Jean-Sébastien Bach (1685–1750)
La Passion selon Saint Jean BWV 245 (1724)
Première exécution dans la Thomaskirche de Leipzig, le 7 avril 1724 (Vendredi Saint)

Mise en scène Calixto Bieito, reprise par Lucía Astigarraga
Décors : Aida-Leonor Guardia
Costumes : Ingo Krügler
Lumières : Michael Bauer
Chef de Chœur : Till Aly
Assistant directeur musical : Clément Lonca
Assistante aux costumes : Paula Klein
Jésus : Benjamin Appl
L'Evangeliste : Joshua Ellicott
Soprano : Lenneke Ruiten
Alto : Carlos Mena
Ténor / aria : Robert Murray
Basse / Pilate : Andreas Wolf
Une servante : Céline Boudineau*
Un serviteur : Joseph Ben Zakoun*
Pierre : Arnaud Keller*
(*Membres du Chœur de Paris)
Chœur de Paris
Les Talens Lyriques
Direction musicale : Philippe Pierlot

4 juin 2021 au Théâtre du Châtelet

Réduite pour cause de crise sanitaire à une captation vidéo diffusée sur l'excellente chaîne européenne Opéra Vision, cette très attendue Passion selon Saint-Jean "mise en scène" par Calixto Bieito au Théâtre du Châtelet n'aura pas eu les honneurs d'une création en public. Créée au Teatro Arriaga Antzokia de Bilbao en avril 2018 par Christophe Rousset et ses Talens lyriques, cette "version" Bieito éclipse aisément les rigidités archaïsantes de la Passion selon Saint-Jean que Bob Wilson avait mis laborieusement en angles et en bleu dans ce même Théâtre du Châtelet, il y a près de dix ans.
Spectacle d'une force et d'une beauté irrésistibles, le travail de Calixto Bieito autour de l'évangile fait écho à une imagerie contemporaine dont les multiples liaisons magnifient à parts égales la beauté et la brutalité. À la fois très différente et très complémentaire des options retenues par Romeo Castellucci pour la "grande" Passion selon Saint Matthieu, la tentative scénographique de Bieito surprendra par l'économie de moyens et d'effets qu'elle met en œuvre. Philippe Pierlot se prête prudemment à cette entreprise, à la tête des Talens Lyriques et du Chœur de Paris – chœur "amateur", conformément à la volonté de Bieito, mais qui pourrait ici sembler trop lisse.

à revoir sur le site https://operavision.eu/fr
https://www.youtube.com/watch?v=5sGHlk4DuxY
Représenter les évangiles et rapprocher la parole sacrée de l'action théâtrale était au cœur de la problématique engagée par Bach au moment de composer un ensemble musical duquel n'auront survécu que la Saint Jean et la Saint Matthieu. La question de la "mise en scène" des évangiles est en partie résolue par le fait que, dès le Haut Moyen-âge , l'édification des lieux de culte allait de pair avec le fait d'y représenter le texte sacré. Cette re-présentation, souvent à l'attention du public illettré, prenait la forme théâtrale des "Mistères" et venait doubler l'enseignement des imagerie sculptée ou peinte. La fonction de l'image rejoignant et amplifiant celle de la célébration et donc de la foi, l'Église a accepté que se développe progressivement ces spectacles sur les parvis. Drainant des foules immenses pendant plusieurs jours, avec fêtes et processions, ils prirent une place importante dans le paysage culturel – au point que les autorités religieuses y mirent progressivement un terme, craignant que les foules ne retiennent que l'aspect purement spectaculaire de ces récits sacrés, que ce soient les Passions ou les martyrologues. Le déclin des religions et l'évolution du théâtre musical confina le genre à des oratorios et des Passions librement interprétés dans des lieux plus ou moins sécularisés. Pour ne parler que de l'œuvre sacrée de Jean-Sébastien Bach, si la tradition a continué de figer certaines exécutions au sein d'églises ou cathédrales, les salles de concert accueillent désormais  fréquemment Passions, messes, cantates et oratorios.
À la redécouverte des Passions par Mendelssohn au XIXe siècle s'est ajoutée une dimension librement opératique qui, en plus d'attirer officiellement des grandes voix lyriques, a pris avec le disque une ampleur inégalée. Le cinéma balbutiant a pris très tôt le relai, en imposant et en superposant rapidement un imaginaire qui fixa pour longtemps la cohabitation entre théâtre et religion. En 2016 à Hambourg, Castellucci imageait et imaginait une palette de signes dramaturgiques maniant l'ellipse et la beauté symbolique, n'hésitant pas à puiser dans l'histoire et l'actualité du lieu et des figurants une forme de fascinant continuum. Loin de cette épure magnétique, la réflexion de Calixto Bieito se focalise sur ce que devient un oratorio devenu théâtre de la cruauté, avec pour projet de raconter une passion profane avec les instruments et les signes narratifs référant au domaine du sacré. En s'appuyant sur le fait que ces signes sont universellement reconnus et renvoient comme artefacts et jalons à une narration littéralement dramatique, Bieito ramène la Passion à sa dimension brute de drame humain fondateur… avec l'absence de Dieu comme fil conducteur.

