Giuseppe Verdi (1813–1901)
Macbeth (1847, rev. 1865)
Melodramma in quattro atti
Livret de Francesco Maria Piave et Andrea Maffei , d'après Shakespeare
Version de Paris de 1865, chantée en italien.
Créé à Florence, Teatro della Pergola, le 14 mars 1847

Direction musicale Philippe Jordan
Mise en scène Barrie Kosky
Mise en place scénique Sylvie Döring
Décors et lumières Klaus Grünberg
Costumes Klaus Bruns
Dramaturgie Claus Spahn

Macbeth Luca Salsi
Banquo Roberto Tagliavini
Lady Macbeth Anna Netrebko
Macduff Freddie De Tommaso
Malcolm Carlos Osuna
Un médecin Ilja Kazakov*
Femme de chambre Aurora Marthens*
Fleance Alessandra Bareggi
Serviteur de Macbeth Martin Thyringer
Un sicaire Ferdinand Pfeiffer
Voix des apparitions : Panajotis Pratsos, Nicolas Rudner, Maryam Tahon
* Membres du Studio

Enfants de l'école d'opéra de la Wiener Staatsoper
Chor der Wiener Staatsoper
Orchester der Wiener Staatsoper

Vienne, Wiener Staatsoper, 17 juin 2021, 18h30

Macbeth n’est pas le plus facile des opéras de Verdi, avec ses deux versions, avec cette voix impossible de Lady Macbeth et ce mélange de tons qui oscillent entre la tarentelle et la musique la plus inquiétante et la plus noire. Barrie Kosky à Zurich a relevé le défi de la mise en scène, et la reprise de ce travail à Vienne et son entrée au répertoire était à lui seul un motif pour se déplacer. Mais avec un quatuor vocal d’un niveau inouï aujourd’hui et un orchestre des grands soirs, la soirée est devenue anthologique. Ces dernières années, et peut-être depuis Abbado-Strehler en 1975, on n’avait pas entendu ni vu une telle réussite qui a mis en folie le public viennois.

Il y a peut-être un miracle de la pandémie. Les artistes, frustrés de scène depuis des mois se surpassent lorsqu’ils retrouvent le public : c’est ce qu’on constate ces jours-ci à Vienne, où cette nouvelle production de Macbeth est l’occasion d’une performance sans comparaison de la part de tous les protagonistes et donne un résultat qui met sens dessus-dessous le public de Vienne, qu’on sait très amateur de voix.

Macbeth (Luca Salsi) et Lady Macbeth (Anna Netrebko)

Barrie Kosky a mis en scène à Zurich Macbeth de Verdi (voir notre article ci-dessous) en en faisant une sorte de duo permanent du couple maudit Macbeth/Lady Macbeth, à peu près seul en scène pendant toute la représentation, isolé dans un halo de lumière délimité par un tromblon, et dans un univers noir qui semble le tunnel de la mort. Les chœurs sont en coulisses (sauf pour la scène de Macduff et le chœur patria oppressa, l’un des rares moments où le couple n’est pas en scène), et dans l’univers de Macbeth apparaissent les seules sorcières, des êtres hybrides, transgenres comme sortis du néant. Un univers oppressant qui sanctionne l’isolement du couple dans sa logique meurtrière.

Le brindisi : Macbeth (Luca Salsi) et Lady Macbeth (Anna Netrebko)

Quand on est aveuglé, plus rien n’a de sens, plus rien ne prend forme sinon son obsession et le couple est enfermé comme dans un cercle de l’Enfer dantesque. Du même coup, tout apparaît factice et illusoire : illusoire le pouvoir, illusoire la scène du Brindisi avec ses serpentins dérisoires et terribles, sans apparition du spectre qui est dans la tête de Macbeth, illusoires même les scènes finales où dans une logique sans appel, Macbeth n'est qu'un pauvre fou. Tout cela n'était-il qu'un délire morbide ?

Image finale…Luca Salsi (Macbeth)

Cet isolement des deux protagonistes pèse et donne encore plus de poids au drame de Shakespeare. Kosky a trouvé le moyen à travers Verdi de retrouver la vérité shakespearienne, avec un dispositif réduit à l’os, et une mise en scène millimétrée des mouvements de chacun des deux protagonistes. Le monologue de Lady Macbeth Una macchia è qui tuttora… est magistral sous ce rapport : alors qu’elle a été vêtue de noir pendant toute la représentation, Lady Macbeth est en blanc, et dialogue avec un corbeau agrippé au dossier d’une chaise.

