Anton Webern (1883–1945)
Langsamer Satz (version orchestre à cordes par Gerard Schwarz, 1982)

Alban Berg (1885–1935)

Sieben frühe Lieder
Lulu-suite

Chen Reiss, soprano

Orchestre National de France
Daniele Gatti, direction musicale.

 

 

Paris, Auditorium de Radio France, 12 mars 2021

La crise sanitaire aura donc contraint l'administration de Radio France à fermer au public ce concert qui signait le retour de Daniele Gatti à la tête du National de France dans un beau programme Webern-Berg. Directeur musical de l'orchestre entre 2008 et 2016, Gatti n'a pas hésité durant son mandat à plusieurs reprises à rompre avec une certaine tradition du "style" et du "son français". Si l'intégrale Mahler a été le point culminant de cette démarche, on aura noté l'importance pour lui du répertoire de la seconde école de Vienne avec une nette préférence pour l'esthétique d'Alban Berg. Ainsi cette Lulu-Suite, présente ce soir, et qui figurait déjà en 2012 à l'affiche d'un concert où brillait déjà la talentueuse soprano israélienne Chen Reiss, présente ce soir. Cet ultime chef d'œuvre est précédé par le très postromantique Langsamer Satz ("Mouvement lent") d'Anton Webern et les magnifiques Sieben frühe Lieder de Berg. 

à réécouter sur ce lien : https://www.francemusique.fr/emissions/le-concert-de-20h/daniele-gatti-dirige-l-orchestre-national-de-france-et-la-soprano-chen-reiss-dans-anton-webern-et-alban-berg-92791

C'est par le disque, au début des années 2000, que nous découvrîmes la direction de Daniele Gatti – un disque de la collection RCO intégralement consacré à la musique d'Alban Berg où le chef milanais dirigeait un Concertgebouw et Anat Efraty au sommet de son art dans la Lulu-Suite, avec en complément les impressionnantes Trois Pièces op.6.  À peu près au même moment, les captations du Moses und Aron (Vienne 2006), Wozzeck (Scala 2008) et Lulu (Scala 2010 ((https://blogduwanderer.com/lulu-dalban-berg-a-la-scala-peter-stein-daniele-gatti-laura-aikin-le-23-avril-2010)) ) vinrent confirmer mon intérêt pour cette adéquation parfaite entre l'exigence et la précision de geste, tout particulièrement dans un répertoire dont l'identité ne se satisfait jamais vraiment du concept de décadence "fin de siècle".

Daniele Gatti trouve dans l'articulation entre postromantisme et le dodécaphonisme, l'espace musical qui correspond le mieux à une pensée qui ménage à l'expression une langue nécessairement complexe et profonde. Le Langsamer Satz ("Mouvement lent") d'Anton Webern témoigne parfaitement de cet héritage postromantique qui prolonge les parfums capiteux de l'harmonie wagnérienne bien au-delà du raisonnable. En rupture totale avec les géniales ellipses qui viendront une dizaine d'années après, Anton Webern plonge l'auditeur dans la source musicale à laquelle s'abreuvait le Schönberg des Gurrelieder ou de la Nuit transfigurée.

Daniele Gatti en répétition © Christophe Abramowitz 

Créé à titre posthume dans les années 1960, le Langsamer Satz est l'œuvre d'un jeune compositeur de 22 ans, un an tout juste après avoir débuté ses cours d'harmonie avec son maître Arnold Schönberg à Vienne. Loin de l'exercice de style ou – pire – d'imitation, Webern développe ici des idées thématiques d'une puissance qui dépasse la tentation même de les relier à l'expression d'une douleur ou d'une joie extrêmes. C'est dans cette "confusion des sentiments", éminemment viennoise et littéraire que se situe la lecture de Daniele Gatti – comme si le cynisme mordant de Schnitzler cédait à la joie désabusée d'un Stephan Zweig pour combiner langueurs et longueurs d'écriture.
L'arrangement réalisé par Gerard Schwarz pour cordes seules fait ici imploser le tellurisme des lignes confiées à l'origine pour un unique quatuor. Gatti donne à ce Ur-Webern, ce Webern primitif, une carrure et une vision qu'on retrouvera plus tard dans les Métamorphoses de Strauss. Tout ici chante et pleure à la fois, tour à tour déclamant et déplorant une humanité qui parle une langue musicale avec des lignes affirmées et cette structure en grande arche qui vient plonger dans les soubassements et remonte superbement vers l'azur infini.

À peu près à la même époque, Alban Berg, un autre jeune homme timide, se manifesta auprès de Schönberg, qui reçut par l'entremise de son frère Charles plusieurs Lieder jugés très prometteurs. Datés de 1904–1907, ces Sieben frühe Lieder ("Sept lieder de jeunesse") pour voix et piano, furent orchestrés en 1928 par Berg. En dehors du premier (Nacht) et du dernier (Sommertage), Berg n'utilise curieusement jamais l'effectif orchestral complet. La transcription se limite même aux cordes seules (Die Nachtigall) et aux vents (Im Zimmer) pour les deux premiers lieder dans l'ordre de composition.