Robert Murray – Choeur de l'Opéra de Bilbao (2018)

La Passion selon Saint Jean se prête tout particulièrement à la grammaire scénique de Bieito, dans la mesure où l'action se concentre sur des épisode très nets de la narration, avec des chœurs dont l'énergie et la véhémence subliment le récit. L'intrigue repose avant toute chose sur une fable, une histoire qui a perdu désormais toute trace de sacré et qui renvoie à la question du fils de Dieu envoyé pour sauver une humanité qui n'aura pas su le reconnaître et l'aura mis à mort. Débarrassé de son statut de héros et de divinité, Jésus est un anonyme. Son histoire appartient à l'histoire de l'humanité – une humanité qui a besoin de se raconter des histoires et construire un espace commun.
La trame ainsi mise en scène se réduit à un enchaînement implacable qui fait de cette Passion un récit symbolique capté avec l'urgence et les codes d'un film noir : enquête, audition des témoins, tribunal, sentence. Le reniement de Pierre est la pierre angulaire de ce drame. Fidèle parmi les fidèles, Pierre sera pourtant celui qui va mentir à ceux qui l'interrogent et abandonner son maître et protecteur selon le schéma suivant :

Acte I : L'arrestation
Acte II : Interrogatoire chez Anne et Caïphe.
Reniement de Pierre : pivot vers la deuxième partie avec le choral Christus, der uns selig macht
Acte III : Interrogatoire chez Pilate. Flagellation et couronnement d'épines
Acte IV : Crucifixion et mort de Jésus
Acte V : L'ensevelissement

Le chœur qui applaudit occupe la place du public dans la salle – ce public qui, dès les premières mesures, se lève et monte sur scène, abandonnant derrière lui le corps du Messie qui gît, à plat ventre sur les fauteuil comme s'il venait de chuter depuis les cieux. Sur scène trône une femme tenant à bout de bras des cordes qui emprisonnent son corps et se prolongent jusqu'aux premiers balcons. Le chœur escalade la rampe et marche vers elle, attiré vers cette "crucifixion". Le chef dirige, dos tourné, des instrumentistes placés en fond de scène avec un espace de dégagement qui les séparent du mur de fond – espace dans lequel le chœur pourra circuler et venir se placer à plusieurs reprises tout autour. Il semble impossible au premier abord de distinguer les personnages, sinon par les airs qui leurs sont attribués, mais Calixto Bieito s'attache à les indifférencier par le jeu et l'apparence, exception faite de l'évangéliste qui demeure physiquement en retrait des scènes pour souligner l'importance du commentaire.

