Gioachino Rossini (1792–1868)
ll signor Bruschino, ossia il figlio per azzardo (1813)
Farsa giocosa en un acte de Giuseppe Foppa.
Edition critique de la Fondazione Rossini, en collaboration avec Casa Ricordi.
éditée par Arrigo Gazzaniga

Direction musicale : Michele Spotti
Mise en scène, décors et costumes : Barbe & Doucet
Lumières : Guy Simard

Gaudenzio Giorgio Caoduro
Sofia Marina Monzó
Bruschino padre Pietro Spagnoli
Bruschino figlio Manuel Amati
Florville Jack Swanson
Commissario Enrico Iviglia
Filiberto Gianluca Margheri
Marianna Chiara Tirotta

Filarmonica Gioachino Rossini

Coproduction avec le Royal Opera House Muscat et le Teatro Comunale di Bologna

 

Pesaro, Teatro Rossini, Samedi 7 Août 2021, 20h

La formule de Pesaro est actuellement assez simple : trois opéras, quelques concerts, et la présentation des jeunes de l’Accademia Rossiniana à travers la production annuelle de Viaggio a Reims. Dans les trois opéras présentés, il y a le plus souvent un plus petit format, adapté au Teatro Rossini (jadis à l’Auditorium Pedrotti, interdit de représentations pour des problèmes de normes de sécurité). Ainsi remonte-t-on les farces écrites pour le Teatro San Moisè de Venise entre 1810 et 1813 (La cambiale di matrimonio en 1810, L’Inganno felice, La Scala di Seta, L’Occasione fa il ladro, tous trois en 1812 et Il Signor Bruschino en 1813). Déjà, en 1813 Rossini crée Tancredi et L’Italiana in Algeri, deux pièces qui annoncent la maturité, à laquelle il Signor Bruschino peut donc être déjà rattaché. Il est vrai que Rossini s’installe très vite au firmament des compositeurs.
À la faveur de son accord avec le Royal Opera House de Mascate (Oman), Pesaro après y avoir présenté en 2019 une
Scala di Seta très réussie de Damiano Michieletto (Prod.2009), propose en coproduction Il Signor Bruschino, dont c’est la troisième mise en scène depuis 1985 à Pesaro, signée cette fois Barbe &Doucet.

 

"Uh ! Che caldo!" Pietro Spagnoli (Bruschino) assis et au fond Giorgio Caoduro (Gaudenzio) et Jack Swanson (Florville)

Est-ce parce que l’équipe de production est française et connaît l’expression „mener en bateau“ ((Lorsqu’une personne utilise des stratagèmes pour en tromper une autre ou lui faire croire quelque chose, on peut dire qu’elle la « mène en bateau ». L’origine de cette expression remonte au Moyen Age. Définition prise sur le site de CNEWS : on en apprend chez Bolloré!)) qu’elle a conçu le décor de barques amarrées qui emplit la scène du Teatro Rossini.
Ou est-ce plutôt parce que l’équipe de production française vit à Venise où fut créé Il signor Bruschino qu’elle a conçu ce décor de « chiatta » (sorte de péniche) et de barque, bien adapté à une Venise portuaire ?
Questions peut-être superflues, peut-être essentielles, mais c’est ce décor à l’exactitude hyperréaliste, et en même temps presque rêvée avec les beaux éclairages de Guy Simard qui impressionne et étonne au lever du rideau. L’espace scénique est en effet triple : le quai, la « chiatta » et une petite barque qui bouge dangereusement.

Le dispositif : Marina Monzó (Sofia), Giorgio Caoduro (Gaudenzio)

