Egisthe qui ne serait pas le double vocal d’Hérode et Warlikowski le range dans les répugnants, qui n’hésite pas à toucher Elektra qui joue à l’exciter (et Stundyté, avec sa sensualité scénique, sait parfaitement jouer à ce jeu). Il n’y a pas un des chanteurs de complément qui dépare (voir le très bon vieux serviteur de Jens Larsen.
On a l’habitude de voir en Elektra une olympiade des gosiers. Ce sont les voix, par leur côté gigantesque, qui donnent à l’œuvre sa grandeur prophétique : quand, comme moi on a commencé par Nilsson, Rysanek et Ludwig (puis Varnay), c’est à dire un ouragan, on a pour la vie une idée d’Elektra presque inscrite dans le marbre.
Je l’ai déjà dit l’an dernier, et je le répète cette année : quelque chose dans cette mise en scène m’a bousculé : bien plus que Chéreau qui était aussi un ouragan, de la même espèce que ma première rencontre avec l’œuvre mais qui ne changeait pas la vision de l’œuvre.
Ce que je découvre ici, c’est qu’on peut faire Elektra avec des jeunes femmes et non des monstres sacrés. Que la monstruosité transpire aussi, mais par autre chose. Que ce soit les unes ou les autres, elles sont étonnamment jeunes pour des rôles qu’on aborde en pleine maturité vocale. Seule Tanja Ariane Baumgartner est dans la trace de ses grandes ainées, d’une autre génération, mais pas forcément par l’âge, bien plutôt par le jeu, l’attitude, l’incarnation monstrueuse, il y a dans la manière dont elle prend le rôle quelque chose du monstre et du monstre sacré. Que le texte soit parlé (au début) ou ensuite chanté, elle est d’abord phrase, elle est dans le texte avant d’être dans la musique, on entend l’art supérieur de la diction, de l’expression, un texte qui se déroule et qui se module. Alors plus besoin d’aigus, de graves, ou de chant car elle fait (un peu comme Waltraud Meier, mais aussi comme toutes les grandes qui ont chanté le rôle) de ce moment non plus un moment d’opéra mais un moment de théâtre, toute seule, là sous ce mur et au bord de ce bassin. Il y a tout, l’angoisse, l’horreur, l’ironie, la respiration, le soulagement, la crainte, l’amour : il y a là un art extraordinaire, ce je ne sais quoi qu’on appelle présence. C’est immense et c’est à chaque fois bouleversant, elle EST Clytemnestre, avec une économie de mouvements, un sens de l’attitude et une émotion rentrée qui pour moi rend cette présence-là renversante. Un mythe.

Orest (Christopher Maltman) s'enfuit avec ses "mouches" tandis que Chrysothemis (Vida Miknevičiūtė ) l'appelle

Et dire cela ce n’est pas rabaisser la performance des autres partenaires : il est incontestable par exemple que Christopher Maltman ajoute une dimension à Oreste. Il lui donne immédiatement un poids, une maturité, une présence qui est en elle-même, dès qu’il chante, proprement tragique. La voix aux inflexions graves, aux harmoniques riches, une voix charnue, frappe comme une voix incarnée dès le départ. Il m’avait aussi frappé dans l’Oreste d’Iphigénie en Tauride en 2015 à Salzbourg ; c’est un chanteur qui dans tous les rôles qu’il chante, est incarnation (souvenons-nous aussi de son Don Giovanni dans la mise en scène de Claus Guth, toujours à Salzbourg), il a comme Tanja Ariane Baumgartner, une présence physique qui immédiatement remplit l’immense espace. Et dans sa manière de dire le texte, il y a la vibration très étrange de celui qui est venu pour accomplir le rite, le meurtre, pour qui tout est prêt, par exemple le couteau attaché à son mollet, caché sous le pantalon qui nous est révélé quand il entre dans le bassin « lustral ».
Mais cette volonté, on l’entend aussi tempérée, par une certaine absence volontaire de couleur quelquefois, comme si celui qui agissait en lui n’était pas lui-même. Cette manière était aussi celle de Derek Welton l’an dernier, mais il n’était que ça et cette absence qui était en même temps soumission. Ici c’est la soumission acceptée, décidée, mais aussi dynamique : c’est proprement saisissant et cela fait immédiatement d’Oreste, un personnage qui dans l’œuvre n’est en scène qu’une dizaine de minutes, un élément central, qui pose question, qui frappe. Bien plus, cet Oreste-là donne à toute la soirée aussi une intensité autre, une force encore plus inouïe que l’an dernier. Et ainsi s’explique aussi sa prostration après le meurtre de la mère. Comme si cette machine programmée par les Dieux pour tuer s’arrêtait au milieu du gué et d’un coup se trouvait prisonnière des « mouches » et du remords éternel.
Chrysothemis nous l’avons écrit est le personnage traité de la manière la plus originale dans ce spectacle. Nous avons eu la chance de le voir incarné par deux chanteuses exceptionnelles, Vida Miknevičiūtė et Asmik Grigorian. L’an dernier, Asmik Grigorian nous avait stupéfié. Prise cette année à Bayreuth, elle a assuré les trois dernières, et Vida Miknevičiūtė les premières. Chacune à sa manière , et le personnage y trouve à chaque fois son compte.
Vida Miknevičiūtė a une voix puissante, très présente, et une vraie suavité dans la voix qui est celle d’une Salomé, elle a une douceur, une rondeur, une jeunesse qui renforce l’intérêt du personnage et son évolution. Peut-être n’a‑t‑elle pas tout à fait l’aisance scénique et la spontanéité intuitive des gestes d’Asmik Grigorian, mais elle a aussi une vraie présence, avec une sorte de légère pudeur qui en fait un personnage plus tendre et un brin plus fragile, mais pas forcément moins fort. Et elle répond aux redoutables pièges de la partition, à l’exigence du volume qui doit faire écho à celui d’Elektra, mais aussi à une couleur qui doit être radicalement différente. Elle donne au personnage sa propre couleur, celle d’une personnalité vocale qui sans nul doute mènera cette chanteuse (qui commence à peine à s'imposer à l'international) vers les plus grands rôles dramatiques. C’est une vraie découverte, qui montre par ailleurs la réserve des voix de qualité dans les pays baltes. C’est une Chrysothemis exceptionnelle, et la mettre en concurrence avec Grigorian n’a guère de sens, parce qu’elle réussit à s’imposer dans le costume avec une incontestable autorité et avec sa singularité : c’est une affaire de goût, pas une affaire de qualité.

