Richard Strauss (1864–1949)
Der Rosenkavalier (1911)
Comédie en musique en trois actes
Livret de Hugo von Hofmannsthal 
Version musicale de Eberhard Kloke

Direction musicale : Vladimir Jurowski
Mise en scène : Barrie Kosky
Décors : Rufus Didwiszus
Coxtumes : Victoria Behr
Lumières : Alessandro Carletti
Dramaturgie : Nikolaus Stenitzer
Chef des Chœurs :  Stellario Fagone
Die Feldmarschallin                         Marlis Petersen
Der Baron Ochs auf Lerchenau        Christof Fischesser
Octavian                                           Samantha Hankey
Herr von Faninal                              Johannes Martin Kränzle
Sophie                                              Katharina Konradi
Jungfer Marianne Leitmetzerin        Daniela Köhler
Valzacchi                                          Wolfgang Ablinger-Sperrhacke
Annina                                              Ursula Hasse von der Steinen
Ein Polizeikommissar                       Martin Snell
Der Haushofmeister bei der Feldmarschallin
Manuel Günther
Der Haushofmeister bei Faninal
Caspar Singh
Ein Notar                                      Christian Rieger
Ein Wirt                                        Manuel Günther
Ein Sänger                                   Galeano Salas
Drei adelige Waise                  Juliana Zara, Sarah Gilford, Daria Proszek
Eine Modistin                            Elisa Boom
Ein Tierhändler                        George Virban
Kinder                                          Elisa Boom, Juliana Zara, Sarah Gilford, Daria Proszek, George Virban

Chor des Bayerischen Staatsoper
Bayerisches Staatsorchester

Nouvelle production

À partir du 21 mars en streaming était visible sur ArteConcert jusqu'au 19 avril 2021, puis en VOD (payant).

Cette première aurait dû être l’un des événements de l’année dans le petit monde du lyrique tant le Rosenkavalier de Munich est l’un des must de tout parcours lyrique qui se respecte. Depuis 1972 en effet, la production d’Otto Schenk a gagné ses galons de référence incontournable, glorifiée très vite par la présence de Carlos Kleiber en fosse, et d’une succession des plus grandes Maréchales, des plus grands Octavian et des plus grandes Sophie qu’on ait pu entendre en cette fin de XXe et début de XXIe.

Après presque 50 ans de bons et loyaux services, Nikolaus Bachler a décidé de la retraite de la production Schenk, qui a continué ces dernières années à ravir – et avec quel succès, les publics de l’opéra de Munich.
La succession échoit à la paire Vladimir Jurowski/Barrie Kosky réunie pour la cinquième fois et à un trio de chanteuses inédit qui a la lourde tâche de montrer que la production qu’ils conduisent peut aller aussi loin que la précédente. C’est à ce qu’on en voit à l’écran une réussite, et pourvu que ça dure.

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Nous avions décidé d’attendre le spectacle « en salle » pour en parler, et puis, en y repensant, et surtout en le revoyant, nous avons décidé d’écrire, d’autant que Barrie Kosky dans quelques jours propose un spectacle attendu à Lyon.

Avant d’entrer dans l’univers de cette nouvelle production, selon l’angle du streaming, et donc selon une vision orientée par les choix de prises de vue (pas spécialement inventifs d’ailleurs), et en attendant de la commenter vue de la salle, ce qui sera sans doute bien différent, il convient de poser certains éléments qui me paraissent fondamentaux pour en souligner l’importance.
D’abord, Nikolaus Bachler en décidant de remiser la production la plus emblématique de cette maison, à la veille de laisser sa place à Serge Dorny, a pris un risque pour ce théâtre et pour les années suivantes. Der Rosenkavalier d’Otto Schenk à Munich fait systématiquement le plein et les spectateurs ont vu défiler dans cette production la fleur des chefs et des chanteurs. Les dernières reprises avec Kirill Petrenko et Anja Harteros étaient d’indescriptibles triomphes.
Elle pouvait durer une bonne dizaine d’années encore avec d’autres trios et un autre chef, se reposant ainsi « sur ses lauriers »
Ensuite, la production d’Otto Schenk est emblématique d’un style, d’une manière de voir Der Rosenkavalier qui a marqué pratiquement toute l’histoire désormais séculaire de cet opéra d’opéra, dans la tradition de Rudolf Hartmann et de cette fameuse production salzbourgeoise que marquèrent Karajan et Schwartzkopf. ((Notons d’ailleurs qu’à la création de cette production (1960), Karajan était dans la fosse, mais ce fut Lisa Della Casa qui la créa (Schwartzkopf ne fit qu’une seule représentation) et que l’année suivante, si Schwartzkopf fut la Maréchale, c’était Böhm dans la fosse)).

 

Der Rosenkavalier, film de Robert Wiene (1926), Jaque Catelain (Octavian) Elly Felicie Berger (Sophie) décors d'Alfred Roller

Plus largement, la plupart des productions de près ou de loin reprennent le projet d’Alfred Roller en 1911 à Dresde qui constitue – et c’est rare – la référence de base des productions de tout le XXe siècle et dont la production a été « immortalisée » par un film muet de Robert Wiene présenté le 10 janvier 1926 à l’Opéra de Dresde (lieu de la création) accompagnée par l’orchestre dirigé par Richard Strauss lui-même.

