« Quand le diable frappe à la porte », diptyque Offenbach/Schönberg

Jacques Offenbach (1819–1880)
Les Trois baisers du diable (1857)
Opérette fantastique en un acte sur un livret d’Eugène Mestépès, créée le 15 janvier 1857 à Paris

Arnold Schönberg
Von Heute auf Morgen (1928–29)
Opéra en un acte sur un livret de Max Blonda, créé le 1er février 1930 à Francfort

Transcriptions : Takénori Némoto
Mise en scène : Alma Terrasse
Chorégraphie : Francesca Bonato
Scénographie : Elsa Ejchenrand
Costumes : Elisabeth de Sauverzac

Lumières : Anne Poitevin

Mélanie Boisvert (Jeanne, la femme)
Odile Heimburger (Georges, l’amie)
Benoît Rameau (Jacques, le chanteur)
Antoine Philippot (Gaspard, le mari)
Marie Roth (l’enfant)

Ensemble Musica Nigella
Direction musicale : Takénori Némoto

 

Créé le 11 mars 2021 au Théâtre de l’Athénée, en streaming du 5 au 11 avril 2021 sur le site du Théâtre

Les Trois baisers du diable : Odile Heimburger (Georges), Mélanie Boisvert (Jeanne), Marie Roth (l'enfant), Benoît Rameau (Jacques) ; Takénori Némoto (direction musicale)

Encore un spectacle qui n’aura malheureusement pas vu le jour en présence d’un public : « Quand le diable frappe à la porte » s’annonçait pourtant comme une belle occasion de découvrir deux œuvres qu’on entend rarement, et jamais ensemble – car représenter sur une même scène Les Trois baisers du diable d’Offenbach et Von Heute auf Morgen de Schönberg ne va a priori pas de soi. Il s’agit ici, nous indique le programme, d’associer ces deux opéras en un acte « pour mieux observer les circulations secrètes de l’amour et du désir » ; « Du Paris de 1857 à la modernité viennoise des années 1930, se tissent des liens dramatiques et musicaux entre fantastique et imaginaire ». Si l’on voit quelques similitudes quant à l’intrigue, on n’irait personnellement pas jusqu’à dire que les œuvres se répondent – l’amour et le désir y portant sur des objets radicalement différents et les compositeurs leur accordant une place tout à fait différente. L’ensemble n’en est pas moins réussi, notamment grâce à la mise en scène d’Alma Terrasse, très bien pensée et efficace. Il convient également de saluer le travail de transcription du chef Takénori Némoto, qui a adapté les deux partitions pour un effectif de cinq instrumentistes, sur douze instruments (flûte, piccolo, flûte en sol, clarinette, petite clarinette, clarinette basse, saxophone, violon, alto, violoncelle, piano, harmonium).

« De force ou de gré je crois, allait épouser le diable… »

Avec Les Trois baisers du diable, Offenbach reprend un matériau fantastique déjà presque galvaudé à son époque, mais il en tire une opérette qui ne manque pas d’agréments : les vies de Georges (un jeune violoniste) ainsi que de Jacques et Jeanne (un couple de paysans parents d’un petit garçon) basculent suite à l’apparition d’un personnage diabolique, Gaspard, qui pour sauver son âme doit convaincre Jeanne de lui répéter trois fois qu’elle l’aime. Gaspard use alors d’un stratagème bien connu pour la séduire : il fait apparaître un coffret à bijoux et de riches vêtements, puis transforme la maison en un magnifique palais. La jeune femme se laisse séduire un moment mais se reprend juste avant de prononcer le troisième « je t’aime » ; Gaspard enivre alors le mari et enlève l’enfant pour la convaincre de céder à ses avances. Mais grâce à l’intervention de Georges, Jeanne résiste, l’enfant est sauvé, minuit sonne et le diable vient reprendre Gaspard.

