En cours d'enregistrement
Mélodies de Massenet

Nicole Car, Jodie Devos, Cyrille Dubois,  Etienne Dupuis, Véronique Gens, Chantal Santon-Jeffery,

Orchestre de Chambre de Paris
Direction musicale : Hervé Niquet

Prod : Palazzetto Bru Zane

Un exemple de réactivité du Palazzetto Bru Zane face aux effets du virus.

La résistance au confinement s’organise vaille que vaille, les maisons d’opéra captent leurs spectacles à huis clos afin de les diffuser sur Internet, et les enregistrements restent heureusement possibles même quand les salles de concert sont fermées au public. Du moins en règle générale, car nul n’est à l’abri d’une annulation pour cause de cas subitement détecté. 

Le projet initial : Psyché d'Ambroise Thomas

L’opéra-comique Psyché d’Ambroise Thomas (créé en 1857, révisé en opéra en 1878) connaît ainsi bien des malheurs : le Palazzetto Bru Zane en avait programmé la résurrection en juin dernier. Pour cause de fermeture des théâtres, ni le concert ni l’enregistrement prévus n’avaient eu lieu, mais il restait un espoir, et c’est en ce mois de novembre que la version discographique devait être mise en boîte. Il a hélas fallu y renoncer également pour cause d’effectif choral et orchestral trop important et compliqué à coordonner selon les règles de distanciation, et le Centre de musique romantique française s’est retrouvé avec une équipe de chanteurs réduits au chômage technique. Qu’à cela ne tienne, un autre enregistrement allait être improvisé, grâce à l’un des nombreux projets que nourrit constamment Alexandre Dratwicki, directeur artistique du PBZ.

Il y a trois ans était sorti chez Alpha un disque de mélodies de Saint-Saëns avec orchestre, qui avait déjà attiré l’attention sur le potentiel de ce genre un peu tombé dans l’oubli. Était venu ensuite, sous le même label, le disque Si j’ai aimé où Sandrine Piau chantait, avec Le Concert de la Loge dirigé par Julien Chauvin, tout un florilège de mélodies signées Charles Bordes, Théodore Dubois, Louis Vierne. En janvier 2019, alors que L’île du rêve de Reynaldo Hahn était donné en concert à Munich, le Palazzetto Bru Zane avait rapidement échafaudé une première heure de musique employant l’orchestre et les chanteurs, à partir de mélodies de Hahn et de son maître Massenet. C’est tout un répertoire qui mériterait un jour une plus ample redécouverte, et l’occasion s’en est simplement présentée plus tôt qu’espéré.

Ces partitions sont en effet « inédites », au sens où elles n’ont plus guère été interprétées depuis leur création à la fin du XIXe siècle, mais surtout, comme l’explique Alexandre Dratwicki, parce qu’elles n’existaient à l’époque que sous forme manuscrite : ce genre de pièces ne faisait pas l’objet d’une impression mais était confié à des copistes qui produisaient tout le matériel d’orchestre. « Les partitions non imprimées échappaient au dépôt légal, et ne pouvaient donc pas être copiées en bibliothèque, ce qui évitait tout risque de piratage. Elles n’étaient pas non plus en vente dans les magasins de musique, sauf sous forme de piano-chant ». Mais ce matériel manuscrit, les formations modernes refuseraient de l’utiliser car il n’est pas conforme aux normes actuelles de lisibilité, et les éditeurs le considèrent donc comme non éligible à la location.

Jules Massenet

Alors comment y avoir accès ? Par chance, le Centre de musique romantique française, du haut de ses dix années d’existence, a pu établir des relations privilégiées avec un certain nombre d’éditeurs, désormais sensibilisés à l’intérêt des résurrections ainsi menées. Des accords de collaboration éditoriale et de restauration de partition ont pu être conclus. En vue de ce disque Massenet, la recherche des partitions a été menée par Sébastien Troester, limier du PBZ : « Nous sollicitons d’abord les bibliothèques du monde entier. J’ai adressé une demande pour deux mélodies à la Beinecke Library, de l’Université de Yale, par exemple, et nous avons trouvé beaucoup de choses à la BnF. Les collectionneurs nous aident aussi. Les éditeurs nous fournissent la liste de ce qu’ils sont censés avoir, mais il n’est pas toujours facile d’obtenir ces partitions, à cause des rachats successifs des fonds, qui ont pu s’accompagner de vols et de pertes. Les ayant-droits conservent aussi certaines choses, jusqu’à ce que l’on voie des manuscrits autographes passer en vente aux enchères ». Les musicologues n’ont malheureusement pas un accès direct aux réserves des éditeurs, et le travail sur les mélodies avec orchestre de Massenet est encore en cours. En ce mois de novembre, ce n’est qu’un premier disque qui est enregistré, car un Volume II devrait être possible.

