Béla Bartók (1881–1945)
Le Château de Barbe-Bleue (A Kékszakállú herceg vára) op.11, Sz.48 (1918)

Opéra en un acte
Livret de Béla Balázs, créé à l'Opéra de Budapest le 24 mai 1918

Mika Kares (Barbe-Bleue)
Szilvia Vörös (Judith)
Géza Szilvay (Narrateur)

Helsinki Philharmonic Orchestra
Susanna Mälkki (Direction musicale)

SACD Hybrid BIS-2388 SACD

TT  60'30

Enregistré à Helsinki Music Centre en janvier 2020

Avec ce beau Château de Barbe-Bleue se poursuit le triptyque Béla Bartók que le label BIS a confié à Susanna Mälkki et "son" Philharmonique d'Helsinki. Un premier disque est paru en 2019, consacré à la musique de ballet et pantomime, avec Le Prince de Bois et la suite du Mandarin merveilleux (Disque BIS-2328). En attendant une conclusion de cycle avec le Concerto pour orchestre et la Musique pour cordes, percussion et célesta, la chef finlandaise a choisi de présenter le Château de Barbe-Bleue, confié à la mezzosoprano Szilvia Vörös et la basse Mika Kares.
Cette parution s'inscrit parmi les plus belles lectures récentes de l'ouvrage, notamment par l'attention souveraine que met Susanna Mälkki à équilibrer l'urgence du drame avec la richesse et la somptuosité de l'écriture. Cet événement discographique fait écho à la prochaine série de concerts qu'elle donnera à la Philharmonie de Berlin avec ce même
Château de Barbe-Bleue, précédé de la création allemande de Vista, une pièce pour orchestre de Kaija Saariaho. 

Se replonger dans le Château de Barbe-Bleue, c'est renouer avec un chef d'œuvre bâti sur une modernité à deux dimensions – musicale et littéraire. Présent le 24 mai 1918, lors de la première à Budapest, le compositeur Zoltán Kodály raconte comment le public hongrois accueillit plutôt froidement l'opéra, habitué aux flonflons nationalistes des opéras de Ferenc Erkel. Pour la première fois, les sonorités musicales inaccoutumées servaient d'écrin à une langue nationale qui osait sortir des poncifs du genre lyrique, entre narration et poésie. Kodály déclara à ce propos : "Bartók voulut affranchir la langue et rendre plus musicale l'inflexion naturelle de la voix ; il imprima ainsi au récitatif hongrois un essor considérable". Ainsi, pour la première fois, ce "langage hongrois homogène et pur" dialoguait librement avec une "nouvelle musique", faite de ce que Kodály appela "une communion intime, tout à fait personnelle, de la naïveté primitive et de la plus haute culture".

L'omniprésence et d'une certaine manière, l'omnipotence du texte de Béla Balázs forment le cœur vibrant de cette œuvre inclassable ; un parfait équilibre qui concilie une action immobile avec le flux mélodique incessant. On se détourne ici de l'ombre tutélaire de l'Ariane et Barbe-Bleue de Maeterlinck – Dukas pour retrouver, sous une forme extrêmement concentrée et acérée, l'intimité d'un Pelléas et Mélisande. Le rapprochement s'opère sur l'ambivalence entre un symbolisme qui n'hésite pas à céder à une forme d'apologie de la cruauté. On rappellera ici que Balázs a travaillé comme scénariste en Allemagne pour les films de Leni Riefenstahl, Georg Wilhelm Pabst et en URSS auprès de Sergueï Eisenstein. Rien d'étonnant au fait de retrouver dans la direction de Susanna Mälkki cette concision temporelle et cette efficacité narrative qui puisent dans une écriture littéraire et musicale  réellement cinématographique.

Le Château de Barbe-Bleue doit son impact et sa puissance à l'extrême simplicité et caractérisation des situations et des symboles. Maeterlinck avait déjà modifié le profil du héros sanguinaire et amoureux fixé par le conte de Perrault, superposant Barbe-Bleue avec le personnage d'Ariane, le mythe de Thésée à celui de Barbe-Bleue. Si Ariane se rebelle et finit par emporter la partie, la Judit de Balázs mène une enquête qui se termine sur l'échec du couple. Chacun questionne au-delà des limites permises, mettant en péril une relation similaire à l'interdit et au péché originel.

La présence dans cet enregistrement du prologue du conteur permet de mettre en perspective tous ces éléments de contexte – à commencer par ce déplacement très psychanalytique du regard, à la fois à l'intérieur et à l'extérieur de la conscience :

Maintenant écoutez le chant.
Vous le regardez, je vous regarde.
Le rideau des cils de nos yeux s’entrouvre :
Où est la scène : dehors ou bien dedans ?
Seigneurs et gentes dames.

La voix du narrateur Géza Szilvay nous invite à pénétrer dans ce château qui n'est rien d'autre qu'un lieu métaphorique, à la fois lieu et absence, à la lisière du rêve et de la conscience puisque la parole est aussi la parole du Château. Le huis-clos est la condition exigée par Barbe-Bleue pour que le drame puisse "avoir lieu", ce que traduit ici le parfait tuilage entre cordes graves et voix parlée – instrument liminaire et essentiel. Impossible pour nous désormais de revenir à des versions discographiques qui omettraient cette partie la plus étrange et la plus fascinante du livret. Pour des raisons qui mériteraient à elles seules une étude séparée, le prologue chez Bartók-Balázs a la même fonction prémonitoire que chez Berg-Wedekind. Mais les boniments du Dompteur à l'égard des Haustiere (animaux domestiques) de la ménagerie de Lulu n'ont rien à voir avec les incantations du narrateur qui, chez Bartók, prennent source dans les traditions chamaniques orales de la Hongrie archaïque.

