Fleurs.
Melody Louledjian, soprano ; Antoine Palloc, piano.
Mélodies de Jean Wiéner, Darius Milhaud, Arthur Honegger, Erik Satie, Lili Boulanger et René de Bruxeuil.

1 CD Aparté, 60 minutes

Enregistré à Rolle (Suisse) en mars 2019

Bien sûr, on connaît « Les Roses d’Ispahan » ou « Le Spectre de la rose », mais les fleurs ont inspiré aux compositeurs français bien d’autres mélodies. Le disque Fleurs de la soprano Melody Louledjian met en avant les Chantefleurs inspirée à Jean Wiéner par Robert Desnos, complétées par le Catalogue de fleurs de Darius Milhaud et quelques autres pages, ici admirablement servies par la voix et non moins dignement soutenues par le piano d’Antoine Palloc.


Évoquer la nature en musique a dû très vite sembler aller de soi, et l’on peut même imaginer que les êtres humains ont voulu produire leurs propres sons par imitation de ceux qu’ils entendaient autour d’eux. Le doux chant des petits oiseaux, les murmures de l’eau et du vent, il y avait là de quoi inspirer les compositeurs. C’est le principe même de l’aria di paragone, l’une des plus célèbres conventions esthétiques de l’opera seria : la voix humaine en vient à se faire l’émule non seulement des animaux chanteurs, mais de phénomènes naturels plus ou moins violents, caractérisés sinon par leur intensité sonore, du moins par leur mouvement dont la musique propose un écho. Messiaen avec son catalogue d’oiseaux a prouvé que la musique de notre temps pouvait encore trouver dans la nature une semblable source d’inspiration.

Oui, mais quid de ce qui, sans relever de la nature morte, ne s’adresse guère à l’ouïe ? Comment évoquer en musique ces éléments naturels que l’humain voit, sent et touche, mais peut difficilement écouter ? Cet obstacle n’a pourtant pas découragé les compositeurs : que l’on songe à l’acte intitulé « Les Fleurs, fête persane » dans Les Indes galantes et à son long divertissement à l’argument détaillé (« Ce ballet représente pittoresquement le sort des Fleurs dans un jardin. On les a personnifiées ainsi que Borée, les Aquilons et Zéphire, pour donner de l'âme à cette peinture galante, exécutée par d'aimables esclaves de l'un et l'autre sexe. D'abord les Fleurs choisies qui peuvent briller davantage au théâtre dansent ensemble et forment un parterre qui varie à chaque instant. La Rose, leur reine, danse seule. La fête est interrompue par un orage qu'amène Borée ; les Fleurs en éprouvent la colère ; la Rose résiste plus longtemps à l'ennemi qui la persécute ; les pas de Borée expriment son impétuosité et sa fureur ; les attitudes de la Rose peignent sa douceur et ses craintes. Zéphire arrive avec la clarté renaissante ; il ranime et relève les Fleurs abattues par la Tempête, et termine leur triomphe et le sien par les hommages que sa tendresse rend à la Rose »). Rameau pouvait donc s’appuyer sur la visualisation des fleurs sous la forme de danseuses – et pour sa production données dans les années 1950 au Palais Garnier, Maurice Lehmann n’hésitait pas à faire vaporiser des parfums dans la salle… –, mais d’autres n’ont pas hésité à se fier au seul pouvoir de la musique : comme dit le narrateur proustien à Mme de Cambremer, « C’est tout à fait Pelléas, cette odeur de roses montant jusqu’aux terrasses. Elle est si forte, dans la partition, que, comme j’ai le hay-fever et la rose-fever, elle me faisait éternuer chaque fois que j’entendais cette scène. »

Bien que source de sensations plus visuelles et olfactives qu’auditives, les fleurs sont donc un sujet légitime, au moins sur les scènes d’opéra ou dans les lieder. On ignore si c’est la passion de l’horticulture ou un hasard plus musical qui a inspiré le disque Fleurs récemment paru chez Aparté, mais peut-être s’appuie-t-il tout simplement sur la découverte d’un cycle de mélodies impressionnant par le nombre de pièces : les Chantefleurs composées en 1954 Jean Wiéner, composé de cinquante pages dont la durée se situe entre 15 secondes et 1 minute 10… A partir de là, il a dû sembler assez naturel de remonter dans le temps pour en arriver au Catalogue de fleurs de Darius Milhaud (1920), sept mélodies qui ne dépassent guère les cinq minutes en tout, l’œuvre la plus ancienne étant « Les Fleurs », composition d’un tout jeune Erik Satie.