Ausrine Stundyté (Elektra) Asmik Grigorian (Chrysothemis) (en 2020)

Asmik Grigorian a l’aisance de celle pour qui le rôle a été bâti par la mise en scène : le costume, les allures, les gestes, tout a été calibré en fonction de sa personnalité. Elle était Chrysothemis en cette dernière représentation toujours un peu emblématique et a remporté un immense succès. Grigorian est une personnalité particulière, qui se glisse dans un rôle avec une facilité déconcertante : elle fut sur cette scène une Salomé d’exception, elle est une Chrysothemis particulière, par le geste, l’allure, la spontanéité, mais aussi par le phrasé : vocalement fabuleuse, elle donne au texte un poids unique. Après ses Senta à Bayreuth, nous savons qu’elle sait imposer aux personnages qu’elle incarne une manière très spécifique de phraser de donner du poids à chaque parole, de respirer le texte. Son personnage est d’une intensité rare. Elle n’a pas la suavité ni la rondeur de sa collègue, elle garde quelque chose de toujours incisif, d'un peu sauvage, qui d’emblée ne la classe pas dans les jeunes filles faibles et timides. Du coup sa participation à l’assassinat étonne peut-être moins, mais elle est incarnation, avec une personnalité qui envahit la scène dès qu’elle entre.
Qu’on n’attende pas de ma part un choix entre les deux, car les deux, à leur manière, étonnent et emportent. Quelle chance pour l’œuvre, et quelle chance pour les spectateurs éberlués.

Ausrine Stundyté (Elektra)

Ausrine Stundyté reste cette Elektra très particulière voulue par le metteur en scène et aussi par l’interprétation musicale. Stundyté est une bête de scène avant d’être bête vocale. Elle moule sa voix au personnage qu’elle prétend incarner. Et cette Elektra n’a rien à voir avec les forces de la nature habituelles dans ce rôle, les Stemme, Herlitzius, Pankratova et plus loin, les Polaski, Behrens, Jones, Nilsson… on croit toujours rêver en égrenant cette fabuleuse liste des Elektra des cinquante dernières années qu’on a eu la chance d’entendre et de voir.
Stundyté est ailleurs : elle n’a pas le format physique de ces chanteuses, elle est plus petite, plus jeune fille, et Malgorzata Szczęśniak indissociable compagne de l’univers esthétique du metteur en scène lui crée ce costume étonnant et singulier, qui déjà lui donne une allure autre, un costume d’innocente jeune fille à peine passée de la petite fille à la jeune femme. Elle n’a rien du souillon, rien de la Cendrillon de film d’horreur, qu’on nous représente quelquefois.
Elle est vue d’emblée comme celle qui reste plongée dans ses rêves, dans ses réminiscences, dans son passé puisque l’œuvre s’ouvre par un discours de Clytemnestre qu’elle se ressasse, dans une vision de sa mère, le meurtre d’Agamemnon accompli qui le revendique haut et fort. C’est bien sûr le discours qui lui est prêté par Eschyle, mais c’est aussi le discours qu’Elektra ressasse et qui alimente sa soif de vengeance. Peu importe les raisons de Clytemnestre, peu importe la souffrance de la mère, c’est le geste qui compte et qu’Elektra abhorre : elle a tué le père, et rejeté ainsi sa fille dans un monde où elle s’interdit de vivre dans la norme (au contraire de Chrysothemis), dans un monde tout théorique si fantasmatique qu’elle ne fera rien de cette vengeance accomplie par d’autres. Son désir de vengeance est tel qu’il est structurel, il n’est que désir intense et violent, mais pas performatif, jamais accompli, parce que s’il s’accomplit, le désir s’éteint et donc la raison d’exister.
Stundyté incarne cette complexité psychologique, elle incarne cette jeunesse éprise de vengeance, qui s’interdit un futur en dehors de la vengeance. D’où cette solitude qui frappe, elle erre seule dans son espace comme un enfant dans son parc à jouets : elle erre entre banquette, petit banc qui abrite la hache qui tua Agamemnon, bassin lustral ou piscine (selon…) et douches où tout a une fonction et qui nous l’avons dit espace singulier du monde intime de la jeune fille.