La direction de Susanna Mälkki aborde les contrastes expressifs et les nombreux éléments purement descriptifs en croisant des références explicitement debussystes ou wagnériennes. Comme par exemple dans la nuit du huis-clos et du secret, au moment où roule un ostinato de cordes graves qui rappelle irrésistiblement les souterrains d'Allemonde ou les murmures de la forêt (Judit : "En vain fait-il soleil dehors ?" Barbe-Bleue : "En vain."). De fait, les scènes qui précèdent l'ouverture de la première porte fonctionnent comme une amplification de la rencontre Golaud-Mélisande, avec une largeur de notes qui imprime un rythme étonnamment contrasté et puissant. Plus proche en ce sens de l'équilibre d'un István Kertész (LSO DECCA 1968) ou d'un Pierre Boulez (de préférence, la version BBC Symphony SONY 1976) que de la volonté d'un Adam Fischer (Opéra de Hongrie SONY 1987) ou Ferenc Fricsay (RSO Berlin DG 1958) d'"opératiser" le discours, la direction de Susanna Mälkki donne au drame et aux voix un galbe et une cohérence parfaits. Les volumes et couleurs se répondent avec une impression de naturel et de sérénité où la pulsation de l'orchestre dégage un somptueux tapis sonore – souligné par une prise de son bénéficiant du confort d'une prise SACD haute définition, avec des plans sonores parfaitement lisibles, sans arêtes agressives ni halo cotonneux, tant en mode stereo qu'en version 5.0 surround.

Il faut entendre ici comment les destinées des deux protagonistes évoluent en alternance  de crainte et d'attirance, comme des lignes qui tantôt s'éloignent et se rejoignent. On tourne le dos à l'emprise doucereuse du conte folklorique qui tendrait à éloigner dans la pure narration ce qu'il convient ici de placer sous un angle de pure analyse et expérience psychologiques. L'orchestre est chez Susanna Mälkki cet élément protéiforme qui épouse la personnalité des voix, parfois par le simple jeu d'un changement dans la pulsation (l'ostinato de la clarinette dans la première scène qui se répète en miroir avec l'image des pleurs), ou la caractérisation d'éléments purement visuels et sensoriels : les zébrures de trilles, mélange de lumière et de métal, ou bien le parfum suret de ces bijoux dont l'éclat sonore est terni par le sang. D'une façon plus générale, c'est une architecture de l'écoute qui se dessine ici, ponctuée par cette cellule de seconde mineure qui sert de pivot et rappel thématique entre les scènes. La conduite des lignes mélodiques s'attache à dessiner une forêt mouvante autour de personnages qui prennent volontiers le sens anglophone de "caractères".

Il faut entendre le pépiement de la petite harmonie du Philharmonique d'Helsinki dans les entrelacs du jardin secret ou l'impact qui à la cinquième porte, dégage l'horizon sans limite, presque belcantiste, du royaume de Barbe-Bleue. Cette façon très neuve et très vif-argent de dégager la fonction d'un élément dramatique laisse percer des arrière-plans fugaces mais très nets, comme ces rythmes irréguliers empruntés au Mandarin merveilleux pour dessiner l'impatience de Judit, ou la langueur obstinée qui précède l'ultime porte avec cet impressionnant accelerando- maelström où le volume enfle et décroît à la manière d'une spectaculaire vague menaçante qui met particulièrement en valeur la précision des cordes soutenant la belle couleur des cuivres. La dernière section plonge dans un néant où se mêlent l'abandon et l'abnégation de Judit, avec l'évocation en creux du temps suspendu et des contours harmoniques de la mort de Mélisande.

On a trop souvent pris l'habitude dans les versions "historiques" du Château de Barbe-Bleue, de confondre le profil psychologique de Barbe-Bleue avec celui d'un Boris ou d'un Dossiféï, figeant le rôle dans la matrice d'un personnage de tyran à la voix d'airain et de marbre. La basse finlandaise Mika Kares offre à ce héros négatif une matière vocale élaborée et ductile, capable de rendre la douleur d'un Amfortas ou les atours d'un Golaud. Choisi par Kirill Petrenko pour incarner Marke en juin prochain à la Staatsoper de Munich, on peut d'ores et déjà imaginer dans les raffinements de ce Barbe-Bleue humain trop humain, ce que ce timbre rigoureux apportera au héros wagnérien. La douceur et l'exaltation de la Judit de Szilvia Vörös quant à elle, contraste paradoxalement avec sa façon d'aborder les scènes où la couleur dramatique est la plus contrastée (salle des tortures et salle d'armes notamment). Cette voix de mezzo dessine d'une ligne pleine et puissante l'excitation du personnage à toujours voir au-delà de ce qu'il lui est permis. Elle est vocalement cette Judit "guerrière" que Balázs a voulu comme écho du personnage biblique, tour à tour ingénue et dominatrice mais dont l'obstination finira par l'anéantir. Nul doute que cet enregistrement fera connaître cette jeune membre de la troupe de la Wiener Staatsoper sur les scènes internationales…

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Peter Verlack
Peter Verlack enseigne la musique en Suisse et c'est un amateur éclairé, notamment de musique du XXème siècle, mais pas seulement. Il collabore occasionnellement à Wanderer.
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