Et c’était le propos de Schenk et de son décorateur Jürgen Rose de faire respirer ces souvenirs qu’ils ont d’abord expérimenté à Vienne, puis à Munich dans un autre style en l’inscrivant « dans le territoire » (comme on dit aujourd’hui) car le décor s’inspire des espaces rococo du château de Nymphenburg tout proche de Munich. En réalité cette tradition a été immortalisée par toutes les grandes mises en scène jusqu’au seuil des années 1990.

Mais comme pour la Maréchale, le temps passe et place à la nouveauté.
Depuis la fin du XXe siècle d’autres metteurs en scène, tout en gardant du coin de l’œil les origines de l’œuvre, ont réussi à sortir des rails de la tradition, c’est Herbert Wernicke  à Salzbourg en 1995, puis à Paris (c’est encore la production en cours) grâce à Mortier, c’est Peter Konwitschny à Hambourg en 2002, c’est Stefan Herheim à Stuttgart en 2009.
Barrie Kosky vient donc couronner ce mouvement à Munich, dans le temple de la tradition straussienne, dans la maison Strauss en quelque sorte.

 

Une production en rupture

Kosky est toujours surprenant, insaisissable, et toujours là où on ne l’attend pas : il propose un travail original, qui suit le livret sous plusieurs angles de vue, offrant à chaque acte un univers spécifique, avec un travail millimétré sur les personnages et un jeu d’acteur en symbiose avec l’orientation de la direction musicale.
Le travail de Kosky est un chef d’œuvre du « en même temps », assez radical pour marquer une vraie rupture, assez tendre pour ne jamais trahir le livret, mais au contraire en donner tout le suc, toute l’ironie et tous les possibles.
Le XVIIIe rococo de Hoffmannsthal est un rêve de XVIIIe, Kosky nous donne à rêver, tout en mettant l’ensemble de l’opéra sous le signe du temps qui défile, qui passe, qui fuit en mettant une horloge au centre des regards, qui va accompagner l’ensemble de la soirée et la clore.

Acte I
Laissons-nous porter par quelques paroles d’Aznavour qui collent assez bien à cette histoire :
Le temps passé
Celui qui va naître
Le temps d'aimer
Et de disparaître

En effet la première image est celle d’un cadran puis d’un pendule d’où sort la Maréchale suivie d’Octavian.
L’autre caractère c’est l’abandon de la référence au XVIIIe, au profit des années 20, années folles, mais qui restent en réalité approximatives, le temps de la représentation est un XXe siècle vague : dans une mise en scène où si le temps est essentiel, l’époque l’est moins et du même coup, une partie du premier acte ressemble beaucoup aux comédies à la Feydeau, on y a même le « Ciel, mon mari » traditionnel (Quinquin, es ist mein Mann!), une autre (la dernière) à des comédies plus dramatiques à la Ibsen ou Strindberg

Acte I : Octavian (Samantha Hankey) La Maréchale (Marlis Petersen) – quand le chat est parti, les souris dansent

L’ambiance qui baigne cet acte est un peu particulière tout de même par le jeu très érotisé (bien plus érotisé qu’habituellement) de la première partie : Kosky s’amuse évidemment avec le jeu des genres où le travesti est un peu oublié, grâce à Samantha Hankey très équivoque, et une Maréchale bien plus déshabillée qu’à l’accoutumée, joyeuse et coquine. C’est la première surprise.

La Maréchale (Marlis Petersen), Le chanteur italien (Galeano Salas)

L’arrivée de Ochs est un retour à la comédie, au quiproquo, avec des moments assez spectaculaires comme celle du chanteur italien (Galeano Salas) en personnage d’opéra baroque comme sorti d’un rêve d'opéra louisquatorzien. Dans la dernière partie, le monologue de la maréchale puis la scène avec Octavian sonnent un peu plus « comédie dramatique » comme on savait en écrire à la fin du XIXe et au début du XXe.

Octavian (Samantha Hankey), de dos,  La Maréchale (Marlis Petersen) fin de l'acte I

Le moment est d’ailleurs merveilleusement réglé entre une Maréchale rêveuse au regard lointain, et un Octavian plus mobile, plus engagé, dans un ballet autour d'elle qui clôt l’acte dans la solitude totale : on n’aperçoit pas les laquais qui lui répondent, plus de Mohammed non plus : c’est Cupidon qui va porter (légitimement) la rose d’argent et seule dans cet immense décor, une Maréchale starisée (par sa merveilleuse robe) finit par s’asseoir sur le balancier de la pendule, comme offerte au temps. L’acte ouvre et ferme sur la pendule.