Anna Netrebko (Lady Macbeth)

Le corbeau, charognard accompagne le couple depuis le début où Macbeth apparaît enfoui sous des corbeaux morts, et la fin où il va retourner à la charogne : les corbeaux sont les seuls à soutenir  le regard du couple, tous ceux qui s’y sont heurtés sont morts (Banquo, le seul qui fut un moment en dialogue avec Macbeth). Même la femme de chambre et le médecin se tiennent à distance : il ne fait pas bon se brûler au soleil noir des Macbeth.
La réussite absolue de ce Macbeth est le résultat de l’alchimie subtile entre une mise en scène exceptionnelle et un plateau engagé. Tout un plateau, et pas seulement les protagonistes, car le plateau réuni ici est sans aucun reproche, de plus petit rôle aux plus importants. On note d’abord une femme de chambre de Lady Macbeth à la voix puissante, homogène, bien posée, d’une jeune chanteuse membre de l’opéra studio de Vienne, Aurora Marthens, et un médecin au timbre de basse immédiatement notable, annonciateur de futurs succès, Ilja Kazakov. Retenez ces noms. Bonne prestation également du Malcolm de Carlos Osuna.

Freddie de Tommaso (Macduff) et le choeur

On attendait avec impatience le Macduff de Freddie De Tommaso… le jeune ténor britannique d’origine italienne est dans la troupe de Vienne, mais il est déjà recherché par toutes les polices lyriques du monde… La voix est large, de belle assise, le timbre lumineux qui rappelle un peu le jeune Corelli, l’aigu facile, les passages homogènes, c’est à n’en point douter (s’il ne brûle pas les étapes) une future star, car la voix a prise sur le public qui lui fait un triomphe. Derrière lui, le chœur de la Staatsoper dirigé par Thomas Lang est au sommet dans un patria oppressa à la fois grandiose et méditatif, qui va dans le sens de la mise en scène. Il sera tout au long de la représentation au rendez-vous de ce moment exceptionnel.

Banquo (Roberto Tagliavini)

Une fois encore, Roberto Tagliavini dont la carrière discrète n’est pour l’instant jalonnée que de succès, montre qu’il est aujourd’hui l’une des basses les plus importantes de la péninsule et l’opéra de Vienne l’a bien compris puisqu’il est affiché plusieurs fois la saison prochaine. Son Banquo exceptionnel, contrôlé, intelligent, et sans ostentation est à la fois sensible et vibrant, comme le montre son air Studia il passo, o mio figlio… Et la voix a une profondeur et des harmoniques qui sont des garanties pour  les grandes basses du répertoire italien mais qui annoncent aussi sans doute des incursions dans le répertoire russe. Nous sommes sans doute là au moment où cette carrière va exploser.
Le résultat scénique et musical de la prestation des deux protagonistes montre un fois encore qu’une mise en scène exceptionnelle grandit le résultat musical et le porte au pinacle.
Je dois en effet en tant que critique faire mon mea culpa : mes lecteurs savent que je ne suis pas un inconditionnel d’Anna Netrebko, ni de Luca Salsi. La première par son absence d’investissement scénique malgré une voix qui est un authentique miracle, et le second par la difficulté qu’il connaît à maîtriser et contrôler une voix énorme, et une certaine absence d’élégance.
Force est de constater ici qu’ici, parce qu’ils sont dirigés par un metteur en scène et s’ils s’y investissent, ils écrasent tout sur leur passage.

Luca Salsi (Macbeth)

Luca Salsi dès les premiers moments contrôle son émission, s’applique à dire, mâcher, distiller le texte et s’il est peut-être plus contrôlé dans la première partie que dans la seconde, la prestation est impressionnante d’éclat, de couleur, de violence aussi avec ces soupirs qui sont autant de râles annonciateurs de la fin, et ce dès les premiers moments. La voix est impressionnante et son Macbeth, qui tranche avec les Macbeth historiques et sans doute plus raffinés d’un Bruson ou d’un Cappuccilli, est ici d’une sauvagerie désespérée qui convient à la mise en scène car on a l’impression d’un lion enfermé dans une cage qu’il n’arrive pas à briser. Même à l’étroit, il reste dans les rails prévus par le travail de Kosky, et il est stupéfiant.

