André Messager (1853–1929)
Fortunio (1907)
Livret de de Robert de Flers et Gaston Arman de Caillavet, d’après Le Chandelier d’Alfred de Musset. Comédie lyrique en quatre actes, créée à l’Opéra-Comique le 5 juin 1907

Mise en scène : Denis Podalydès
Décors : Eric Ruf
Costumes : Christian Lacroix
Lumières : Stéphane Daniel

Fortunio : Cyrille Dubois
Jacqueline : Anne-Catherine Gillet
Maître André : Franck Leguérinel
Clavaroche : Jean-Sébastien Bou
Landry : Philippe-Nicolas Martin
Lieutenant d’Azincourt : Pierre Derhet
Lieutenant de Verbois : Thomas Dear
Madelon : Aliénor Feix
Maître Subtil : Luc Bertin-Hugault
Guillaume : Geoffroy Buffière
Gertrude : Sarah Jouffroy
Comédien : Laurent Podalydès

Chœur Les Éléments
Orchestre des Champs-Élysées
Direction musicale : Louis Langrée

Vidéo : François Roussillon

1 DVD Naxos – 119 minutes

Captation réalisée les 14 et 16 décembre 2019 au Théâtre National de l'Opéra Comique

André Messager a bien de la chance, puisque son Fortunio connaît les honneurs du DVD, grâce au label Naxos et surtout grâce à l’Opéra Comique qui a eu en 2019 l’excellente idée de reprogrammer sa production créée dix ans auparavant, avec le même chef – Louis Langrée – mais avec une distribution presque intégralement renouvelée, où brillent Anne-Catherine Gillet et surtout Cyrille Dubois dans un rôle qu’on croirait fait sur mesure.

Si Thomas Jolly n’en avait pas interprété le rôle-titre au cours de l’été 2009, on pourrait croire que Le Chandelier reste une des pièces les moins jouées de Musset, une curiosité associée au passage de Madeleine Renaud par la Comédie-Française dans l’entre-deux-guerres. Publiée en 1835, avec un éclatement des lieux de l’action typique du « théâtre dans un fauteuil », cette comédie dut attendre 1848 pour connaître sa création scénique, et 1850 pour être donnée Salle Richelieu, dans une version qui en assura le succès durable (Offenbach y fut associé, ayant composé la fameuse chanson « Si vous croyez que je vais dire » pour le héros, avant d’imaginer le personnage vieilli de vingt ans dans l’opéra-comique La Chanson de Fortunio).

Quand il fut décidé d’en tirer une adaptation musicale, au début du siècle dernier, Le Chandelier devait encore jouir d’un certain prestige, mais il semblait hors de question de mettre directement en musique le texte de Musset. Deux orfèvres en la matière se mirent à l’ouvrage : Robert de Flers et Gaston Arman de Caillavet, dont la réputation ne repose aujourd’hui surtout sur leur version française de La Veuve joyeuse, dont il est un peu triste qu’elle ait été supplantée à Paris par l’original en allemand. Caillavet et de Flers ont néanmoins beaucoup œuvré pour les compositeurs de leur temps, Gabriel Pierné, Alfred Bruneau, Claude Terrasse, devenus rares sur les scènes. Heureusement, ils ont aussi travaillé pour Messager : s’il y a peu de chances qu’on revoie de sitôt sa Béatrice, légende lyrique en quatre actes dont le tandem avait conçu le livret, on constate en revanche, depuis une douzaine d’années, un étonnant – mais ô combien mérité – retour en grâce de leur  Fortunio.

Que les opérettes de Messager reviennent à l’honneur (et que sa production dans ce domaine ne soit plus réduite à la seule Véronique), c’est justice, et l’on ne s’en plaindra pas. Mais il serait bon de réévaluer le reste de la production de celui qui fut un grand directeur de l’Opéra de Paris – c’est grâce à lui que fut remonté Hippolyte et Aricie – et un non moins grand chef, dirigeant la première de Pelléas mais aussi la création française de Salomé. Autrement dit, l’homme était un esprit ouvert à tous les styles, et son écriture orchestrale témoigne d’un raffinement peu commun.

C’est exactement huit décennies après sa naissance que Fortunio connut sa première intégrale de studio, grâce à John Eliot Gardiner, qui dirigea une série de représentations au Théâtre des Célestins en juin 1987 et l’enregistra dans la foulée. En décembre 2009, Jérôme Deschamps eut l’excellente idée de reproposer l’œuvre dans la salle qui l’avait vue naître. Reprise dix ans après, la production de l’Opéra Comique a par chance été filmée, et Fortunio jouit maintenant d’une version en DVD qui devrait longtemps faire figure de référence.