Ainsi ce premier acte déconstruit la tradition pour offrir une vue presque panoramique des genres théâtraux de ce début du XXème, des ambiances y compris l’érotisation (pensons à Salomé, mais aussi à d’autres audaces que cette époque offrit) le tout unifié par le décor (qu’on aperçoit mal parce que peu éclairé, un décor aux reflets argentés, bleus, aux ombres portées, qui efface aussi tout réalisme. On perçoit plusieurs styles de théâtre, et en même temps une couleur qui n’est pas sans évoquer le conte, ou plutôt une sorte d’irréalité, de mystère. Kosky est familier de ces espaces qui déterminent le regard, on pense à la verdure d’Onéguine, ici ce sont les reflets, les ombres, les lumières chiches qui font que les personnages surgissent de l’ombre comme dans un rêve, où les plantes ont des reflets d’argent comme la rose du chevalier : c’est un décor qui pourrait évoquer l’opérette ou la comédie musicale. Il reste que le spectateur s’égare sans trop identifier l’univers dans lequel il est tombé qui navigue entre réel et irréel, sous l’œil d’un vieux petit Cupidon qui a l’air de gérer l’affaire. Il y a dans tout cela de la tendresse, un discret sourire, mais aussi une histoire qui se construit dès le lever de rideau quand la Maréchale sort de la pendule un peu folle qui rythme la performance et qu’elle se balance en final sur le balancier, première et dernière image du temps qui passe pour le personnage, et en même temps de crise : chacun court après le temps, mais le Rosenkavalier c’est une crise, au sens de krisis grec : temps de séparation et temps de jugement (même racine), temps de rupture et rupture du temps entre un avant et un après.
Toute pièce de théâtre raconte une coupure entre un avant et un après. Et le Rosenkavalier n’échappe pas à la règle : Acte I avant, acte II pendant, acte III après. Le temps fait tout.

Image finale de l'acte I, La Maréchale (Marlis Petersen)

 

Acte II

Autre ambiance dans le deuxième acte qui s’ouvre sur un réveil matin qui sonne : le réveil matin c’est le temps dans l’espace intime, la pendule étant le temps dans l’espace social… Mais c’est le lit central qui frappe, un lit très simple qui est celui de la jeune fille, alors que les mises en scène habituelles de Rosenkavalier toutes s’ouvrent sur le lit souvent monumental de la Maréchale. Le lit est un motif du texte (on le retrouve dans l’auberge du troisième acte) souligné d’ailleurs par un texte de Carnaval paru en 1912 appelé « Rosenkavalier Alphabet » où l’on trouve à la lettre B (comme Bett=lit) Ein Bett wirkt auf der Bühne immer (Un lit fonctionne toujours sur scène).

La vie en rose… Sophie (Katharina Konradi) Octavian (Samantha Hankey, le lit et Cupidon

Dans cette mise en scène, pas de lit au premier acte, c’est tout le décor (pendule, sol, canapé, recoins) qui est espace d’amour, mais le lit apparaît au deuxième acte associé au personnage habituellement considéré comme l’innocente, Sophie((Et pas de lit au IIIème acte non plus, là où on l’attend. Kosky nous déroute.)). Et ce lit n'est pas un lit, on le bouscule, on le trimbale, il est aussi magique puisque Ochs y disparaît, mais c'est aussi le lieu où le couple Octavian-Sophie se découvre.
Entre la Maréchale, Ochs, Sophie, Octavian, et même Faninal qui tente d’effleurer Mariandl au troisième acte, ce qui circule sans cesse, c’est la sexualité, une sexualité orchestrée par Cupidon, fils de Vénus qui en est le serviteur.

Acte II : Octavian (Samantha Hankey), Ochs (Christof Fischesser) Majordome (Caspar Singh), Faninal, (Johannes Martin Kränzle), Cupidon le cocher, Sophie(Katharina Konradi), Marianne Leitmezterin (Daniela Köhler)

D’où ce Cupidon qui au se substitue à Mohammed au premier acte, qui au deuxième acte conduit le carrosse ou sert le vin et au troisième est dans le trou du souffleur. Cupidon ici ressemble à l’Éros grec qui organise les accouplements, Éros sexué à l’origine de l’union des mâles et des femelles et plus tard dieu de la pédérastie, le dieu d’une sexualité qui va en tous sens. Il traverse les trois actes, avec ce trait d’humour de Kosky d’un Cupidon petit vieillard qui traine ses ailes, là où la représentation traditionnelle est celle d’un putto, d’un angelot ou d’un éphèbe. Dans cette production qui met en scène le temps qui passe et qui tourne, Cupidon aussi a vieilli, ce qui ne l’empêche pas d’être le maître du temps…
Et la Sophie qui nous est présentée est une jeune femme aux épaules nues, offerte, érotisée elle aussi (lèvres marquées, charnues, prêtes au baiser). Ce n’est pas l’innocence qui circule dans cette pièce, mais sur les murs et sur scène un univers de satyres, accompagnant un univers dionysiaque dont font partie tous les personnages jusqu’au couple Annina-Valzacchi voire Faninal.
C’est un décor à la Watteau dont les murs pourraient concurrencer « L’enseigne de Gersaint », qui commence autour du lit de la jeune fille seul meuble de l’espace, et au milieu le réveil-matin qui ne quittera pas sa place : temps de l’amour qui commence.
Mais qu’est-ce que ce temps ? est-ce le temps du rêve ou le temps réel ? Sophie dit elle-même que temps et éternité s’unissent en un instant. L’acte s’ouvre sur la jeune fille qui s’éveille dans l’attente du Chevalier à la Rose, puis trois personnages surgissent de l’ombre derrière, père, Marianne Leimetzerin la duègne et la majordome, comme s’ils surgissaient d’un néant ou d’un rêve.
Cet effet est accentué par la présentation de la rose qui bascule dans l’univers des contes de fées, avec le carrosse de Cendrillon qui amène Octavian, mené par le Cupidon qui continue de veiller, sortant du mur comme d’un des tableaux. Kosky inverse le conte : c’est la princesse qui attend et le « Prince » qui arrive. Mais le résultat est le même, la magie du carrosse renforce le halo d’émerveillement mais Kosky mélange les deux, tout comme Strauss et Hoffmannsthal d’ailleurs qui construisent cet acte avec le climax de la rencontre, qui est l’élément déclencheur du conte de fées, surmultipliée par le carrosse ici.
D’ailleurs Sophie ne regarde jamais le carrosse comme s’il surgissait de son imagination, elle regarde à peine Octavian, elle le rêve. Kosky est toujours entre ce qui se passe devant les yeux et derrière, dans les âmes des personnages : il rompt totalement avec l’ambiance linéaire d’une comédie en musique (Komödie für Musik, ainsi est qualifiée l’œuvre) pour aller presque vers celle plus échevelée de la comédie musicale.

