Pourama Pourama

Texte, conception, interprétation Gurshad Shaheman
Création sonore, enregistrement et mixage Lucien Gaudion
Création lumières et régie générale Aline Jobert
Scénographie Mathieu Lorry-Dupuy
Conception et régie vidéo Jérémy Meysen
d’après les dessins originaux de Yasmine Blum
Assistant mise en scène (pour Trade Me) Anne-Sophie Popon
Regard dramaturgique Youness Anzane
Assistant scénographie et fabrication décor Julien Archieri
Aassistante scénographie Ava Rastegar
régie plateau et périssable Amer Ghaddar

Production Festival Les Rencontres à l’échelle – Les Bancs Publics (Marseille)
Coproduction Pôle des arts de la Scène – Friche la Belle de Mai (Marseille), La Ferme du  Buisson – Scène  Nationale de Marne-la-Vallée
Remerciements festival ZOA (Paris), Sabrina Weldman

Ce projet a bénéficié d’une résidence d’écriture au Bazis en Ariège. Gurshad Shaheman est artiste associé au CDN de Normandie-Rouen et artiste accompagné par le  phénix, scène nationale Valenciennes dans le cadre du Campus du Pôle Européen de la Création.

Il pourra toujours dire que c’est pour l’amour du Prophète 

Texte et mise en scène Gurshad Shaheman
Dramaturgie : Youness Anzane
Création sonore : Lucien Gaudion
Scénographie : Mathieu Lorry Dupuy
Lumière : Aline Jobert
Assistanat à la mise en scène : Thomas Rousselot
Collecte de paroles : Amer Ghaddar

Production : Festival Les Rencontres à l’échelle – Les Bancs Publics (Marseille). Coproduction : Centre dramatique national de Normandie-Rouen, Pôle Arts de la Scène – Friche la Belle de Mai (Marseille)‚ Festival d’Avignon‚ Campus décentralisé Amiens-Valenciennes (pôles européens de création Le Phénix – scène nationale de Valenciennes et Maison de la Culture d’Amiens)‚ CCAM – scène nationale de Vandœuvre-lès-Nancy‚ Festival Passages (Metz) et Théâtre de Liège dans le cadre du réseau Bérénice soutenu par le programme Interreg VA Grande Région‚ École régionale d’acteurs de Cannes et Marseille.
Avec le soutien de la Villa Médicis Hors les Murs – Institut français‚ La Chambre d’Eau (Le Favril).
En partenariat avec France Médias Monde. 

Les Forteresses

Texte et mise en scène Gurshad Shaheman
Création sonore Lucien Gaudion
Scénographie Mathieu Lorry-Dupuy
Lumières Jeremie Papin
Dramaturgie Youness Anzane
Régie générale Pierre-Éric Vives
avec Behi Djanati Ataï, Mina Kavani, Shady Nafar, Jeyran S., Shady S., Homa S. et Gurshad Shaheman 

Compagnie La ligne d’ombre
Production Les Bancs Publics – Festival Les Rencontres à l’échelle
Coproduction (en cours) Le phénix scène nationale Valenciennes / Le manège scène national de Maubeuge / Maison de la Culture d’Amiens / TnBA – Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine 

Texte lauréat de la bourse d’écriture de l’association Beaumarchais-SACD 

Silent Disco

Conception et mise en scène Gurshad Shaheman
Texte et interprétation Victoria BayerNora DineOzan EkenMichel FranckBrandon Kano ButareJean LescaElisa LoverixSasha MartelliAurianne ServaisSafie Sy
Création lumières Dimitri Joukovski
Création sonore Lucien Gaudion
Scénographie et costumes Marie Szersnovicz
Collaboration à la scénographie et aux costumes Camille Collin
Assistanat mise en scène Anne Prea

Une production du Théâtre Les Tanneurs, en coproduction avec le phénix scène nationale Pôle européen de création à
Valenciennes
 et La Coop asbl | Une production déléguée du Théâtre Les Tanneurs | Avec le soutien de Shelterprod, du Taxshelter.beING et du Tax-Shelter du gouvernement fédéral belge | Gurshad Shaheman est artiste associé au Théâtre Les Tanneurs. Il est également accompagné par le phénix scène nationale Pôle européen de création à Valenciennes.