Toutes ces mélodies miniatures (avec un peu plus de deux minutes, « Nature morte » d’Honegger fait figure de monologue d’une ampleur wagnérienne, et la dernière plage, qui atteint les 3 minutes 30 appartient à un autre registre puisqu’il s’agit en fait d’une chanson populaire des années 1930) sont interprétées avec beaucoup de goût par la soprano française Melody Louledjian, au répertoire particulièrement éclectique – c’est un compliment – puisque l’on se souviendra de l’avoir applaudie aussi bien dans l’opérette (à l’Opéra Comique, lors de la reprise de la production de Ciboulette créée par Julie Fuchs, ou à l’Opéra des Nations, à Genève, dans Le Baron tzigane) que dans la tragédie lyrique (résurrection de la Phèdre de Lemoyne à Budapest) ou l’opéra contemporain (Le Balcon de Peter Eötvös à Bordeaux, ou bientôt Trois Contes de Gérard Pesson). En plus de sa carrière classique, Melody Louledjian s’adonne aussi à la chanson sous le nom de « Melody Lou ». Autrement dit, une artiste qui sait nécessairement ce que jouer la comédie veut dire, qui n’a pas peur de servir des compositeurs relativement proches de nous dans le temps, et qui n’est prisonnière d’aucun ghetto esthétique.

S’il n’a pas eu le même succès en musique qu’un Eluard ou un Apollinaire, Robert Desnos a su tenter quelques compositeurs : Poulenc par deux fois, Henry Barraud, Joseph Kosma ou, plus près de nous, Philippe Hersant et Graciane Finzi. Il eut aussi l’insigne honneur d’inspirer à Witold Lutoslawski une de ses dernières œuvres, Chantefleurs et chantefables, cycle d’une vingtaine de minutes pour soprano et orchestre créé en 1991 dans le cadre des Proms de Londres. Quarante ans auparavant, c’est du même volume de poèmes qu’a puisé le pianiste Jean Wiéner, peu après la mort de son complice Clément Doucet. Toutes les fleurs retenues par Desnos sont non dépeintes, mais cernées par le biais de jeux de mots où le son l’emporte sur le sens : quel rapport existe-t-il en dehors de la ressemblance de syllabes, entre le seringa et la ville indienne de Seringapatam, prise d’assaut par les Anglais en 1799, ou pire encore, avec le rutabaga ? Et Jean Wiéner ne se prive pas d’en rajouter, lorsqu’il fait répéter « Noncule, noncule », à la fin de « La Renoncule ». Melody Louledjian y varie le mode d’interprétation, alternant le ton le plus « opératique » ou le quasi-parlé, parfois avec des effets évoquant le jazz ou la variété (« La Pivoine » ou « Le Mimosa », pour n’en citer que deux), sans jamais que cela soit le moins du monde déplacé, surtout lorsqu’on connaît le goût avec lequel Wiéner et Doucet mélangeaient les styles dans leurs fameux « concerts-salades ». Il n’existait guère jusqu’ici que la version gravée en 1954 par le quatuor vocal masculin Les Quat’ Jeudis ; il était grand temps de donner à entendre ces mélodies, et c’est une chance qu’elles soient aussi élégamment servies, par une voix fraîche et par une interprète qui, sans rien négliger de l’humour de ces compositions, ne cherche à aucun moment à appuyer le trait, ce qui est une immense qualité.

On pourrait s’étonner que Darius Milhaud ait qualifié de « ravissants poèmes » les textes d’une platitude descriptive délibérée que Lucien Daudet conçut pour Catalogue de fleurs, succédant de peu dans le parcours de Milhaud à la série de mélodies intitulée Machines agricoles, inspirée par de véritables catalogues d’engins. Mais sans doute était-il bien dans l’esprit potache des Six de conclure un cycle de mélodies par cette formule « Vous recevrez les prix par correspondance », tout en y déployant toutes les audaces de la polytonalité.

Dans ces pages qui n’exigent pas de déploiement particulier de virtuosité, Antoine Palloc se met au service de la voix qu’il accompagne. L’œuvre la plus exigeante, pour la chanteuse comme pour le pianiste, est peut-être « Deux ancolies » de Lili Boulanger. Et le disque de se refermer, en un frappant grand écart esthétique, par la vaste lente « L’Ame des roses », qu’on croirait antérieur d’un quart de siècle à sa date de composition (1924).

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
Crédits photo : © Miguel Barreto & Nikolaï Schikoff (Photo de Couverture)

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