Sophie (Katharina Konradi), Ochs (Christof Fischesser)

C’est à la fois l’ambiguïté de ce travail et son prix que d’en faire un univers complètement irréel, comme sorti de l’imagination de Sophie (qui ouvre l’acte sur son lit et le referme en y enfonçant la tête de Ochs comme si elle voulait effacer un vilain cauchemar).
En se posant en rupture avec la tradition, plus fluide et « naturelle », Kosky en réalité révèle combien le texte de Hofmannsthal permet son « pas de côté et aussi combien la dramaturgie est parfaitement construite par ce maître ès théâtre : car la rencontre du jeune couple est un climax que le texte lui-même projette dans l’irréel, faisant de l’arrivée de Ochs (que Kosky fait habilement sortir du Carrosse lui aussi) un contrepoint mais qui ne plonge pas dans le ridicule habituel. Kosky choisit un Ochs (excellent Christof Fischesser) un peu excentrique, mais pas vraiment grossier comme la tradition nous en donne mille exemples depuis la création.

Le Ochs de la tradition (Dessin d'Alfred Roller)

Il est dans la lignée de celui de Groissböck pour Harry Kupfer à Salzbourg.
La construction dramaturgique d’Hofmannsthal coup de foudre-duo d’amour-arrivée surprise de Ochs-duel et monologue final, est parfaitement respectée par Kosky qui va jouer sur des variations : Annina et Valzacchi, puis la troupe qui accompagne Ochs sont issus d’une sorte de pastorale érotique, de ce komos grec (qui a donné le mot comédie) orchestré par le vieux Eros-Cupidon, et qui sortent eux même des tableaux dont on s’aperçoit qu’ils ont plus ou moins pour thème unique le désir.

Acte I : La Maréchale (Marlis Petersen), Ochs (Christof Fischesser) Octavian-Mariandl (Samantha Hankey)

Tout est un montage de Cupidon, c’est à dire l’orchestration du désir, la fête d’une chair souriante, mais la chair souriante parce que tout est un ballet autour du lit, occupé par Sophie, puis par les deux amoureux, enfin par Ochs dont la blessure est juste limitée au bout du doigt.  Et toute la culture lyrique de Hofmannsthal remonte, mise en valeur par Kosky en deux exemples,

  • Faninal qui de père joyeux au départ devient lui aussi membre de ce komos satyrique (avec ses deux petites cornes) poussant sa fille dans le lit de Ochs parce qu’il la lui vend, à l’instar de Daland vendant Senta au Hollandais, non pour des diamants, mais pour du sang bleu. Il achète à travers sa fille une légitimité nobiliaire et Ochs achète la dot. Sophie n’est que la marchandise d’un échange, isolée (« Die Mutter ist tot, und ich bin ganz allein » dit-elle au tout début de l’acte) mais décidée à vendre chèrement sa liberté.
  • Quand Annina vient donner à Ochs la lettre de « Mariandl » l’invitant, on pense évidemment à Quickly et Falstaff sorti de la Tamise, qui hésite à accepter le rendez-vous, puis l’accepte. Et Falstaff part ensuite pour une sorte de comédie (« tutto il mondo è burla »), là où Ochs part vers une farce dont il sera la victime à peu près dans les mêmes termes. mais en s'en sortant à la Beckmesser, pas en riant de lui même comme Falstaff. La Maréchale dira ensuite au troisième acte à un Ochs penaud « Eine Farse », une farce organisée.  D'autant que Falstaff était un  des opéras que Richard Strauss dirigeait fréquemment…
    Il sera  ainsi intéressant de voir le Falstaff de Kosky cet été à Aix.

Sans insister, par ses seuls pas de côtés et par son changement d’univers, Barrie Kosky fait remonter à la surface des motifs qui sont les racines de la dramaturgie d’Hofmannsthal, comme par hasard Falstaff de Verdi pour Ochs et Meistersinger von Nürnberg pour la Maréchale, deux histoires de temps qui est passé (et qui sont proches en soi… Wieland Wagner l’avait bien compris en imaginant pour Meistersinger à Bayreuth un décor Shakespearien en 1962) et du même coup, le jeune couple Octavian/Sophie devient presque utilitaire. La pendule ne le concerne pas, il est dans l’éternité béate de Chronos, il peut s’envoler dans le ciel à la fin du III.