Tout cela donne à l’œuvre une ambiance légèrement surannée, avec ses costumes début XXe, et des interrogations certes pas fondamentales, mais qui effleurent l’esprit . Par exemple, où disparaissent la domestique Marianna, le commissaire, Filiberto quand ils tournent le coin du mur sur le quai… Que se passe-t-il donc derrière ? quel espace masque le décor ? … Bien sûr, c’est la pure convention théâtrale qui s’applique ici où l’essentiel de la farce se passe sur la péniche à voile, qui semble pour l’occasion être comme ces yachts au mouillage dans un port de plaisance d’aujourd’hui, puisqu’on s'y repose à l’ombre, on y boit l’apéro, on s’y dissimule, on y vit une vie d’oisiveté confortable. Gaudenzio se la gode ((il profite de la vie)) -. Il jouit de la vie d’une sorte de capitaine en retraite et sans doute aussi un peu déchu.
Car tout sur la scène sert à l’intrigue : un panier sur le quai où Florville dissimule ses vrais habits de jeune aristo chic pour revêtir ceux de petit marin, une barque où l’on se cache pour flirter ou écouter ce qui se passe sur la péniche, ou bien ce drap qui fait de l’ombre pour se reposer sur le pont. C’est quand même un espace un peu complexe, qui oblige les ensembles à se diviser entre quai et pont du navire qui est le centre du dispositif et donc de l’action.
Ainsi la mise en scène est-elle d’abord structuration de l’espace inattendue mais séduisante, évocatoire, poétique qui renvoie la farce à un univers qui le coupe de son aspect « farce bourgeoise » préfigurant les farces à la Feydeau.
Comble d’ironie, le « Castello » dont parle le livret est le nom de la péniche (Il mio castello qui fait penser à ces noms de pavillons de banlieue, « Mon rêve » « Mon havre de paix » (plus conforme à l’ambiance maritime). Bref il y a du sourire, de la gentillesse dans tout cela, qui prépare à un spectacle au total assez agréable.
La Farsa est un genre musical spécifique qui se développe en Italie et notamment à Venise et Naples entre 1790 et 1830, le genre dérive peut-être de la comédie mêlée d’ariettes française qui se développe à la suite de la Querelle des Bouffons. Il s’agit d’un genre adapté aux théâtres moins importants parce qu’il est court (un acte), sans changements de décor la plupart du temps, et sans chœur. Il permet donc à la fois d’être représenté dans des conditions acceptables un peu partout y compris avec un orchestre à l’effectif réduit. Generali, Mayr, Donizetti et naturellement Rossini font partie des compositeurs de farse  les plus notables qui fleurirent à l’époque. On comptait certaines saisons jusqu’à 200 farse, pas forcément jouées beaucoup par ailleurs pour certaines. Il ne s’agit pas forcément de farce au sens de la commedia dell’arte ou de la farce moliéresque du XVIIe, et la trame en est souvent née de la comédie nouvelle de l’antiquité (Térence, Ménandre), dont le thème essentiel est l’amour contrarié (par exemple par des pères récalcitrants).
Ce peut-être par exemple une comédie bourgeoise, où de nobles désargentés essaient de faire épouser la fille de la maison à un riche et vieux bourgeois etc…. Il ne faut pas oublier la tradition bourgeoise renforcée au XVIIIe par le drame bourgeois de Diderot qui essaie de se substituer aux trop aristocratiques tragédies. Le XVIIIe est en effet partout en Europe le siècle où la classe bourgeoise prend le dessus sur l’aristocratie, toujours en recherche de ressources financières nouvelles, comme chez Goldoni (voir La villégiature) et la révolution française marque aussi le triomphe de la bourgeoisie productive. C’est tout ce contexte qui entoure la farce rossinienne.
Il Signor Bruschino oppure il figlio per azzardo naît de tout cela, inspiré fortement d’une comédie en cinq actes et en prose, Le fils par hasard ou ruse et folie, de Chazet et Oubry, publiée en 1804 et représentée pour la première fois à Paris en 1809, quatre ans avant la création de l’opéra de Rossini.
Il Signor Bruschino qui fut d'abord un échec (une seule représentation) raconte donc encore et toujours une histoire d’amour contrarié : Sofia, pupille du noble Gaudenzio aime Florville, le fils d’un de ses ennemis, mais Gaudenzio a promis sa pupille au fils d’un certain Signor Bruschino (on retrouve ici la question aristocratie/bourgeoisie), un fils que personne n’a jamais vu. Florville prend donc l’identité du fils Bruschino, qui est retenu dans une auberge parce qu’il n’a pas payé ses dettes à l’aubergiste Filiberto. Bruschino père arrive chez Gaudenzio, évidemment ne reconnaît pas Florville comme son fils, qui raconte avoir été abandonné… Tous pensent que Bruschino ment pour éviter la honte, et de son côté Bruschino n’y comprend plus rien. Mais quand il apprend que Florville est le fils de l’ennemi de Gaudenzio, il reconnaît en lui le fils perdu, pour se venger de Gaudenzio qui a mis en doute sa parole. Gaudenzio finit par se trouver devant le fait accompli et accepter le mariage de Florville et Sofia.
C’est une histoire d’argent qui jette une lumière par très avantageuse sur les tares de ces classes possédantes et de ces aristocrates fin de race qui règlent tout à coup de contrats juteux au mépris des sentiments des enfants.