« Ma vie s’est déroulée en dents de scie, avec bien des ruptures, et comme ce peuple qui, par ses lamentations présentes, par cette fornication universelle, par cette stupeur et cette béatitude, par son hilarité collective, s’approche pas à pas de la transmutation, moi aussi j’ai changé à chaque instant dans ma façon de penser. »

Reza Baraheni, Les saisons en enfer du jeune Ayyaz.((trad. Katayoun Shahpar-Rad, ed. Fayard/ Pauvert.))

Gurshad Saheman

I Le père 

Dans la salle noire, Gurshad Shaheman se tient debout immobile et impassible. Ceux qui sont là pour assister à son spectacle doivent tous porter un masque représentant le visage d’un homme inconnu, lunettes, cheveux gris. Tous ces visages uniformes sont invités à participer à une étrange cérémonie, conspiration ou mascarade, impossible de trancher. Ambiance de conspiration, on cache quelque chose. L’un après l’autre un spectateur se lève et pose sa main sur Gurshad voire l’enlace, l’embrasse, l’étouffe presque. Ce contact déclenche un récit enregistré diffusé par haut-parleur qui s’arrête automatiquement si une personne ne se porte pas volontaire pour remettre en route l’étrange machine humaine. Dès que les deux peaux se touchent, de la même manière que si on appuyait sur un bouton, les mots, les souvenirs affluent, des musiques orientales résonnent comme derrière des paupières : « Je remonte les années. Mon corps d’adulte, qui a su se trouver à travers les mains des hommes qui se sont posées sur lui, disparaît. De nouveau je suis enfermé dans mon corps d’enfant. Mon corps de la honte. Mon corps qu’on ne peut pas toucher ». Ce visage dont le public est affublé est celui du père de l’auteur, un père qui ne touchait jamais son fils. Aussi nous sommes invités à participer à un simulacre. De faux pères touchent le fils pour que les récits de ses frustrations, des traumatismes s’échappent de lui, sortent comme un torrent. A la sortie, certains sont émus, et s’empressent de partager leur expérience avec l’auteur qui les accueille avec bienveillance. Gurshad connaît bien ce phénomène de catharsis qui frappe certains à l’écoute de ses souvenirs d’enfance. Comment expliquer cette proximité ? Comme s’il s’agissait que chacun, obéissant à une irrésistible attraction, mêle un peu de son intimité à celle de ce garçon.

Gurshad Shaheman est né en 1978 lors des manifestations à répétition qui vont finir par contraindre le Shah à quitter l’Iran. Ses parents lui donnent un prénom qu’on pourrait  traduire par « Rafale » pour donner chair au souffle de liberté qui se répand sur tout le pays. Mais les espoirs s’évanouissent quand les islamistes prennent le pouvoir. Le ménage des parents qui s’étiole, la guerre avec l’Irak et les légendes du Shâhnâmeh rythment les premières années du garçon. Ses parents parlent le turc à la maison car ils sont Azéris, les turcs d’Iran, originaires de la région de Tabriz. C’est à l’école, à 6 ans, que Gurshad apprendra le Farsi, la langue officielle d’Iran, le « Perse ». La communauté Azérie, comme la plupart des minorités en Iran, est déconsidérée par les perses qui les moquent en les traitant notamment d’ânes. Le petit Gurshad ne se sent pas à sa place dans cette Téhéran. Un jour c’en est trop. La petite sœur ne sait pas comment concilier les enseignements de l’école coranique avec les pratiques de cette maison « où l’on vit dans le pêché » parce que maman ne met pas de foulard. Avec un visa de tourisme et une valise, maman prend ses deux enfants avec elle et passe la frontière. Gurshad a 12 ans quand il arrive en France. Pour la première fois de sa vie, il connaît la sécurité. Pour lui, qui avait honte de sa langue Azerie, apprendre le français se fait sans difficulté sans regret, sans nostalgie de l’Iran ce pays qui rend schizophrène à force de mensonges et de grands écarts. « Je ne serais jamais à ma place dans ce pays » dit-il. C’est en France, à Lille, qu’il se reconstruit. Les chansons pop françaises supplantent Googoosh, la grande chanteuse iranienne, exilée depuis que les Mollahs lui ont demandé de se taire.