 

Ausrine Stundyté (Elektra) Christopher Maltman (Orest)

La voix est impressionnante par son expressivité, par le poids donné à l’interprétation, la nature des phrases proférées, elle l’est moins par les aigus, quelquefois un peu courts (surtout le 11 août ou elle a semblé moins en forme que le 28, carrément transfigurée), mais quand on atteint une telle maîtrise interprétative, les aigus comptent moins que ce texte mâché, sculpté, sifflé, tour à tour ogre, serpent ou petite fille (son chant face à Oreste, authentique chant d’amour qui frôle l’incestueux, est d’un lyrisme vibrant qui provoque d’indicibles émotions). De même l’engagement physique à la fin, quand elle danse sa transe couchée sur le banc et que Chrysothemis essaie de la contenir. Danse de solitude, danse délirante : elle est unique dans cette manière de prendre le rôle à bras le corps et d’en faire une héroïne moderne, et non une quelconque imitation d’héroïne antique.

L'accompagnement musical

Mais musicalement, il y a aussi en fosse les Wiener Philharmoniker des grands jours, comme on les aime qui rendent justice à la luxuriance d’une partition ou chaque détail fait sens. La difficulté d’Elektra est cette multiplicité des sons, des instruments, encore plus que dans Salomé . Si l’on assimile la tragédie à des styles architecturaux, la tragédie grecque serait le style dorique, la tragédie classique française l’ionique, et cette fois-ci nous sommes dans un style corinthien, aux feuilles d’Acanthe abondantes qui jouent entre elles. Ces décorations, cette instrumentation d’une richesse extrême n’est pas faite pour masquer l’essentiel, mais au contraire pour le souligner, en souligner la complexité, les ramifications, sans jamais oublier les structures portantes, les mélodies, les leitmotiv wagnériens. Et seul un orchestre virtuose peut rendre jusqu’au plus infime détail cette richesse-là.
Franz Welser-Möst est d’abord le révélateur de cette luxuriance. Il tient tou ensemble, plateau et orchestre, sans jamais que l’un domine l’autre : les voix n’écrasent pas l’orchestre, et l’orchestre ne couvre jamais le plateau. Welser-Möst est souvent considéré comme un chef incisif, coupant, froid, et jouant souvent fort. Il accompagne ici chqaue respiration de l’œuvre cherchant à être partout sans s'imposer nulle part.
Cette année, on trouve dans sa manière d’aborder la partition une certaine rondeur, de subtils allégements, une morbidezza quelquefois qui surprennent sous une baguette qu’on considère souvent comme trop éruptive, Il y a ici plein de nuances, des variations de couleur, un sens dramatique affirmé certes, mais aussi beaucoup de lyrisme : une direction qui épouse la complexité de la mise en scène et qui produit une interprétation exceptionnelle, d’une richesse stupéfiante, qui laisse découvrir des recoins de la partitions jamais repérés, d’une clarté lumineuse qui ne laisse rien perdre de la monumentalité ; c’est sans doute la version d’Elektra la plus convaincante qu’il nous ait été donné d’entendre depuis au moins deux décennies. Simplement fabuleuse.
Eh oui, Salzbourg peut produire une production légendaire un soir (Elektra) et la médiocrité luxueuse la veille (Tosca), c’est le lot des festivals. Cette année à Salzbourg, ce sont les reprises (Elektra, Cosi, Il Trionfo) qui ont remporté les suffrages, et pas les nouvelles productions. On se souviendra longtemps de cette Elektra qui à tous niveaux secoua l'assistance, une œuvre pensée, créée et ressentie par les fondateurs du Festival, qui justement fêtait en 2020 et 2021 ses cent ans. Les Dieux sont avec Salzbourg.

 

 

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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