On se doute bien que malgré le sérieux du sujet, le compositeur s’amuse des topoï littéraires et musicaux dont regorge l’intrigue – et si Gounod n’avait pas encore composé son air des bijoux, le « ça reluit, ça m’éblouit » d’Offenbach aurait bien pu en être une parodie. Alma Terrasse joue de ces stéréotypes, coiffant Jeanne d’une tresse blonde et la montrant assise au rouet dès son apparition en scène ; Gaspard de son côté, tout de noir vêtu, ne manque jamais d’interpeler le « public » et d’entrer en connivence avec lui. Un peu démon, un peu vampire, c’est un personnage que le baryton Antoine Philippot construit et nourrit par une gestuelle très particulière : Gaspard est avant tout un corps, qui se plie, se gratte, et sort mille et une choses de ses poches. Il danse même, avec Jacques, et le comique de l’œuvre repose en grande partie sur ses épaules. C’est d’autant plus important que le décor est extrêmement dépouillé – un sol jaune, une toile de fond sur laquelle des ombres peuvent apparaître, un tabouret – et qu’à peine quelques accessoires viennent l’agrémenter ; et si la part diabolique est très marquée à travers le personnage de Gaspard, le pan religieux est réduit à une lumière blanche, qui remplace la statue de la vierge Marie à laquelle Georges et Jeanne s’adressent parfois. La mise en scène – comme la partition d’Offenbach – s’intéresse moins au combat entre le bien et le mal qu’à l’intrigue qui se joue au sein du foyer entre la très sage Jeanne, le naïf et joyeux Jacques, l’amoureux Georges, et le mi-maléfique mi-comique Gaspard.

Les Trois baisers du diable : Benoît Rameau (Jacques), Antoine Philippot (Gaspard)

L’ensemble est réussi grâce à une mise en scène qui ne s’appesantit jamais, et Alma Terrasse a bien fait de ne pas surcharger la direction d’acteurs de détails ou d’accessoires. Lisible, vive, cette production bénéficie également des talents de violoniste d’Odile Heimburger – l’interprète de Georges – qui joue réellement du violon sur scène : un élément qui participe à la caractérisation du personnage et au fait que le spectateur y adhère. La soprano lui donne également une juvénilité à la fois dans ses attitudes, sa démarche et les dialogues parlés qui fonctionne très bien. Vocalement, c’est surtout Mélanie Boisvert (Jeanne) qui tire son épingle du jeu avec un timbre rond et dense – c’est aussi le rôle le plus favorisé par la partition –, les autres interprètes trouvant moins l’occasion de mettre en valeur leurs qualités vocales ; mais tous réalisent une belle performance scénique à l’image, comme on l’a déjà évoqué, du Gaspard d’Antoine Philippot ainsi que du Jacques de Benoît Rameau qui en est l’exact opposé, tout en naïveté et en maladresse. L’enfant quant à lui prend les traits d’une marionnette, très expressive, dirigée par Marie Roth – qui tiendra le même rôle dans Von Heute auf Morgen.

L’adaptation de la partition réalisée par Takénori Némoto pour les cinq musiciens de l’Ensemble Musica Nigella est tout à fait pertinente parce qu’elle n’est pas une simple réduction pour piano, à laquelle il aurait ensuite ajouté d’autres instruments : le chef joue sur les timbres, façonne le son, travaille sur les couleurs voulues par Offenbach. On ne peut pas nier que la musique perd de son brillant, de sa vivacité, d’un peu de son impact dramatique aussi dès lors qu’elle n’est pas servie par un orchestre plus large ; en revanche on ne perd pas le lyrisme que le compositeur aime à déployer, et on ne passe pas à côté de quelques très belles phrases dont il a parsemé l’œuvre.

 

Von Heute auf Morgen : Mélanie Boisvert (la femme), Odile Heimburger et Benoît Rameau (l'amie et le chanteur ; au fond), Antoine Philippot (le mari)

« Ces choses-là changent du jour au lendemain »

Changement radical d’atmosphère (visuelle et auditive) avec Von Heute auf Morgen, opéra dodécaphonique en un acte composé par Schönberg en 1928–29 sur un livret de son épouse Gertrud Schönberg (qui l’a signé sous son pseudonyme Max Blonda).

On retrouve la même structure familiale que dans Les Trois baisers du diable puisqu’ici encore il s’agit d’un couple – « le mari » et « la femme » – et d’un enfant ; mais la question de l’amour et du désir se pose sous une forme radicalement différente dans les deux œuvres. Chez Offenbach, le désir était de deux types : la convoitise par Jeanne de biens matériels, et l’amour très timide de Georges pour la jeune femme. Mais ils n’étaient pas les moteurs de l’intrigue : la première était une tentation disons accidentelle, causée par les provocations de Gaspard, et le second n’avait pas d’impact dramatique majeur. Quant à la relation du couple Jeanne/Jacques, elle ne donnait pas lieu à un traitement psychologique particulier – ce n’était pas au cœur du livret.