Le jeune Gurshad tente de devenir plus français que français. Il lit tous les classiques, fait du théâtre pour s’intégrer à ses camarades de lycée… il va au festival d’Avignon pour monter des spectacles improbables. Il monte une compagnie et signe ses premières mises en scènes (Marseille, Toulon, Hyères) : Copi, Lagarce et Gombrowitz. De ce dernier auteur il retient une image issue d’une scène de La pornographie. Gombrowitz nous décrit la longue souffrance d’un personnage coincé à la messe. Devant lui la nuque d’un ou une adolescente lui fait soudainement prendre conscience que l’ensemble des choses qui nous paraissent absurdes peut prendre un sens grâce à la sensualité. Première leçon : se raccrocher à la terre, au vivant.

Des années plus tard, Thierry Bedard l’engage comme interprète dans le spectacle qu’il prépare pour le festival d’Avignon 2004 à partir du texte qu’il a commandé à Reza Baraheni QesKes, l’inimpossible poétique du démembrement. Introducteur de la philosophie de Derrida et poésie occidentale (Ezra Pound, T. S.  Elliot, Gertrude Stein) en Iran, Reza Baraheni est une figure légendaire : emprisonné et torturé sous le Shah puis une nouvelle fois sous les Mollahs, il vit en exil à Toronto et continue à publier romans et poésie. Là, devant le public d’Avignon Gurshad parle et traduit l’Azéri. La poésie s’exprime dans cette langue qu’il avait rejeté pendant longtemps comme une tare. Elle ressurgit, plus forte que jamais, comme de retour d’exil.

Au-delà du spectacle, la relation perdure. La légèreté du jeune homme plait au vieux monsieur… Dans la rue on les surprend à jouer tous les deux comme des gamins. Entre lui et Gurshad c’est bien plus qu’une relation de maître à élève : « c’est un ami, pas un père spirituel ». Le père, le vrai lui reste absent, loin à Téhéran.

Car le destin du monde            et le destin du temps            je les aurai en mémoireVous, réclamez la première histoire ou la dernière histoire ou n’importe quelle histoire
N’ayez pas peur            car mes ailes sont de même étoffe que vos rêves
Ne construisez pas de cage pour me faire votre prisonnier
La cage est le signe de la peur du viol de l’
envol
Asseyez-moi à
la fenêtre
Demandez : ce qui fut et ce qui sera
et je conterai comme on est conté

Présence ((extrait de Aux Papillons, recueil de poèmes encore inédit en France.)) Reza Baraheni, Trad . Gurshad Shaheman

II Raconter son corps 

En effet, Gurshad Shaheman aime à se connaître dans l’écriture. Le besoin d’écrire il le connaît depuis longtemps mais il a longtemps été mis en sommeil, inabouti. Une bourse lui permet de partir aux États-Unis et d’étudier ce travail de la langue. Son mémoire portera sur Aux papillons, un recueil de poèmes de Reza. Avec ce travail de traduction, il découvre qu’il n’a pas une « double culture » mais qu’il est le produit d’une interpénétration de sa culture iranienne et de sa culture française. Que l’une s’est nourrie de l’autre. Chez Reza Baraheni la tradition Azerie et Perse se confrontent à la culture occidentale et les deux se mêlent inextricablement. « Avec Reza, j’ai appris à casser le récit linéaire à le rendre concentrique, pour parvenir à une poésie du fragmentaire ». Le récit passe sans cesse entre le temps présent et le passé. Dans Elias à New York, Baraheni relate sept variations d’une même nuit : mais aucune ne prévaut sur l’autre. Les styles sont mélangés, poème lyrique ou récit grotesque. Dans Lilith le personnage change de sexe comme l’Orlando de Virginia Woolf. Le lecteur est confronté à une perpétuelle instabilité : « C’est d’une liberté absolue. Il m’a fallu reprendre des études pour essayer de comprendre ce que je faisais instinctivement jusqu’alors ».

Alors que, sous pseudonyme, Gurshad Shaheman devient un de ses traducteurs officiels en France, le besoin de s’exprimer refait surface. A partir de 2012, Gurshad commence à écrire ses propres spectacles, et notamment le triptyque Pourama Pourama où il se raconte depuis son enfance jusqu’à son temps présent : « A l’origine de tous mes projets, il y a la réalité. Mais pas comme une entité autonome et immuable mais plutôt comme une lecture subjective du monde. Pour moi, l’art est le lieu ultime de la subjectivité. » De fait son expérience de la guerre et de l’exil se mêle avec sa découverte contrariée de la sexualité. Pour autant rien de banal ou qui ne procèderait que d’un ridicule nombrilisme, parce qu’au-delà de son expérience Gurshad Shaheman nous rappelle en quoi la sexualité est fondatrice de notre identité. Elle est une mythologie originelle qui traverse notre enfance comme un horizon lointain et indéchiffrable et dont on s’approche lentement à l’adolescence. Là au seuil de l’âge adulte, il nous faudra en explorer les recoins les plus obscurs. La force majeure du récit de Shaheman réside dans la grande subtilité avec laquelle il entremêle contexte extérieur et pulsions intérieures.