Jack Swanson (Florville) élégant héritier

L'argent circule d’ailleurs beaucoup. On sent que Florville n’en manque pas (il porte un brassard de deuil, probablement du père, et revient vers Sofia pour la conquérir, désormais seul gestionnaire de sa vie et de son argent) et qu’il garantira à sa dulcinée un avenir confortable. Bruschino d’ailleurs non plus, élégamment vêtu, et essayant visiblement de placer un fils dispendieux au-delà du raisonnable ; l’argent est aussi ce qui meut l’aubergiste Filiberto cherchant à rentrer dans ses frais. Bref, l’argent fait tout et peut être Gaudenzio est-il un noble ruiné réduit à vivre sa retraite sur ce bateau qui lui reste d’une ancienne fortune épuisée.
Comme on le voit, il circule une légèreté un peu factice, dans la mesure où tous cherchent à se sortir d’une situation a priori problématique pour une raison ou pour une autre, et les amoureux essaient simplement de vivre leur vie, contournant gentiment les obstacles sous le beau soleil d’Italie. Pas si farcesque le Gioachino !

Vue d'ensemble du difficile espace scénique avec le nom du bateau "Il mio Castello"

La mise en scène, permet de jouer assez habilement des quiproquos, de la dissimulation, des substitutions, et l’ambiance maritime, qui donne à l’ensemble une couleur assez solaire et éthérée, ne change pas grand-chose à la trame qui normalement se déroule dans le château de Gaudenzio. Le travail est rythmé, élégant, sans jamais tomber dans la vulgarité ; d’ailleurs, la trame n’a rien de vulgaire ni de grossier, et il ne faut pas s’attendre à des procédés farcesques au sens habituel du mot. C’est plutôt un petit opéra qu’une farsa où l’on peut dire que déjà le grand Rossini stendhalien pointait sous le jeune Gioachino d’à peine vingt ans. Il en va ainsi des génies.
André Barbe (décorateur) et le metteur en scène Renaud Doucet (dits Barbe & Doucet) donnent à cette histoire sordide une « gentille légèreté », dans jamais appuyer le trait qui rend la représentation au bout du compte très agréable parce qu’elle n’affiche « rien de trop », rien que le nécessaire pour que l'intrigue se déroule dans la clarté, et qu’elle installe par le décor ce petit pas de côté qui qui est la part du rêve.

L’œuvre est à la fois simple, mais intrigante aussi. Elle est musicalement plus élaborée qu’attendu, 1813 est d’ailleurs la dernière saison où le San Moisè présentera des farces en un acte.
La sinfonia est plutôt réussie, les airs ne manquent pas de difficultés notamment celui de Sofia, ce qui est inhabituel dans ce type d’ouvrage : l’opéra oppose deux basses bouffes, les deux pères, un ténor et un soprano (les enfants), le fils Bruschino qui arrive en fin d’opéra est ténor et Filiberto l’aubergiste est aussi basse bouffe. En somme un schéma vocal assez commun mais travaillé et raffiné.

Pietro Spagnoli (Bruschino père)

On sort donc assez heureux de la représentation : n’est-ce pas l’essentiel ?
On sort heureux oui ! Mais il fait chaud comme dit Bruschino dans son très fameux uh ! che caldo modulé de toutes les manières par un Pietro Spagnoli tout à fait excellent en Bruschino. La basse italienne, une des belles carrières de la péninsule, montre un timbre toujours agréable, un style impeccable et une véritable aisance scénique, avec un beau phrasé et une voix qui n’a pas perdu son grain ni sa projection. C’est comme toujours dans la manière de dire le texte qu’on voit les grands, y compris chez Rossini, et Spagnoli est un maître dans la coloration des mots et les variations sur le rythme, les dialogues et les accents. Certes, il n’a pas l’incroyable sveltesse d’un Claudio Desderi, mais dans la lignée des chanteurs qui se sont confrontés au rôle, il se tient en très bonne place.