Von Heute auf Morgen est au contraire un huis-clos tout entier construit autour d’un couple marié : un couple qui s’ennuie, et qui apparemment ne s’aime plus, ou s’aime moins. « Le mari » et « la femme » rentrent d’une soirée ; il lui raconte avoir flirté avec « l’amie », elle lui raconte avoir flirté avec « le chanteur », et c’est là que l’action bascule : si la femme est blessée, le mari est jaloux et ne peut pas croire que son épouse ait pu plaire à un autre homme, qu’elle ait pu être séduisante aux yeux d’un autre. Le livret s’ouvre sur la question du désir (celui qui n’existe plus au sein du couple et cherche un objet extérieur) et suit ses métamorphoses : car tout le développement dramatique est celui du retour du désir du mari pour sa femme, piqué par ses provocations et ses séductions – « Qu’est-ce qu’il m’arrive, aujourd’hui je suis amoureux de ma femme » disait la chanson. Von Heute auf Morgen, c’est le désir mimétique mis en musique ; et si « l’amie » et « le chanteur » raillent ce couple marié et amoureux, beaucoup trop vieux jeu à leur goût, le mari et la femme ne leur prêtent pas attention.

Le désir est ici représenté, scénographiquement, par un lit qui occupe le centre de la scène. Une malle, un téléphone, une table avec quelques bouteilles viennent compléter le plateau, mais c’est autour du lit conjugal, où l’amour et le désir se nouent ou se dénouent, que la direction d’acteurs se concentre et que le regard du spectateur est appelé par un jeu de lumières. A l’inverse, « l’amie » et « le chanteur » sont relégués dans l’ombre, au fond de la scène. Alma Terrasse fait d’eux des figures de tentation – la chanteuse en body noir et talons hauts, le ténor retirant sa chemise. C’est donc eux « Le diable qui frappe à la porte », pour reprendre le titre du diptyque. S’ils viennent rompre le huis-clos pour le spectateur, ils ne le rompent pas pour le couple, qui reste à son dialogue et poursuit la confrontation. La metteuse en scène propose une belle évolution, une belle construction dramatique servie de plus par les très beaux costumes d’Elisabeth de Sauverzac – qui ont particulièrement leur importance dans l’intrigue.

Von Heute auf Morgen : Benoît Rameau (le chanteur), Odile Heimburger (l'amie), Mélanie Boisvert (la femme), Antoine Philippot (le mari)

Mélanie Boisvert et Antoine Philippot incarnent remarquablement le mari et la femme, qui plus est avec une diction impeccable. Ils trouvent tous les deux une forme de naturel dans l’émission qui permet qu’on adhère entièrement à leur interprétation, que l’on croie à ce couple et à l’histoire qu’ils nous racontent. Odile Heimburger et Benoît Rameau trouvent ici des emplois tout à fait différents des rôles de Georges et de Jacques dans Les Trois baisers du diable, mais ils s’y révèlent parfaitement convaincants.

L’Ensemble Musica Nigella se montre très à son aise dans la musique de Schönberg, l’effectif réduit permettant sans doute aux musiciens de mieux allier les timbres entre eux, d’être particulièrement en cohérence dans la recherche de couleurs. Ne pas avoir un orchestre complet dérange moins ici que chez Offenbach parce qu’on retrouve les déploiements et les ruptures de la musique de Schönberg.

Ce Von Heute auf Morgen est donc décidément une très belle conclusion à ce diptyque, disponible durant quelques jours seulement (du 5 avril à 20h, au 11 av

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Claire-Marie Caussin
Après des études de lettres et histoire de l’art, Claire-Marie Caussin intègre l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales où elle étudie la musicologie et se spécialise dans les rapports entre forme musicale et philosophie des passions dans l’opéra au XVIIIème siècle. Elle rédige un mémoire intitulé Les Noces de Figaro et Don Giovanni : approches dramaturgiques de la violence où elle propose une lecture mêlant musicologie, philosophie, sociologie et dramaturgie de ces œuvres majeures du répertoire. Tout en poursuivant un cursus de chant lyrique dans un conservatoire parisien, Claire-Marie Caussin fait ses premières armes en tant que critique musical sur le site Forum Opéra dont elle sera rédactrice en chef adjointe de novembre 2019 à avril 2020, avant de rejoindre le site Wanderer.

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