 

Pourama Pourama

Cela ne va pas sans difficulté, sans se dévoiler, mettre son corps au centre des enjeux et le raconter — celui que le père ne veut pas toucher, raconté dans la première partie de Pourama Pourama,  mais aussi celui que d’autres hommes veulent toucher, ceux qui l’ont payé pour cela. En effet, Shaheman raconte aussi dans la troisième partie, Trade me, son passé de « garçon à louer ». Une prostitution qu’on pourrait qualifier d’opportuniste : beau jeune homme aux sourcils exotiques il finance ainsi pendant quelques années ses études d’acteur tout en poursuivant une exploration des rapports humains. Dans la prostitution tous les rapports de pouvoir que l’on croit pourtant établis peuvent à tout moment basculer. Le récit fait s’entrechoquer les situations tour à tour ridicules ou insupportables et la poursuite d’une identité qui se cherche au travers de ses rapports désirants. Pourtant là encore rien de voyeuriste. Pour une société où curieusement la nudité reste choquante la révélation de cette intimité relève de l’intérêt général. Shaheman revendique l’influence des livres de Guibert, Preciado ou Dustan, des mouvements féministes, qui pour lui traduisent une réaction directe à la mort des idéologies. Aujourd’hui, le corps est un matériau, le dernier bastion de la résistance politique notamment pour les jeunes qui ne se retrouvent pas dans le discours politique même démocratique. Ils veulent un corps qui ne soit pas seulement façonné par les diktats de la société : agir sur son corps pour agir sur sa pensée. Peut-être l’ombre de Jean Genet plane sur tout cela, lui qui a si bien consigné la liberté à l’œuvre dans son corps emprisonné.

Après Pourama Pourama, Shaheman se rend au Liban et en Grèce pour réunir les témoignages de jeunes migrants LGBT : ils racontent les difficultés avec leurs proches, les mensonges, les peurs, les violences, les tortures. L’ensemble est réuni dans un spectacle intitulé Il pourra toujours dire que c’est pour l’amour du Prophète. Du découpage qui en résulte, il fait surgir la poésie tout en gardant intact l’effroi contenu dans ces parcours de vie. Les textes sont ensuite traduits puis confiés à des comédiens français avant que le compositeur et complice de Shaheman, Lucien Gaudion ne travaille alors à entremêler les récits dans une sorte de labyrinthe sonore. Une certaine esthétisation qui crée aussi la juste distance nécessaire. Un aspect crucial selon l’auteur car s’il y a bien de la violence dans ces récits elle ne doit pas se retourner contre le spectateur. Elle n’est pas édulcorée non plus mais relatée : « La colère ne doit pas se tromper de cible » dit-il.

De retour en Europe, Shaheman se met alors à animer des ateliers d’écriture. Il aide les autres à se penser eux-mêmes comme créateur, à s’approprier leur histoire avec leur propre mot. Ainsi le projet Silent Disco a été écrit avec des jeunes gens en rupture avec leur famille. Sur plusieurs mois, il met en place avec eux un laboratoire où petit à petit on passe de la timidité à la révélation. Sortir de la honte et de la culpabilité serait l’objectif sous-jacent de ce spectacle sans complaisance ni voyeurisme. C’est également le thème central du nouveau projet de Shaheman : Les Forteresses où l’on retrouvera sa mère et ses tantes, trois femmes dont les frères puis les maris leur ont indiqué leur place et leur rapport au corps, un corps qui serait comme une perpétuelle injonction à garder sa place. Depuis pour deux d’entre elles, exilées en Europe, elles ont dû apprivoiser une nouvelle place, leur place d’étrangère. Assignées à la honte, voici trois femmes qui parlent avec fierté de ce qu’elles se sont accomplies au travers de ce qui ressemble à un chapelet d’humiliations. C’est justement dans cette transmutation de la douleur que se révèle l’entreprise de Shaheman.