Acte III, mise en place de la farce : Aubergiste (Manuel Günther), Octavian-Mariandl (Samantha Hankey), Valzacchi (Wolfgang Ablinger-Sperrhacke)

 

Acte III

Justement, l’acte III devrait être la farce, et Kosky en fait d’abord une machine théâtrale, puisque (presque) tout l’acte se passe sur la scène d’un théâtre, et toute la première partie derrière le rideau de scène, comme le théâtre privé de la Maréchale qui en mettant en scène son propre effacement, met en scène celui de Ochs. Quand le rideau s’ouvrira au moment où Ochs est pris au piège, c’est sur elle, seule spectatrice (avec le vieux Cupidon) qu’il s’ouvrira
Dans ce troisième acte, l’inventivité de Barrie Kosky s’en donne à cœur joie. On commence par le coucou, autre manière de donner l’heure après la pendule et le réveil matin, dans une ambiance de pure comédie ou de dessin animé (le coucou n’est certes pas l’indice de la tragédie), et on voit parfaitement dans la pantomime initiale qui accompagne la longue introduction orchestrale qu’il puise son inspiration dans l’agilité de l’opérette, avec ce ballet de gens qui se transforment à toute vitesse, qui meublent le lieu, qui préparent l’espace, qui se déguisent en serveurs. Kosky donne d’ailleurs à voir tout l’espace, scène et salle, pour évidemment donner un signe au spectateur que nous allons assister à du pur théâtre, théâtre dans le théâtre, voir théâtre dans le théâtre dans le théâtre.
Une fois de plus, et habilement, Barrie Kosky n’en fait pas une scène exagérée qui ridiculiserait totalement Ochs. Nous avons vu qu’Ochs n’est qu’un hobereau excentrique un peu décalé, mais au total assez sympathique dans son côté « direct ». La scène du repas avec Mariandl est souriante, pas clownesque, sans les artifices habituels (avec des monstres, des trappes qui s’ouvrent etc…) là où il aurait pu faire un feu d’artifice de trucs de théâtre, Kosky s’abstient. Le seul élément de trouble pour Ochs, c’est de voir ses doubles partout où il essaie de « coincer » Mariandl, pour lui faire croire qu’il est un peu ivre, et le tout s’accélère avec l’arrivée de la veuve, des orphelins, de Valzacchi et du commissaire. La scène est réglée avec un rythme endiablé, presque cinématographique comme une sorte de mécanique très bien huilée (avec quel accompagnement d’orchestre !) lorsqu’apparaît comme un deus ex machina la Maréchale, en noir (deuil de sa jeunesse ?).

Cupidon-souffleur et la Maréchale (Marlis Petersen)

Immédiatement le rythme scénique s’apaise jusqu’au moment où elle signifie à Ochs que la comédie est finie, quand le rideau qui s’était refermé se rouvre sur un public en furie qui envoie au pauvre Ochs centre du spectacle des projectiles divers, au centre de deux publics :  le trio Maréchale, Octavian, Sophie regarde la scène assis au premier plan, tandis que Ochs sur l’espace scénique reçoit du public en furie des projectiles, et doit fuir, exactement comme Beckmesser dans Meistersinger. D'ailleurs la scène est réglée avec cette référence : le trio Maréchale, Octavian, Sophie c'est Sachs, Walther, Eva et Kosky les isole des spectateurs. Il faut toujours en effet penser à Meistersinger qui raconte la même histoire. On s’aperçoit que le public est fait de vrais spectateurs et de mannequins car ici tout est théâtre, faux semblants, farces dans cette scène particulièrement Falstaffienne où le Cupidon apparaît de temps à autre (dans le trou du souffleur, ou jetant à terre la moumoute perdue de Ochs etc…) Il traverse tout comme pour régler la scène dans ses moindres détails, et presque comme un complice de la Maréchale, venue pour céder la place à l’amour, régler son compte à Ochs et dire (ou faire entendre) le vrai à Sophie.
Alors de nouveau, l’ambiance bascule.
Tout décor s’efface dans la dernière partie, alors qu’on était dans un décor hyperréaliste de théâtre Bauhaus un peu années 1920, on passe au noir avec les personnages isolés par la lumière,  un espace vide à la Brook pour une scène finale réglée comme un spectacle théâtral, où les personnages règlent leurs comptes. Et tout est calculé pour faire comprendre visuellement ce qui se passe : le fameux trio, la plus sublime musique de la partition qui doit tant au quintette de Meistersinger (encore!) est mis en scène comme 2+1 ; la Maréchale en chantant avec les autres s’éloigne et disparaît pendant la musique, faisant voir au spectateur comme la musique dit la fin et la renonciation.
Alors de nouveau on bascule de cette image de « drame personnel », à l’univers du conte : on retrouve le jeune couple chantant son duo entre ciel et terre, suspendu.
Autre entorse à la tradition : Faninal et la Maréchale repartent chacun de leur côté, seuls, et la Maréchale disparaît, sans doute en quête d’autres aventures, pendant que le jeune couple achève son duo « aérien » et que Cupidon assis sur la pendule du premier acte, enlève une des aiguilles, et la garde en main comme la flèche de l’amour dont il frappe les amants. L’amour c’est comme une flaque d’éternité.