Pour un titre resté aussi longtemps associée à la Comédie-Française, solliciter un de ses sociétaires n’était pas une mauvaise idée. Denis Podalydès faisait à cette occasion ses premiers pas dans la mise en scène lyrique, et ce coup d’essai a été dûment salué. Pour échapper aux aspects les plus boulevardiers de l’œuvre – avec l’amant caché dans un placard, Musset peut sembler préfigurer Feydeau – que pourraient parfois renforcer les clins d’œil ajoutés par les librettistes, Denis Podalydès a choisi de placer tout le spectacle sous les auspices de cette mélancolie propre au héros. Fortunio a connu des productions riantes et ensoleillées, où « l’enfant du siècle » semblait d’autant plus égaré qu’il évoluait au milieu d’une certaine insouciance générale ; rien de tel ici, comme l’indiquent d’emblée l’atmosphère hivernale du cadre et les teintes automnales des superbes costumes 1900 imaginés par Christian Lacroix. Il fait froid et brumeux dans ce bourg où se déroule l’intrigue, et à part les dames et les militaires, tous sont vêtus d’habits vieillis, dans diverses nuances de brun. « Tudieu, quelle mélancolie ! » s’exclame Landry, cousin de Fortunio et clerc dans la même étude de notaire. Si Maître André reste un personnage de benêt ridicule, si le capitaine Clavaroche reste un coq prétentieux, les autres baignent dans ce climat doux-amer que la mise en scène sait à merveille installer, dans les décors légers signés Eric Ruf, où le végétal fini par s’introduire dans les intérieurs mêmes pour le dernier acte, quand les protagonistes s’affranchissent des conventions pour écouter enfin leurs sentiments.

Exemplaire, la direction de Louis Langrée à la tête de l’Orchestre des Champs-Elysées, qui traduit toute la finesse de la partition où l’on trouve encore des « numéros » à l’ancienne, des airs faciles à isoler, comme « J’aimais la vieille maison grise » (récemment retenu par Julien Behr pour son premier récital au disque), sans que cela interdise une impression de discours continu, où le modèle massenétien s’enrichit d’une fluidité debussyste. Belle prestation aussi du côté du chœur Les Eléments conduit par Joël Suhubiette, lors des quelques scènes d’ensemble de cet opéra assez intimiste par ailleurs.

Les solistes, eux, forment une équipe presque intégralement renouvelée par rapport à 2009. Sur onze rôles, on ne compte que deux rescapés, et encore. La mezzo-soprano Sarah Jouffroy revient en servante, mais elle est désormais Gertrude au lieu de Madelon, confiée cette fois à Aliénor Feix, et surtout Clavaroche a de nouveau les traits de Jean-Sébastien Bou, sans que le passage des années ait retiré le moindre éclat à son incarnation. Le capitaine a désormais quelques années de plus au compteur, mais cela ne lui messied pas du tout. Connu pour sa truculence scénique, Franck Leguérinel compose un Maître André un rien excessif, mais le personnage s’en accommode fort bien et a finalement plus à parler qu’à chanter véritablement. En 2009, de tout petits rôles étaient tenus par des artistes qui font aujourd’hui une fort belle carrière – Clémentine Margaine, Philippe Talbot, Jean Teitgen ou Jérôme Varnier – et l’on souhaite à leurs successeurs de connaître le même succès dans les années à venir. Par son jeu et par sa voix, Guillaume Buffière parvient à étoffer le personnage de Guillaume. Confié à Philippe-Nicolas Martin, Landry gagne en juvénilité – il est quand même censé être le cousin de Fortunio – sans rien perdre en qualité vocale. Anne-Catherine Gillet sait à merveille rendre Jacqueline émouvante en révélant les failles de la coquette, et son timbre convient fort bien à ce répertoire. Enfin, Cyrille Dubois trouve un personnage qui semble avoir été pensé pour son physique d’étudiant attardé et écrit pour sa voix de ténor léger, tant la tendresse frémissante de ses accents convient idéalement à Fortunio. Le chanteur pourra refaire aussi bien dans d’autres productions de l’opéra-comique de Messager, et l’on souhaite qu’il y en ait, mais quant à faire mieux, cela lui sera difficile !

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.

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