« Le théâtre que je pratique est en prise avec le monde, le social, le politique… mais toujours vus de l’intérieur, à travers la subjectivité d’une personne ou d’une communauté. Ce qui m’intéresse, c’est notre histoire contemporaine non pas comme l’écrivent les puissants mais plutôt telle qu’elle est vécue par celles et ceux qui la subissent sans avoir d’emprise sur elle. » Rapidement, Shaheman précise son propos : « je ne suis pas historien, je ne fais pas de documentaires je fais autre chose : je cherche le vertige, l’essor de la poésie ». Il ne voudrait pas s’immobiliser dans une posture qu’il n’est pas prêt à endosser : « la littérature a toujours été un costume trop grand pour moi. Je ne suis pas un auteur : j’écris quand j’ai un spectacle à faire et ces textes sont écrits en fonction d’un dispositif. »

C’est l’histoire de deux fenêtres qui sont amoureuses l’une de l’autre. Elles se font face et se chuchotent des serments d’amour.  Mais elles ne peuvent bien évidemment pas s’embrasser, chacune sur un mur. Séparées, les fenêtres souffrent jusqu’au jour où un tremblement de terre fait s’effondrer les maisons les unes sur les autres et les deux fenêtres amoureuses se retrouvent enfin unies une seconde avant de disparaître.

d’après Do Panjereh, chanson de Sarfaraz Ardalan et Shamaizadeh Hassan

III  The artist is present 

Lors de ses études aux USA en 2010, Gurshad Shaheman visite la grande rétrospective que le MoMA consacre à Marina Abramovič à New York. Si bien entendu le travail de l’artiste serbe est un électrochoc, il le pousse surtout à faire émerger une conviction qu’il soupçonnait depuis longtemps, à savoir, le deuil de la mise en scène et de « toutes ces instances inutiles de la création ». Shaheman pense en effet que nous assistons à l’agonie d’un système, celui du metteur en scène maître absolu, des Chéreau ou des Vitez qu’il admire par ailleurs. « Je voudrais sortir le théâtre du carcan de la mimésis pour y insuffler de la vie, du réel. Notamment en conviant sur scène des non-acteurs portant avec eux leur propres vécus, mais pas comme une démarche sociale qui serait à côté de la création, au contraire : comme un véritablement geste créatif et créateur ». Il a de fait du mal à parler de ses premières mises en scène non pas tant par rapport à leur qualité de metteur en scène débutant. « Aujourd’hui, la vraisemblance m’ennuie à mourir ; ce serait redescendre à une reconstitution plate. Je ne pense pas qu’on puisse y croire, jamais ». A partir du moment où il a, tout à la fois, envisagé la question de la langue, intégré son histoire personnelle comme matériau et rejeté la pratique traditionnelle de la mise en scène que Gurshad Shaheman, pour répondre à Proust, est véritablement devenu lui-même.

« La mise en scène n’est plus un outil très efficace, sauf si on veut faire du spectaculaire. » Défaire les choses de leurs ornements : le spectaculaire est remplacé par la mise en situation et les échanges de rôle. Dans la seconde partie de Pourama Pourama, Taste me, Shaheman est habillée en femme, et nous parle de sa mère. Ce n’est pas juste par plaisir de passer une belle robe à paillette : cette fois il est sa mère ou du moins il se met à sa place et nous fait à manger comme si nous étions, nous spectateurs, Gurshad, collectivement. Il nous nourrit comme sa mère le nourrirait car après tout c’est son rôle de mère, n’est-ce pas ? Nous sommes les témoins auditifs de leurs déchirements et leurs invités privilégiés. Nous voilà plongé dans l’intimité d’un repas de famille servis par Gurshad et sa mère, réunis en une seule entité. À nous de sentir les odeurs de la préparation, de goûter à ce plat étranger, inconnu, vecteur de souvenirs, d’intimité : nourritures terrestres. Sans décrire plus avant on retrouvera bien sûr ce ce jeux de rôles dans Trade me où le spectateur devient un peu le client autant que le voyeur. C’est à lui d’assumer sa double position.