"L’amour c’est comme une flaque d’éternité":  Sophie (Katharina Konradi), Octavian (Samantha Hankey

La nouveauté de ce travail consiste en une mise en scène qui joue sur plusieurs claviers, plusieurs genres, plusieurs ambiances, opérette, comédie musicale, théâtre de prose, drame bourgeois, comédie légère, farce, et passe de l’un à l’autre montrant en même temps l’extraordinaire plasticité du livret. On avait pris l’habitude d’une comédie linéaire, et on a du théâtre pluridimensionnel, en multiplex qui joue à la fois sur la trame, sur les rêves des personnages, mais aussi sur l’alliance entre la musique et les projections de cette musique chez le spectateur lui-même : nous sommes dans la lanterne magique du théâtre, celui des rêves et du plaisir, celui où la légèreté peut masquer de petits drames personnels, mais où elle ne perd jamais ses droits, sans jamais être caricaturale, ridicule ou grossière. C’est un perpétuel jeu d’équilibre qui renouvelle complètement la tradition visuelle et théâtrale de cet opéra, l’un des plus populaires du répertoire.

 

Une nouvelle version musicale pour cette unique représentation

Il y a évidemment un jeu particulièrement subtil entre la musique et le théâtre, car plus qu’ailleurs la comédie et la musique se tressent, il n’y a pas d’accompagnement du texte, mais au contraire un jeu permanent entre fosse et scène, où l’on se passe la voix tour à tour.
On le sait, l’effectif de l’orchestre – important habituellement – a été réduit pour cause de COVID et la partition a été revue ad hoc par Eberhard Kloke, qui s’est fait une spécialité de révisions de partitions d’opéra pour effectif de chambre, ou de réécritures comme pour Lulu qu’il présenta notamment à Oslo dont le Blog du Wanderer rendit compte.
Sans être une partition à effectif aussi réduit qu’Ariadne auf Naxos, la musique de ce Rosenkavalier sonne différemment, plus aérée, moins massive, avec une nouvelle instrumentation (il y même un piano) qui évidemment met en relief un son chambriste inhabituel, et un accompagnement musical qui est presque filmique au début de l’acte III (comme dans les films muets). Il y a là une modernité, une redécouverte des possibles de cette musique qu’on ne soupçonnait pas. On sait Jurowski toujours intéressé par une réflexion sur les couleurs, sur les équilibres instrumentaux et c’est notamment le cas au troisième acte, vraiment stupéfiant.
Peut-être la musique perd-elle en brillant (on n’est pas dans l’explosif bouleversant à la Kleiber ou à la Petrenko), mais à mise en scène plus intimiste, plus intérieure quelquefois, où les ambiances changent sans cesse, l’amaigrissement de l’effectif donne en même temps plus de plasticité et fait découvrir une modernité qu’on ne soupçonnait moins dans ce Strauss que dans d’autres, on est quelquefois au seuil de Stravinski (après tout, ils sont contemporains), pas très loin de Berg (et Eberhard Kloke outre Lulu a retravaillé Wozzeck), et en ce sens la direction de Vladimir Jurowski est vraiment éblouissante de nouveauté, de précision, de couleurs à la fois habituelles et très différentes : on entend des notes, des phrases qui surprennent, qui sonnent complètement   neuves et qui pourtant sont dans la partition originale.
Je trouve qu'il y a là un Rosenkavalier "autre" que la Bayerische Staatsoper, pourrait installer dans son répertoire, au moins  jouer quelquefois cette version, parce qu'elle fait voir un autre horizon, un autre univers musical… On se demande même s’il ne serait pas sympathique, et intelligent, comme on peut proposer un Don Carlo en quatre actes et un Don Carlos en cinq actes et en français qui sont deux œuvres différentes, de proposer tant cette version que quelquefois la version traditionnelle dans la vieille mise en scène de Schenk, expérience amarcord de temps à autre (le système de répertoire le permet) comme un jeu entre passé et présent : ce serait d'ailleurs une excellente manière d’éduquer un public à l’écoute et surtout au tressage de l’écoute et du regard, parce que je trouve que la version Kosky va très bien avec la version musicale de Kloke comme celle de Schenk avec l’édition traditionnelle. Mais je rêve parce que dès que la normalité sera de retour, on reviendra à la version traditionnelle – la version Kloke est "spéciale-Covid" et restera trace unique de ce moment douloureux.
Pourtant, dans la ville de Strauss pareille expérience serait à la fois unique et merveilleuse. En tous cas, telle quelle et avec cette option assez radicale, Vladimir Jurowski montre aussi l’excellence de la Bayerisches Staatsorchester, aussi bien au niveau de la cohérence d’ensemble que des pupitres singuliers, qui confirme encore être sans doute aujourd’hui l’une des meilleures phalanges d’opéra.

