The Trials of Tenducci.

Tara Erraught, mezzo-soprano

Irish Baroque Orchestra,
Direction musicale Peter Whelan.

1 CD Linn Records/Outhere Music TT 65':57''

La musique à Dublin dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, voilà ce que propose de découvrir le disque The Trials of Tenducci, en s’intéressant à la carrière anglo-saxonne du castrat siennois Giusto Tenducci, à laquelle la mezzo irlandaise Tara Erraught prête sa voix, soutenue par l’Irish Baroque Orchestra de Peter Whelan.

Le 13 avril 1742, Le Messie de Haendel fut créé à Dublin. L’information est connue des amateurs du Caro Sassone, mais elle fait figure d’exception dans une carrière qui fut londonienne de 1711 à 1759. On sait aussi que l’auteur de Serse connut son dernier succès sur les scènes lyriques avec Deidamia créé en janvier 1741, après quoi il se consacra exclusivement à l’oratorio, étant revenant dès le début des années 1730 à un genre qu’il avait pratiqué durant sa période italienne, dans les toutes premières années du siècle. A l’invitation du duc de Devonshire, Lord Lieutenant d’Irlande, Haendel donna deux séries de six concerts à Dublin entre décembre 1741 et mars 1742, et l’enthousiasme rencontré lui donna l’idée d’organiser un concert de charité où serait créé son nouvel oratorio, après quoi le compositeur resta encore quatre mois dans l’île verte.

Mais à part cet illustre épisode, que se passait-il musicalement en Irlande au XVIIIe siècle ? Voilà une question à laquelle bien peu de mélomanes français pourraient répondre, mais cela pourrait changer grâce à l’opportun coup de projecteur que constitue le disque publié par Linn Records, The Trials of Tenducci. Le label est écossais, implanté à Glasgow, mais le CD est 100% irlandais pour ce qui est des interprètes. Quant au programme, il tente de refléter ce que l’on pouvait entendre à Dublin (mais aussi à Edimbourg) quelques décennies après la création du Messie : pas un seul compositeur indigène, on s’en doutait un peu, mais des voisins européens (anglais, quand même, mais aussi italiens, flamands, allemands ou autrichiens), qui furent présents en personne dans la ville ou qui y furent représentés par leurs œuvres.

Quant à ce Tenducci dont le disque nous présente les « épreuves », il s’agit d’un castrat, Giusto Fernando Tenducci, né à Sienne vers 1735, qui fit notamment carrière en Angleterre, en Ecosse et en Irlande entre 1758 et 1789, avant de mourir à Gênes en 1790. Les malheurs auxquels s’exposa le chanteur outre-Manche furent principalement deux peines de prison : d’abord pendant huit mois, pour dettes, à Londres en 1760–61, d’où il s’évada brièvement avant d’être rattrapé, puis une nouvelle incarcération, à Cork en 1766, après son mariage secret avec sa jeune élève Dorothea Maunsell, union qui devait être annulée dix ans après.

Abonné aux rôles de secondo uomo, Tenducci avait pour principal titre de gloire d’avoir créé en 1762 le rôle d’Arbaces dans l’opéra Artaxerxes de Thomas Arne. Après en avoir assuré la première à Londres, il devait reprendre cette œuvre à Dublin en 1766 et à Edimbourg en 1769 : deux airs illustrent le succès que connut alors cet opéra injustement négligé de nos jours. Le programme du disque suit aussi le parcours du castrat au-delà des terres anglophones, évoquant notamment sa rencontre avec Mozart à Paris à l’été 1778 : le jeune Wolfgang Amadeus annonça à ses parents la composition d’une « scène » destinée au castrat, pour pianoforte, hautbois, cor et basson, hélas perdue ; pour l’évoquer, le CD se termine par l’Exsultate, Jubilate créé en 1773 par un autre castrat, Rauzzini. Tenducci s’était également lié d’amitié avec Johann Christian Bach, auquel il demanda plusieurs arrangements : l’air « Ebben si vada – Io ti lascio », tiré de l’opéra Arsace de Mortellari, qu’il avait créé à Padoue en 1775, et dont l’orchestration pour cordes fut complétée par l’ajout d’un pianoforte et d’un hautbois (version publiée à Paris en 1778), et une mélodie populaire écossaise, The Braes of Ballenden, à laquelle Tenducci était attaché depuis qu’il l’avait introduite pour plaire au public lors des représentations d’Artaxerxes à Edimbourg. Le castrat avait aussi un faible pour les œuvres de Tommaso Giordani : l’air « Caro mio ben », repris par Parisotti dans ses Arie antiche et rendu célèbre par Montserrat Caballé, Luciano Pavarotti ou Cecilia Bartoli (qui, compte tenu de son style haendélien, pourrait être l’œuvre de son père Giuseppe), et Queen Mary’s Lamentation, dans lequel Mary Stuart, reine d’Ecosse, regrette sa liberté perdue.

A ces œuvres vocales, le disque adjoint une composition instrumentale de Giordani, pot-pourri d’airs traditionnels irlandais, ouverture destinée à une pantomime donnée en 1785, The Island of Saints, or the Institution of the Shamrock ; l’andante d’un concerto pour hautbois de Johann Christian Fischer, celui-là même qui accompagnait Tenducci lorsqu’il chantait à Londres « Ebben si vada » arrangé par le fils Bach, page conçue comme une série de variations sur un chant populaire irlandais, Gramarchree Molly ; et la symphonie en sol du Bruxellois Peter van Maldere, qui séjourna à Dublin de 1751 à 1753, ici enregistrée en première mondiale, au même titre que l’ouverture de Giordani.

Ce programme a été élaboré par le claveciniste irlandais Peter Whelan, directeur artistique de l’Irish Baroque Orchestra. La résurrection d’œuvres entendues au XVIIIe siècle en Ecosse et en Irlande est une de ses spécialités, et la formation qu’il dirige se révèle tout à fait convaincante dans cette tâche. Le chef communique un irrésistible élan à la symphonie de van Maldere ; les violons de l’IBO savent aussi trouver sans mal le style populaire qu’appelle l’Irish Medley de l’ouverture de Giordani.

Pour recréer les fastes vocaux de Tenducci, il a été fait appel à la mezzo-soprano irlandaise Tara Erraught. On se souviendra peut-être que celle-ci avait « bénéficié » en mai 2014 d’une publicité assez malvenue lorsqu’un critique britannique s’en était pris, non sans goujaterie, à son physique jugé inadapté au rôle d’Octavian dans les représentations du Chevalier à la rose mis en scène à Glyndebourne par Richard Jones. Depuis cette affaire, la chanteuse a fait pas mal de chemin : si sa carrière se déroule surtout en terres germaniques – elle se produit très régulièrement à la Bayerische Staatsoper de Munich ou à la Staatsoper Unter den Linden de Berlin –, le MET l’invite pour Cenerentola ou Nicklausse. La France n’a pas encore jugé bon de lui confier un rôle, apparemment, mais ce disque pourrait à l’avenir lui servir de carte de visite : l’interprète est sensible, et si le timbre évoque parfois celui de Marilyn Horne, mais en nettement moins nasal, la virtuosité peut aussi rappeler celle de son illustre aînée, notamment dans le grand air d’Artaxerxes ou dans les passages rapides de l’Exsultate, Jubilate.

 

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
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