On peut s’interroger sur les raisons qui ont poussé le compositeur à proposer une orchestration de ces pages. Selon Alexandre Dratwicki, certaines ont manifestement été d’emblée pensées pour l’orchestre, la réduction pour piano venant dans un second temps, comme moyen d’aider à la diffusion. La version piano-chant a d’ailleurs pu les desservir, car elle est parfois sans grand intérêt pour l’instrument, avec de longues notes tenues, par exemple : les pianistes ont donc tendance à écarter ces mélodies qui les ennuient, et où les chanteurs se sentent « à nu », peu soutenus par un piano qui ne paraît guère inspiré. Les entendre enfin avec un orchestre donne une tout autre impression de leur valeur musicale. Dans le cas des orchestrations a posteriori, il s’agit vraisemblablement de mélodies auxquelles Massenet trouvait des qualités particulières. « On sait ainsi que Théodore Dubois, à la fin de sa vie, a décidé de reprendre celles de ses mélodies qui lui semblaient les plus intéressantes, celles qui devaient lui survivre, parées des couleurs de l’orchestre. Il y aurait là un autre CD d’inédits remarquables à envisager… »

Sébastien Troester souligne que Massenet a beaucoup pratiqué le réemploi. « ‘Baiser impromptu’ est une mélodie dont Massenet a envoyé le manuscrit à sa femme par ballon, pendant le siège de Paris en 1870 ! On la retrouve vingt ans après dans le ballet de son opéra Le Mage, devenue un « Andante lento », privée de ses paroles. » Plusieurs mélodies sont issues de musiques de scène destinées à des pièces de théâtre, avec un orchestre extrêmement réduit. D’autres encore, comme « On dit », n’existaient qu’en piano-chant, mais dans la mesure où l’on en connaît une version pour instrument soliste et orchestre, il a été possible, en y superposant la ligne de chant, de « fabriquer » pour l’enregistrement une mélodie avec orchestre.

Se pose le problème de la relation au texte : les mélodies de Massenet sont parfois déconsidérées à cause des poèmes médiocres que le compositeur a choisis. Là aussi, l’orchestre a un rôle à jouer. Pour Alexandre Dratwicki, la présence de la harpe (très sollicitée ici) ou du hautbois solo transfigure souvent ces pages en leur conférant une ampleur ou un charme inattendus. « Les poèmes restent ce qu’ils sont, mais le problème est le même que celui des livrets d’opéra, souvent pauvres sur le plan littéraire même pour des œuvres très connues. En tout cas, ils ne justifient jamais l’oubli auquel certaines mélodies ont été condamnées. »

Quant aux moyens vocaux exigés, ils sont souvent assez modestes, car les compositeurs français du XIXe siècle préféraient se cantonner à un ambitus limité, avec un accompagnement orchestral également modéré. « Massenet a clairement composé quelques mélodies très lyriques, qui ressemblent à de véritables airs d’opéra, mais elles restent l’exception. » Même lorsqu’il dédie une mélodie à son égérie Sibyl Sanderson, créatrice d’Esclarmonde et de Thaïs, il n’a pas recours à ses capacités dans le suraigu. Le texte passe avant tout, et il n’est pas question d’explorer les registres extrêmes.

Il resterait un travail musicologique à effectuer pour mieux connaître les conditions dans lesquelles ces œuvres ont été créées. Seul un dépouillement systématique de la presse musicale de l’époque permettrait d’en savoir plus. Selon Alexandre Dratwicki, on sent dans ces pages très courtes – entre deux et cinq minutes – comme une réaction nationale au wagnérisme, par leur brièveté même, et par le choix de la variété des couleurs : la mélodie avec orchestre ne serait-elle pas alors le genre français par excellence ?

Pour cet enregistrement, six chanteurs se partagent une vingtaine de partitions, entre lesquelles se glisseront quelques respirations orchestrales. On y retrouve les artistes prévus pour Psyché : Etienne Dupuis (remplaçant Tassis Christoyannis prévu en juin), Nicole Car (succédant à Karine Deshayes dans le personnages d’Eros), Jodie Devos, qui devait tenir le rôle-titre, Chantal Santon-Jeffery, auxquels s’adjoignent Véronique Gens et Cyrille Dubois.

Cyrille Dubois pendant l'enregistrement

Pour le ténor, grand défenseur de la mélodie française, il s’agit avant tout de mettre en valeur le texte, par une recherche de couleurs, en s’autorisant les nuances les plus fines de pianissimo. Certaines mélodies ont cependant été transposées vers le haut, ce qui donne aux chanteurs l’occasion de briller un peu plus, quitte à extrapoler des aigus non indiqués dans la partition. Cyrille Dubois estime que ces ajouts sont possibles tant qu’ils restent pertinents, qu’ils servent l’œuvre et restent dans les limites du bon goût : « Il s’agit de trouver un équilibre entre le scrupule musicologique et la liberté de l’interprète, qui doit pouvoir s’emparer de ce qu’a laissé le compositeur en l’adaptant à sa voix. Cela fait partie du jeu, et qui sait ? Peut-être Massenet aurait-il lui-même suggéré ce genre d’aménagement ». Le choix du tempo est un autre aspect pour lequel le chanteur dispose d’une certaine marge de manœuvre : « Pour une bagatelle provençale comme ‘Pitchounette’, il m’a paru plus intéressant d’adopter un tempo aussi rapide que possible. C’était un pari, Hervé Niquet – qui dirige l’Orchestre de chambre de Paris pour ce disque – m’a suivi et, ainsi interprétée, cette mélodie strophique ‘fonctionne’ très bien ». On le croit volontiers, et l’on espère le vérifier bientôt à l’écoute du résultat, même s’il faudra encore patienter plusieurs mois, la sortie du CD étant prévue au plus tôt pour le printemps 2021.

Cyrille Dubois pendant l'enregistrement

 

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.

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