Lenneke Ruiten, Joshua Ellicott (évangéliste)

Le Christ qui vient au pied de cette "croix" et se couvre la tête de cendres inverse la signification de la déploration, avec également ce chœur qui brandit avec rage un écriteau sur lequel est écrit "Que sommes-nous ?"… Tous font ce geste de prière et laissent tomber des poignées de terre, comme un prémice à l'ensevelissement. Toute cette première partie est agitée par le sentiment d'une angoisse et d'une fièvre qui montre une humanité cherchant à fuir la scène comme un espace trop exigu, un espace qui attire et qui repousse. On suit des yeux ce Christ désemparé qui cherche une issue le long des parois. Il est là, parmi la foule qui le réclame mais ne le reconnaît pas. Au moment où il lève ses mains comme pour implorer le ciel, l'évangéliste fait irruption dans la salle… caméra en main, comme s'il s'agissait de révéler le véritable metteur en scène suspendant l'action. On libère la jeune femme de ses liens
Von den Strikken meiner Sünden mich zu
entbinden, wird mein Heil gebunden.
Mich von allen Lesterbeulen völlig zu heilen,
läßt er sich verwunden.

(Pour me délier des liens de mes péchés,
mon Sauveur est ligoté.
Pour me guérir complètement de toutes les difformités de mes vices,
il se laisse blesser)
Joignant le geste à la parole, un acteur se frotte les poignets jusqu'au sang, se dévore littéralement – spectacle tragique dont on se détourne avec horreur tandis que la corde qui servait de lien circule à présent de main en main parmi les choristes en signe de communion, puis, au moment où Pierre qui renie le Christ, revient sur le devant de la scène et tombe en s'amoncelant sur lui de tout le poids du péché qu'il vient de commettre. Il faut voir ce moment où le chœur se mue en grand inquisiteur et chasse violemment l'apôtre hors de la scène (Bist du nicht seiner Jünger einer ?). Toute la réflexion de Bieito à cet instant-là porte cette humanité animée du désir de vengeance, prête à condamner et liquider un innocent :
Wäre dieser nicht ein Übeltäter, wir hätten dir ihn nicht überantwortet.
(Si celui-ci n'était pas un malfaiteur, nous ne te l'aurions pas livré)
Et vitupérant auprès de Pilate le refus de condamner eux-mêmes puisque la loi juive le leur interdit : Wir dürfen niemand töten (Nous n'avons le droit de mettre personne à mort).
Le voleur Barabbas sera libéré, le chœur exulte alors que se précipitent les épisodes terribles de la flagellation du Christ. Tandis que s'organise au centre de la scène le viol de la jeune fille, le long air du ténor :
Erwäge, wie sein blutgefärbter Rükken
in allen Stükken dem Himmel gleich geht !
(Considère comme son dos teinté de sang,
En tous points ressemble au ciel !)