Le dispositif permet dans un même temps la communion d’un récit, un même espace partagé avec nos corps. Le théâtre n’est pas un succédané de l’écran, sa spécificité repose sur cette mise en présence. C’est un temps privilégié, inclusif, c’est le moment où l’on partage une intimité avec le public, il y a une sympathie directe : on est confiné ensemble, dans un espace aussi physique que mental. C’est sa nature éphémère qui lui donne toute sa valeur : « tu l’as vu ou pas ». C’est un rituel, une fête, une célébration. Lui-même aime à donner à cet ensemble le nom de laboratoire. Derrière les éprouvettes il opère des translations, des métamorphoses : « Après tout un spectacle est comme une exposition d’art contemporain : des objets bizarres à la vue de tous ».

Il pourra toujours dire que c’est pour l’amour du prophète

Invité en 2018 par le Festival d’Avignon pour Il pourra toujours dire que c’est pour l’amour du prophète Gurshad imagine un dispositif dans le labyrinthe dans lequel le spectateur déambulerait et croiserait, comme par hasard, les réfugiés eux-mêmes devenus acteurs de leur propre histoire diffusée en voix off. Aléas des festivals, le gymnase où devait avoir lieu la performance n’est plus disponible. Plutôt que de tout annuler au dernier moment, Gurshad Shaheman adapte son spectacle au plateau frontal d’un théâtre classique. La contrainte n’amoindrit pas le propos, le récit sonore n’en est pas moins prenant.

Si bien évidemment Pourama Pourama ne peut fonctionner que pour une jauge réduite, cette dernière n’est pas un but en soi et Gurshad Shaheman n’entend pas en faire une marque de fabrique à l’exclusion de tout utilisation plus classique de la scène. Avec son scénographe, Mathieu Lorry-Dupuy,  il cherche aujourd’hui à mêler les deux. De même il a publié le texte de Pourama Pourama aux Solitaires Intempestifs, en 2018, et en fait pour France Culture une adaptation radiophonique((https://www.franceculture.fr/emissions/latelier-fiction/les-hommes-qui-passent-de-gurshad-shaheman)). S’il n’exclut pas totalement le projet d’écrire un jour une fiction ou autofiction le projet reste concentré sur le théâtre et faire vivre celles qui ont vu le jour depuis 2012 : « mes pièces forment ensemble un réseau, certaines parties pourraient être jointes. Elles font partie d’un cycle qui n’est pas terminé tant j’éprouve encore le besoin de parler de ma famille ».

Certainement le théâtre de Gurshad Shaheman nous fait songer au destin tragique des fenêtres amoureuses que raconte Googoosh dans une de ses plus belles chansons. Mais peut-être pour une fois nous n’avons pas besoin que la terre tremble et que les murs s’écroulent pour que s’accomplissent de pauvres miracles. De part et d’autres du gouffre qui les séparent, les pères serrent leurs enfants dans leurs bras et les fils font à manger à leurs mères pour les consoler des peines qu’ils leur causent. Les tatouages trompent les autorités et les barbus, quelque part deux amoureux s’embrassent.

La crise du Covid 19 a bien sûr mis en péril la réalisation de Silent Disco et des Forteresses qui doivent trouver de nouvelles formes. Gurshad ne renonce pas à son rêve d’un gigantesque palais des glaces comme ceux des fêtes foraines dans lequel des personnages pirandelliens erreraient et croiseraient par hasard un spectateur, non pas en quête d’un auteur mais peut-être d’eux-mêmes.

Il pourra toujours dire que c’est pour l’amour du prophète

 

 

Stéphane Boudin-Lestienne
Stéphane Boudin Lestienne, docteur en histoire de l’art et de l’architecture, est commissaire et chercheur. Il travaille en binôme avec Alexandre Mare à la villa Noailles, à Hyères, dont ils assurent la programmation des expositions historiques et travaillent aussi régulièrement à la fondation Civa à Bruxelles. Ensemble ils ont co-écrit des ouvrages consacrés à la redécouverte de créateurs des années 1920 : Marcel Breuer, Elise Djo-Bourgeois, Jean Hugo, Robert Mallet-Stevens ainsi que sur Charles et Marie-Laure de Noailles, mécènes du 20ème siècle. Stéphane Boudin Lestienne s’apprête à publier la première monographie sur Paul Tissier, architecte des fêtes des Années Folles, collabore également à différents titres de presse : Artpress, Hippocampe, etc. et participe à divers événements liés à la scène contemporaine. (Portrait ©Etienne Daho)
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