Giorgio Caoduro (Gaudenzio) sur son "Castello"

Giorgio Caoduro est un Gaudenzio qui tient aussi sa place, peut-être un peu moins inventif que son collègue. Il a un peu de mal à s’installer dans le rôle, mais au total il le défend avec élégance, lui aussi avec un beau phrasé et une vraie présence dans une mise en scène où rien n’est surligné, et tout est à la fois juste et sans excès. Avec de belles agilités et un soin notable donné à la couleur, il s'installe avec sûreté au total dans ce rôle de personnage qui se fissure peu à peu au fil de l’intrigue alors que Bruschino arrive au contraire comme un benêt qu’on va « mener en bateau » mais se rattrape à la fin.
Les autres rôles, moins importants, sont très bien tenus, notamment le Filiberto expressif et affirmé de Gianluca Margheri mais aussi le commissaire de Enrico Iviglia, et la très bonne Marianne de Chiara Tirotta. Une petite déception pour le Bruschino-fils de Manuel Amati, dont nous avions souligné le très joli timbre l’an dernier dans la Petite Messe Solennelle, mais qui ici n’arrive pas à imposer une voix assez petite malgré des qualités évidentes, alors que son apparition finale devrait être un « coup de théâtre ».

Marina Monzò (Sofia) Jack Swanson (Florville)

Il reste le couple d’amoureux, Jack Swanson en Florville a les qualités techniques éminentes des chanteurs d’outre-atlantique, un beau contrôle et un joli timbre, mais il lui manque une autorité vocale qu’il n’arrive pas à imposer, malgré une évidente présence scénique et de bonnes qualités d’acteur. Il faut pour chanter ce type de rôle sortir de la simple « joliesse » un peu anonyme, il doit encore acquérir de la maturité.
Ces productions plus légères permettent à moindre risque de proposer de nouvelles personnalités vocales et scéniques, c’était le cas l’an dernier de Giuliana Manfaldoni dans la Fannì de La cambiale di matrimonio, c’est de nouveau le cas avec la jeune Marina Monzó,  passée elle aussi par l’Accademia Rossiniana et qui montre dans son air difficile en soi (ce qui est surprenant dans une farsa) et aussi par sa position inhabituelle en début d’opéra, une sûreté de ton, une assise, une technique exemplaires qui devraient être des qualités qu’on découvrira bientôt dans d’autres œuvres sans doute mais qui sont aussi une manière d’affirmer intelligemment  le personnage qui, loin d’être le jeune fille timide et effacée, se révèle ferme et pleine de relief.

On se demande pourquoi on a distribué encore cette année l’orchestre à la place de la Platea vidée de ses fauteuils. Même si la fosse est petite et la distance physique difficile à respecter, d’une part, la vaccination devrait avoir résolu bien des problèmes de contamination, et d’autre part, s’agissant d’une farsa adaptable par définition à des conditions diverses et à des espaces multiples l’effectif orchestral pouvait être réduit et placé en fosse.
Il n’en a pas été ainsi, et l’audition pour les spectateurs assis dans les loges reste déséquilibrée avec un orchestre qui fait mur sonore au premier plan, et par ailleurs le chef est loin des chanteurs, moins visible, occasionnant en cette répétition générale pour presse, professionnels et sponsors quelques décalages et quelques défauts de précision, véniels certes, qui ont dû trouver solution lors des représentations.
En effet, Michele Spotti, à la tête de la Filarmonica Gioachino Rossini, révèle un geste sûr, ferme, une pulsion qui frappe immédiatement. Le rythme est là, l’énergie aussi mais surtout la précision et l’intelligence de la situation. Il cherche malgré ce dispositif à ne jamais couvrir les chanteurs et donne une vraie couleur à l’accompagnement (signalons aussi les récitatifs bien accompagnés au pianoforte par Giorgio d’Alonzo). Il y a là un vrai sens de l’orchestre rossinien, attentif à accompagner les voix, notamment en soignant les nuances avec finesse, même si l’orchestre dans l’ensemble très digne, n’est pas toujours à la hauteur de l’exigence du chef qu’on sent désireux de produire un résultat sans failles et rigoureux. Malgré la situation, malgré la position du chef, sans aucun doute nous tenons là un chef encore tout jeune qui a un grand talent et sans doute, nous le lui souhaitons, un grand avenir..

Alors au total, cette représentation est élégante, bien dirigée, mise en scène avec efficacité et avec une distribution équilibrée et très engagée. Que demande le peuple ? Rossini était là, parmi nous, en ce soir du mois d’août.

Ensemble final

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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