 

Une distribution exemplaire

À cette version nouvelle, hyperthéâtralisée, avec des équilibres scènes-fosse différents, correspond évidemment une équipe toute nouvelle, notamment le trio féminin qui doivent être tous d’excellents acteurs. Nikolaus Bachler a veillé à renouveler complètement le plateau des chanteurs : innovation là encore. À part Christian Rieger (Ein Notar) ce sont tous des noms neufs même si on reconnaît deux membres actuels de la troupe, l’excellent Martin Snell (Ein Polizeikommissar) et Galeano Salas (le chanteur italien).
Les rôles de complément sont bien tenus, et justement Galeano Salas est un chanteur italien correct moins spectaculaire par la voix que par le costume d’opéra baroque de la cour de Louis XIV : où l’on confie ce rôle à un ténor fameux (Lawrence Brownlee par exemple dans l’édition 2018), et les spectateurs se concentrent sur la voix, où on en fait un histrion, et la voix compte moins que l’effet scénique produit. C’est le choix effectué ici, mais Salas ne s’en sort pas si mal vocalement par ailleurs.
Le couple Annina-Valzacchi est un couple de caractère, et le Valzacchi de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke est vraiment un Valzacchi de luxe, pas caricatural, mais tout dans la voix, dans la couleur, dans l’expression et l’accent. Quant à Ursula Hasse von der Steinen, elle est une Annina affirmée, avec une personnalité plus marquée qu’habituellement, même remarque pour la Marianne Leitmetzerin de Daniela Köhler. La voix est puissante (elle va chanter une des Walkyries à Bayreuth, mais c’est surtout une Brünnhilde dans pas mal de théâtres allemands – Leipzig notamment), et se « pose » immédiatement à l’acte II. Le fait que pour ce rôle épisodique – mais pas si facile- elle ait une voix immédiatement identifiable est un signe…
Johannes Martin Kränzle est un Faninal exceptionnel, on connaît ses dons d’acteur, sa manière de phraser, de projeter, il travaille très bien avec Kosky avec qui il a fait son magnifique Beckmesser à Bayreuth, il est ici parfaitement à l’aise dans le rôle de « Lou-ravi », qui n’est pas si innocent et gère aussi ses affaires, sa personnalité s’impose avec cette plasticité qu’on lui connaît : mais c’est aussi un musicien, qui sait que dans ce type de rôle la couleur est essentielle. Ils sont très rares les Faninal qu’on remarque.

Ochs (Christof Fischesser) chassé par les spectateurs en furie comme Beckmesser dans Meistersinger

Christof Fischesser est un Ochs dans le sillon de celui de Günther Groissböck à Salzbourg, qui inaugure un peu la lignée de Ochs moins ridicules que dans les versions traditionnelles. Disons que Kosky en fait un personnage d’opérette, avec un costume d’opérette au deuxième acte (redingote jaune !). Fischesser est une basse de bonne qualité, qu’on a vu dans divers rôles de basses wagnériennes, comme Marke, Pogner, König Heinrich, toujours correct, toujours propre. Il est ici vraiment bien plus, vraiment excellent parce qu’il se glisse dans le personnage voulu, sympathique, un peu ridicule mais pas trop, jamais caricatural, et presque touchant notamment au troisième acte quand il est complètement perdu. Il est théâtralement d’une très grande justesse avec un sens du mouvement et des expressions exceptionnel, mais aussi parce qu’il est aussi un diseur du texte de très grand niveau. Il en distille les accents (et dans Ochs, c’est indispensable), avec une diction et un phrasé exemplaires. C’est un parfait alliage de jeu et de chant, ce chant-là convient à ce jeu-là : les deux collent ensemble pour en faire un personnage d’opérette, mais pas un personnage bouffe. La différence entre les deux est nette, et Kosky à travers lui nous la fait sentir. Magnifique interprétation.
On savait Katharina Konradi en train d’exploser sur le marché lyrique, elle confirme ses qualités dans cette Sophie mutine, pleine de désirs et en même temps fraiche avec une pincée de roublardise, une Sophie inhabituelle parce que plus décidée, et qui s’affirme comme personnage. Elle est vocalement de celles qui par leur chant savent dessiner un univers (on l’avait déjà mesuré dans le Junger Hirt de Tannhäuser à Bayreuth), son chant est contrôlé, la ligne de chant impeccable, les passages sans scories, et elle compose une Sophie magnifique, avec une vraie spontanéité en scène, où elle sait être aussi très émouvante passant rapidement du sourire à l’émotion (certaines expressions saisies au deuxième acte, et surtout au troisième). Elle est la juste Sophie pour cette production.
Samantha Hankey est une découverte, elle vient d’entrer dans la troupe de la Bayerische Staatsoper, et elle montre d’authentiques qualités tant sur la scène que dans la voix ; elle sait dans son jeu avoir l’ambiguïté de genre voulue (tout le début du premier acte très convaincant) et vocalement : elle a les accents, la puissance, l’ironie (dans Mariandl) : elle n’est jamais raide, toujours engagée et avec des qualités de contrôle et de diction pour elle aussi exemplaires (école américaine oblige) : sa composition en Mariandl est particulièrement convaincante parce que, contrairement à souvent, elle ne joue pas « l’homme qui joue la fille », Kosky a voulu jouer les ambiguïtés et en fait une Mariandl pleinement femme, comme elle est très naturelle dans un Octavian très adolescent, encore en devenir. Avec une voix forte et assise, elle compose un Octavian là encore parfaitement en phase avec la mise en scène. Elle sera une des filles du Rhin dans le Rheingold prévu au début du festival de Munich. Une voix à suivre : elle a tout d’une grande.