Anna Netrebko (Lady Macbeth)

J’ai entendu plusieurs fois Anna Netrebko dans Lady Macbeth et dans des mises en scène sans grand intérêt qui la laissaient à peu près faire comme elle voulait. Cette fois-ci, elle est contrainte par une mise en scène qui millimètre ses mouvements entre une chaise et une surface lumineuse de deux ou trois m2… Et pour la première fois peut-être je n’entends pas la plus belle voix du monde, mais une véritable incarnation. Elle éblouit par la diversité des couleurs, par la manière qu’elle a d’oser prendre des risques en donnant des inflexions noires, voire brutes, en avilissant sa voix quelquefois, toutes sortes de facettes qui laissent le spectateur ébahi de tant d’art et de tant d’intelligence. Dès le premier air, Vieni t'affretta ! Accendere Ti vo' quel freddo core ! avec la cabalette, on est stupéfait des variations de couleur, de la manière d’obscurcir la voix, des graves abyssaux et des aigus stratosphériques, qui projette immédiatement cette Lady au rang de légende.
Même impression dans La Luce langue, aux couleurs glaciales, qui ne finissent pas d’étonner par cette art kaléidoscopique de se mettre en danger avec une sûreté déconcertante ; et si le Brindisi, si colmi il calice, est très brillant comme attendu, l’air Una macchia è qui tuttora… est un moment de tension insupportable, parce qu’il est tout intériorité à la fois désespérée et mortifère, avec cette note finale émergée du silence comme un fil de voix et qui s’élève de plus en plus à une hauteur stratosphérique… C’est un miracle permanent auquel nous avons assisté ici. Quand Anna Netrebko décide d’y aller vraiment, elle est enfin conforme à sa légende.

Mort de Macbeth (Luca Salsi), MAcduff(Freddie de Tommaso) et quelques plumes de corbeaux

Avec un tel plateau, Philippe Jordan à la tête d’un orchestre survolté est aussi au rendez-vous, je le dis là aussi avec d’autant plus de liberté que son Verdi ne m’a pas toujours convaincu, au contraire de ses Strauss, souvent très réussis. J’ai toujours remarqué la justesse de ses observations dans les programmes de salles, et le contraste entre ces observations souvent très fines et leur application en fosse.
Rien de tout cela ici, il réussit à galvaniser l’orchestre, ce qui n’est pas difficile quand on entend le plateau, Il est comme « libéré » et réussit à donner à ce Verdi sa couleur ambiguë entre les petites vulgarités contrastant avec des moments d’une intensité rare et d’autres d’une élégance stupéfiante.
Le Verdi de Macbeth est celui de la tarentelle initiale des sorcières, et aussitôt après de la scène de la lettre, pétrifiante. C’est 1847 et 1865, au sortir de la jeunesse d’un côté et à l’entrée dans la maturité de l’autre, aussitôt après Ernani et juste avant Don Carlos, et c’est ici "tout en un".
Au départ, on est frappé d’une sorte de vulgarité volontaire, comme lancée à l’oreille du spectateur, avec une brutalité voulue et ses contrastes subits et plus avant un sens dramatique suraigu, comme au moment de la mort de Banquo et dans toute la fin où l’on retrouve le Verdi haletant et théâtral. Cette diversité et ces contrastes, ; on les lit dans l’accompagnement de la luce langue si multiple qui allie le brillant et l’urgence dramatique, les raffinements et une pointe de routine musicale, et surtout de Una macchia qui tutt’ora sublime de délicatesse. Jordan et l’orchestre réussissent à donner de l’œuvre une vérité totale avec ses contrastes violents et en même temps un sens dramatique exceptionnel, ainsi que la lumière noire de la tragédie qui va si bien avec la mise en scène, il y a là tout Verdi, du théâtre à la méditation, des tripes à l’âme. Enfin on y lit aussi, et c’est sans doute la clef, une joie de rejouer pour un public qui est palpable dans l’engagement de l’orchestre.
La fête de la musique avant l’heure.
 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
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