La direction de Gatti ne cherche pas nécessairement à mettre en valeur la diversité des horizons musicaux et littéraires – la fine fleur des auteurs contemporains de Carl Hauptmann, Johannes Schlaf en passant par Paul Hohenberg, Rainer Maria Rilke et les deux grands aînés : Theodor Storm et Nikolaus Lenau. Dans ce paysage multiple, Gatti s'attache à trouver une unique et puissante dramaturgie où la voix sert de dénominateur commun. Plus proche en cela d'un opéra en sept actes qu'à une simple galerie chantée, ces œuvres "de jeunesse" bruissent d'influences diverses – Schumann ou Brahms (Die Nachtigall, Im Zimmer), Wagner (Traumgekrönt) ou Schönberg (Sommertage) – quand il ne s'agit pas d'échos directs à ses propres œuvres.

Le timbre délicat de Chen Reiss dessine du bout des voyelles, un Nacht initial, qui s'élève insensiblement et achève sa course dans un froissement de percussion. Il faut entendre dans le suivant (Schilflied) la façon avec laquelle l'orchestre épouse la ligne de chant dans la dernière strophe, en donnant à l'étirement du lieblichen Gesang une irisation et des contours remarquables. Sommet du recueil, le célèbre Nachtigall de Theodor Storm qui trouve son équilibre dans des moiteurs jamais émollientes qui baignent le texte d'une lumière diffuse et apaisée. Tous les registres expressifs sont ici sollicités, avec des plans sonores d'une beauté à couper le souffle, et ce vaste espace qui se replie tout entier comme la conclusion d'une large arabesque. Étonnant également, cette voix qui semble se dédoubler pour faire du Traumgekrönt un dialogue entre la Nuit de Tristan et les harmonies toxiques d'une Lulu qui perce en filigrane dans l'ultime point d'orgue. Et c'est une nouvelle fois de l'intérieur de l'orchestre que jaillit  une pluie étincelante de cuivres qui détaillent autour de la ligne de chant les angles et les aspérités de Sommertage.

 

Chen Reiss @ Christophe Abramowitz

Pour refermer ce concert sans public, Daniele Gatti a programmé la Lulu-Suite de Berg, monument sensuel et tragique achevé un an avant la mort du compositeur. Cette suite a été pensée par Berg comme un montage d'extraits symphoniques destinés à servir de carte de visite à son deuxième opéra. Les deux derniers mouvements de cette suite remplaçaient jusqu'en 1979 un troisième acte que Berg laissa inachevé et qui fut complété par Friedrich Cerha. Il est peu de dire combien Gatti trouve ses marques dans ce luxuriant massif sonore, avec un naturel et une justesse qui signent la présence au pupitre d'un des plus grands interprètes actuels de ce répertoire.

La performance est d'autant plus grande qu'elle sollicite chez les musiciens une capacité à rendre dans cette partition une identité musicale multiple autant que mobile. Cette mobilité expressive est à la racine de l'esthétique d'Alban Berg, en choisissant une langue dodécaphonique devenue pour lui aussi naturelle qu'une respiration sonore, et qui épouse parfaitement la ligne dramaturgique du livret de Wedekind. Daniele Gatti crée ce périmètre expressif qui donne à la suite symphonique un atavisme et une puissance de tout premier plan. Dès le Rondo initial, la combinaison des épisodes de l'acte II entre Lulu et Alwa se caractérise par des tempi tour à tour galbés et ralentis, jouant avec les thèmes comme autant de reflets lumineux émergeant de la masse orchestrale. La séquence de la projection du film (Ostinato) est secouée de traits virtuoses, d'une violence et d'une âpreté à fleur de notes qui disparaît dans une rafale de pizzicati soulignés par des figures nerveuses répétées à la petite harmonie. La voix de Chen Reiss dans la section Lied der Lulu fait revivre le souvenir du phrasé et des guipures d'une Teresa Stratas, capable d'imiter la séduction, l'abattement ou le désespoir, et griffer l'espace en bondissant dans l'aigu l'instant d'après. L'orchestre garde de cette fièvre dans les Variations, que Berg emprunte à la série des airs populaires qui apparaissent à la fin de l'acte III. Chanson des rues berlinoises (Bänkelsang) ou carrément petite citation de Petrouchka à l'orgue de barbarie, cette matière musicale joue sur une ligne-kaléidoscope faite d'interventions instrumentales comme autant de brisures en mélodie de timbres (Klangfarbenmelodie) qui défilent, s'enroulent et s'imbriquent les unes dans les autres dans une spirale diffractée et nostalgique. L'Adagio donne à l'intervention de la Comtesse Geschwitz des airs de prière et de Liebestod, s'élevant insensiblement jusqu'au cri d'agonie de Lulu. Écoutez la façon dont Gatti construit la montée en tension avec les interventions de la caisse claire et le basculement-déflagration qui se mue irrésistiblement en une seule note tenue : la ductilité et l'efficacité du geste modulant le timbre minéral des trompettes bouchées libère autour de la voix une lumière qui semble tomber des cintres, amour et mort confondus dans une seule phrase.

 

à réécouter sur ce lien : https://www.francemusique.fr/emissions/le-concert-de-20h/daniele-gatti-dirige-l-orchestre-national-de-france-et-la-soprano-chen-reiss-dans-anton-webern-et-alban-berg-92791

 

Daniele Gatti en répétition © Christophe Abramowitz

 

 

 

Avatar photo
David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.
Crédits photo : © Christophe Abramowitz

Autres articles

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici