Tarik O’Regan (né en 1978)
The Phoenix (2019)
Opéra en deux actes sur un livret de John Caird, créé en avril 2019 au Houston Grand Opera

Thomas Hampson (Lorenzo Da Ponte)
Luca Pisaroni (Enzo et Da Ponte jeune)
Rihab Chaieb (Maria Malibran, Mozart et Nancy Da Ponte)
Chad Shelton (Patrick Kelly, l’évêque de Ceneda, Casanova, Joseph II, Taylor, Clement Clarke Moore)
Lauren Snouffer (Giulietta, Anzoletta, Mary Grahl, Brigida Banti)
Elizabeth Sutphen (Faustina, Angela Tiepolo, Annetta, Matilda Grahl, Anna Morichelli)

Houston Grand Opera Chorus and Orchestra
Direction musicale : Patrick Summers

CD au format numérique – Pentatone

 

 

Enregistré au Houston Grand Opera en avril 2019

L’opéra The Phoenix de Tarik O’Regan, créé en 2019, met en scène nul autre que Lorenzo Da Ponte dans une passionnante mise en abyme signée John Caird. Mêlant faits et personnages réels, et un cadre tout à fait fictif, c’est une œuvre multilingue couvrant toute la vie de l’un des plus célèbres librettistes de l’histoire, brillamment construite et menée malgré le projet titanesque qu’elle poursuit. Servie par des interprètes de premier ordre – Thomas Hampson et Luca Pisaroni dans les rôles principaux –, l’écoute est une surprise permanente : pas seulement à cause de sa nouveauté, mais parce qu’elle interroge le genre de l’opéra et se révèle d’une inventivité dramaturgique remarquable. On ne saurait trop espérer qu’une captation vidéo suive cet album afin de pleinement profiter de l’action et des qualités dramatiques de ses interprètes. 

Rarement avons-nous entendu une œuvre aussi ambitieuse sur le plan dramaturgique que ce Phoenix de Tarik O’Regan, créé en 2019 au Houston Grand Opera sur un livret de John Caird. A vrai dire, c’est même probablement la plus ambitieuse qu’il nous ait été donné d’entendre et on n’en voit pas d’équivalent, tant le projet du livret est titanesque et délicat à la fois.

Le Phénix, c’est Lorenzo Da Ponte : l’un des plus grands librettistes de l’histoire de l’opéra, mais aussi un homme au destin absolument rocambolesque. Poète, abbé et professeur à Trévise ; librettiste à Vienne et à Londres ; commerçant à Philadelphie et New-York puis professeur de langue et littérature italiennes au Columbia College, ce sont quatre-vingt neuf ans d’aventures qu’a vécues Da Ponte et qu’il raconte dans des mémoires où se mêlent les grands noms des lettres, de la musique et de la politique de son époque. John Caird avait donc largement matière à écrire un livret en hommage à son illustre prédécesseur en puisant parmi les nombreux épisodes de cette vie incroyable, qui auraient pu chacun, sans difficulté, occuper tout un opéra. Mais après tout, pourquoi choisir ? Pourquoi ne pas raconter toute la vie de Da Ponte, et même y intégrer des éléments de fiction ? C’est le pari complètement fou relevé par John Caird et Tarik O’Regan grâce à un dispositif extrêmement complexe, mais brillamment construit.

Le rideau s’ouvre sur les coulisses du Park Theatre de Manhattan, en 1832, juste avant la générale de The Phoenix, un opéra autobiographique écrit par Da Ponte et dont son fils Enzo est le compositeur – tout cela, bien évidemment, relève de la fiction. Maria Malibran et un ténor, Patrick Kelly (inspiré du ténor Michael Kelly) se préparent à entrer en scène, de même que Giulietta et Faustina, les nièces du librettiste (personnages inspirés de sa nièce et de sa demi-sœur). Nous allons donc assister à un opéra dans l’opéra, où chacun joue plusieurs personnages : Enzo sera Da Ponte jeune avant de reprendre son propre rôle ; Maria Malibran sera Mozart et Nancy Da Ponte ; Patrick Kelly incarnera successivement l’évêque de Ceneda, Casanova, Joseph II, Taylor et Clement Moore, tandis que Giulietta et Faustina interprèteront divers petits rôles – maîtresses ou cantatrices. Voilà pour le cadre inventé de toutes pièces par John Caird.

Commence alors l’opéra dans l’opéra, où quatorze scènes de la vie de Da Ponte sont représentées. Quatorze scènes depuis Ceneda en 1762 à la librairie de Manhattan en 1832, où l’on traverse les pays et les époques, où l’on découvre Da Ponte dans sa vie privée – à travers des moments intimes comme son mariage, la naissance de ses enfants, des deuils, ou ses réflexions sur son identité et son appartenance à un pays – mais aussi dans sa vie professionnelle – lorsqu’il s’agit de présenter ses idées sur l’opéra ou ses nombreux changements de profession. Quand on y pense, c’est aussi le portrait d’une époque qui apparaît en creux à travers les voyages, les rencontres et les divers protagonistes rencontrés au fil de ses pérégrinations ; c’est donc un travail tout à fait exceptionnel qu’a réalisé John Caird en termes de construction et de contenu de l’intrigue, rendu d’autant plus épineux par l’enchevêtrement de plusieurs langues (le livret étant majoritairement en italien et en anglais, avec quelques incursions de latin, français et allemand). Garder le livret sous les yeux s’impose donc afin de suivre l’action, distinguer les personnages et comprendre le texte, à moins de parler couramment toutes ces langues ; sans quoi l’auditeur sera nécessairement perdu au milieu des allers-retours permanents entre l’opéra dans l’opéra et ses coulisses, ou les changements de costumes des personnages.

En résumé, c’est une œuvre placée tout entière sous le régime de la dualité et de la mise en abyme qui nous est présentée ici : un opéra consacré à un librettiste, un opéra dans l’opéra, des chanteurs interprétant des chanteurs, un chant qui est tantôt parole de la vie courante ou air, des allers-retours permanents entre fiction et réalité au sein même d’une œuvre fictive, mais aussi un dédoublement de Da Ponte et Enzo sur scène ; c’est à la fois d’une immense complexité et d’une limpidité absolue une fois passé par le prisme de la musique et de l’action. C’est un véritable tour de force qui a été réalisé, car les difficultés que l’on a ici à décrire l’œuvre clairement et à l’analyser par écrit disparaissent en fait totalement lorsqu’on l’écoute. Plutôt que de nous perdre dans des explications plus ou moins limpides qui auront peut-être découragé le lecteur de cet article, nous aurions dû nous contenter de dire d’emblée : écoutez The Phoenix, vous ne serez pas déçus.

Sur ce livret étonnant, Tarik O’Regan compose une musique très lumineuse, rythmée, où les pages émouvantes ou tragiques sont rendues avec une belle simplicité de moyens : pas de masse orchestrale ou de mélodies déchirantes, au contraire ; plus l’émotion est forte, plus on tire vers l’a cappella, comme si l’orchestre se diluait. La musique de Tarik O’Regan connaît peu de déploiements mélodiques, mais est plutôt faite par touches – notamment des cors, de la harpe ou du piano – apposées par-dessus le flux orchestral. Le célesta est également très présent dans la partition et incarne bien cette esthétique tachiste, si l’on nous permet cette métaphore picturale, et aussi son caractère très lumineux voire aérien, qui construit une œuvre extrêmement homogène. Il faut dire que la partition se développe sans la moindre pause. La musique y est aussi dense que l’action, en perpétuelle évolution, ce qui est agréable d’un point de vue dramaturgique – mais on aurait pu apprécier aussi des moments plus purement musicaux.

The Phoenix est, comme on l’a vu, une œuvre « méta-opératique » quant à son livret ; mais elle l’est également dans la partition qui est une réflexion sur l’opéra, et un hommage au genre. Réflexion lorsque Da Ponte et Joseph II se moquent de l’opéra seria à grands renforts de figuralismes, lorsque deux sopranos rivalisent d’aigus et se battent à qui aura la partition la plus virtuose, ou encore lorsque Tarik O’Regan propose des ensembles où tous les personnages parlent en même temps jusqu’à être incompréhensibles. Mais hommage également lorsqu’il fait appel au clavecin ou cite les finales des Noces de Figaro et de Don Giovanni au milieu de sa partition, et tout simplement dans son choix de conserver les formes du récitatif, de l’air, de l’ensemble et du chœur, quand bien même il en emploie des formes assouplies.

Le compositeur a donc su trouver la musique adéquate au livret sans tomber dans le pastiche, mais en créant des ponts entre les époques et en assumant le décalage entre une musique contemporaine et un opéra en costumes, sans pour autant que cela soit choquant grâce à la spontanéité et au naturel du chant.

La partition est de plus servie par deux interprètes de premier ordre, et qu’on ne présente plus : Thomas Hampson incarne ainsi Lorenzo Da Ponte, tandis que Luca Pisaroni adopte le costume de son fils Enzo. Mozartiens unanimement reconnus, ayant chanté tous les deux dans Les Noces de Figaro, Don Giovanni et Cosi fan tutte (et parfois ensemble dans la même production !), ils étaient tout désignés pour ces rôles – et si l’on veut poursuivre la mise en abyme on remarquera que l’un est, dans la vraie vie, le beau-père de l’autre. Thomas Hampson fait preuve de l’efficacité dramatique qu’on lui connaît, oscillant entre l’énergie débordante du poète et son émotion en voyant sa vie représentée sur scène ; Luca Pisaroni quant à lui incarne à la fois Da Ponte jeune et Enzo, avec un timbre toujours aussi superbe, et on espère qu’un DVD sera un jour disponible afin de voir les deux chanteurs dans la mise en scène proposée au Houston Grand Opera signée John Caird.

La distribution est complétée par Rihab Chaieb, Maria Malibran à la voix sombre et corsée, et Chad Shelton, Patrick Kelly à la voix au contraire lumineuse et qui ne manque pas de l’humour que demande le livret. Lauren Snouffer et Elizabeth Sutphen enfin sont des Giuditta et Faustina tout à fait convaincantes, notamment dans leurs rôles de divas londoniennes harcelant Da Ponte pour des airs plus flatteurs pour leurs moyens vocaux ; et si elles interprètent des rôles a priori secondaires pour l’action, elles ne passent certainement pas inaperçues à côté de leurs collègues. La distribution est, on peut le dire, un sans-faute.

Le Houston Grand Opera Orchestra quant à lui est vif et coloré sous la direction de Patrick Summers ; il aurait pu être plus présent par moments, mais il accompagne parfaitement les chanteurs et l’action, notamment dans les pages les plus rythmées où les percussions sont impeccables, et on retiendra notamment la prestation des cors (et même des cuivres de manière générale), qui donnent un caractère si particulier à cette partition.

A l’écoute de cet album – disponible uniquement au format numérique –, on espère donc que The Phoenix retrouvera bientôt le chemin des scènes, ou du moins qu’un avant-goût nous en sera donné, un jour, avec une captation vidéo ; car cet opéra est d’une intelligence dramaturgique formidable en plus d’être accessible à des oreilles peu familières de la musique contemporaine, et mérite d’être largement connu – tout comme la vie de Da Ponte. Relire ses Mémoires et écouter The Phoenix semble un beau programme, qu’on ne saurait trop conseiller.

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Claire-Marie Caussin
Après des études de lettres et histoire de l’art, Claire-Marie Caussin intègre l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales où elle étudie la musicologie et se spécialise dans les rapports entre forme musicale et philosophie des passions dans l’opéra au XVIIIème siècle. Elle rédige un mémoire intitulé Les Noces de Figaro et Don Giovanni : approches dramaturgiques de la violence où elle propose une lecture mêlant musicologie, philosophie, sociologie et dramaturgie de ces œuvres majeures du répertoire. Tout en poursuivant un cursus de chant lyrique dans un conservatoire parisien, Claire-Marie Caussin fait ses premières armes en tant que critique musical sur le site Forum Opéra dont elle sera rédactrice en chef adjointe de novembre 2019 à avril 2020, avant de rejoindre le site Wanderer.

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