Enfin Marlis Petersen est la Maréchale et c’est une prise de rôle dont les spécialistes des voix diront  en se trompant : « elle n’a pas la voix » comme ils l’ont dit pour sa Salomé.
Marlis Petersen est une de ces artistes qui ne se glisse pas dans un rôle, c’est le rôle qui s’adapte à elle, et qui se transforme à son contact. De plus dans une version allégée orchestralement, elle est sans aucun doute plus à l’aise. Dans sa scène finale du premier acte elle est quelquefois accompagnée au piano comme si elle chantait un Lied et c’est splendide.
La première qualité de Marlis Petersen est une intelligence scénique peu commune, elle sait dessiner physiquement un personnage, et celui du premier acte désirant et sensuel voulu par Kosky n’est pas si facile (pas plus pour Samantha Hankey d’ailleurs), ensuite, c’est une chanteuse qui fait confiance au texte et qui sait que le secret du chant c’est d’abord posséder le texte, d’autant plus dans une comédie où parler, converser est si important. Strauss et Hofmannsthal sont maîtres de cette manière (ils connaissent parfaitement leurs Meistersinger : c’est tellement audible dans la première scène de l’acte III), alors elle sait marquer les accents, elle sait poser la voix, elle connait aussi ses limites et donc elle est habile à projeter. Alors oui quelquefois, au premier acte, on entend quelques notes fugaces à la limite, très légèrement tirées, mais quelle importance quand le personnage est là, vivant, respirant de désir, de jeunesse, d’initiative, de vie enfin : sa dernière scène est souveraine au premier acte, on a rarement entendu le texte aussi précisément coloré : comme elle prononce « Octavian » dans cette réplique essentielle heut’oder morgen kommt der Tag Octavian (aujourd’hui ou demain vient le jour, Octavian(( sous-entendu le jour de la rupture, de la fin de la relation)) où le nom de l’aimé est dit ou susurré par l’émotion tout en étant chanté !
Kosky en fait une sorte de star, avec des costumes somptueux, son costume final de l’acte I tout blanc, qui contraste avec celui bien plus « sérieux » de l’acte III, est éblouissant parce qu’il pose le personnage dans sa légende presque une reine de revue !
L’autre aspect du personnage est qu’il n’est justement, jamais vieux, jamais mûr c’est à dire jamais en fin de parcours de séduction. Même dans sa scène de désespoir amoureux de l’acte I, on la sent d’abord amoureuse, dans l’instant, résignée mais pas en fin de course, jouant presque avec Octavian la future rupture pour en atténuer la douleur : du très grand art qui dépasse naturellement le chant, et qui devient chair.
Et dans l’acte III, elle prend un style de très grande dame, souriante, jamais désespérée sachant faire contre présente mauvaise fortune bon cœur parce que son bon cœur a encore de l’avenir. Elle fait sentir cela dans son chant, par son autorité, par son humanité. C’est une Maréchale qui va encore sourire à la vie, et parce qu’elle sait manœuvrer les êtres avec douceur, elle a une manière de chasser Ochs étonnante, avec une autorité qui n’a pas besoin d’élever la voix de manière martiale comme quelques autres maréchales Ist halt vorbei (c'est simplement terminé) s'adresse à Ochs et en même temps à elle-même (tout comme Sophie qui se la répète pensant que son amour naissant est aussi terminé) et la scène avec Sophie qui suit est splendide de naturel.
Une fois encore, elle se montre irremplaçable dans le rôle voulu par la production.
À la fin du spectacle, le (télé)spectateur n’a qu’une envie, c’est de voir ce spectacle dans les conditions normales, avec un public, pour avoir la vision globale de la scène, embrasser l’espace, si important dans le travail de Kosky : dans ce travail aux éclairages plutôt sélectifs et où l’obscurité est une donnée de départ (le monde représenté aux deux premiers actes n’a pas de limites claires les personnages surgissent des limbes) la vision télévisuelle est frustrante, on aimerait par exemple au premier acte voir ce décor aux reflets d’argent incertains accompagner la scène créer une ambiance qu’on perçoit mal à l’écran.
Il faudra aussi vérifier en salle les équilibres fosse-plateau, avoir une écoute plus précise du travail de Jurowski qui nous est apparu si neuf …
Cette production que nous sentons exceptionnelle nous met, telle que nous avons vu le spectacle, en attente des joies du retour en salle, car nous avons l’impression de n’avoir vu qu’une partie du spectacle, anxieux de l’embrasser dans sa totalité.
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Et puis le jeune serviteur Mohammed remplacé par l'Amour, c'est une jolie idée qui efface tout ce que la figure blackfacée a de discutable par les temps qui courent.

Mohammed dans les dessins d'Alfred Roller à la création (1911)

Lire dans le Blog du Wanderer un compte rendu de la production précédente

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
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1 COMMENTAIRE

  1. on retrouvait aussi beaucoup visuellement l'année dernière à Marienbad de Resnais, soit par les decors , l'usage de la lumière et surtout les costumes de mademoiselle Chanel pour Delphine Seyrig ont énormement inspiré Koski. La ressemblance entre Seyrig et Petersen est frappante.

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