Benjamin Appl, Lenneke Ruiten, Carlos Mena, Robert Murray, Andreas Wolf

Scène où culmine le jeu de perversion et d'humiliation avec cette tasse remplie de sang que l'on verse à même le sol, comme le contenu du Graal qu'on s'amuse à souiller. Le visage marqué d'une expression de jubilation à la manière de figures entourant le Christ aux outrages, les hommes se tiennent autour de la jeune fille qu'ils semblent vouloir déchirer comme pour se partager ce butin sexuel, en la forçant au passage à mettre son visage dans le sang. Sur la partie droite de la scène, un autre acteur de la scène "crucifie" sa veste avec des larges bandes de ruban adhésif, comme une ponctuation à la scène centrale. La foule hystérique désigne le roi des juifs hurle dans sa direction alors que la jeune fille tentant de les calmer se fait molester dans le tumulte et que Jésus tente vainement de laver le sang répandu avec sa chemise : Wir haben ein Gesetz, und nach dem Gesetz soll er sterben, denn er hat sich selbst zu Gottes Sohn gemacht.
(Nous avons une loi, et d'après cette loi il doit mourir, car il s'est lui-même proclamé fils de Dieu).
Nous sommes désormais au Golgotha, où les acteurs sont disposés de part et d'autre du Christ selon l'iconographie classique. Le chœur chante avec douceur le choral Durch dein Gefängnis, Gottes Sohn, ist uns die Freiheit kommen (De ta captivité, fils de Dieu, nous est venue la liberté), mais le geste de Pierre interpelle et rompt l'harmonie, retenant brutalement le bras de Jésus qu'il tendait vers le ciel. Face contre le mur, celui-ci rend l'âme laissant s'échapper une poignée de terre de sa main levée. Es ist Vollbracht (Tout est accompli) chante l'alto Carlos Mena, enlaçant les choristes qui tour à tour, tombent inanimés sur le sol. Le Christ vient s'allonger au milieu d'eux, tandis que la jeune fille recueille ses vêtements (Zerfließe, mein Herze, in Fluten der Zähren, dem Höchsten zu ehren./Fonds, mon cœur, en flots de larmes, pour honorer le Très-Haut)
L'évangéliste donne à chacun une pierre chargée de symboles puisqu'elle fait allusion à l'usage consistant à casser les jambes des suppliciés pour accélérer leur mort, mais également au prénom de celui qui prendra en charge l'Église après la mort du Messie. Rien d'étonnant alors à ce que l'apôtre soit le premier à déposer cette première, bientôt suivie de dizaines d'autres et qui viennent ensevelir le corps du Christ. La jeune femme est blottie aux pieds de la dépouille, alors que Pierre (Judas ?) vient dérober subrepticement ses chaussures et les échange contre les siennes – ultime précaution et péché dérisoire alors que résonne le lancinant Ruht wohl. Les lumières se rallument sur le dernier choral Dernier choral Ach Herr, laß dein lieb' Engelein et deux ultimes symboles : la jeune fille devenue mère et allaitant son enfant alors que l'évangéliste revient des coulisses, un aigle au poing – symbole du Christ et de Saint Jean qui s'envole sur les derniers accords.

Robert Murray, Lenneke Ruiten

On ne peut que saluer la performance des interprètes qui, malgré certaines limitations comme par exemple le port obligatoire des masques pour le chœur, aura su rendre au mieux l'esthétique voulue par le metteur en scène. Le plateau vocal présente des voix jeunes parmi lesquelles il convient de saluer le Jésus d'une belle sobriété et assurance de Benjamin Appl. La soprano Lenneke Ruiten lui emboîte le pas, avec une palette très souple et une technique des ornements remarquables. La basse Andreas Wolf donne à Pilate les atours d'un mauvais génie, tandis que l'alto souverain de Carlos Mena donne envie de l'entendre dans une partition qui l'exposerait volontiers un peu plus. Robert Murray montre à plusieurs reprises quelques limites dans les changements de registres, rattrapant par le jeu d'acteur ce qu'il faut pour compléter de belle manière le portrait de Saint Pierre. Le jeune ténor anglais Joshua Ellicott donne à l'évangéliste une ampleur et une énergie qui anime puissamment la narration. On pourra trouver à la direction de Philippe Pierlot une retenue qui peut s'expliquer par les circonstances périlleuses de la captation sur deux soirées où il a fallu construire pas à pas les équilibres entre les instrumentistes et le Chœur de Paris. Bieito voulait un chœur "amateur", capable de peindre par d'éventuelles imprécisions et défauts purement techniques, cette foule tantôt fascinée, tantôt tumultueuse – foule témoin des dernières heures et des tourments du Christ. La vérité du théâtre cède ici à plusieurs reprises au souci d'une stricte mise en place, garante de l'équilibre de l'édifice tout entier. Il est peu de dire qu'on souhaiterait le retour sur scène de ce spectacle, en espérant que l'accalmie sur le front sanitaire puisse lui être profitable…

à revoir sur le site https://operavision.eu/fr
https://www.youtube.com/watch?v=5sGHlk4DuxY

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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