Le Jeu des ombres

Texte : Valère Novarina
Mise en scène : Jean Bellorini
Collaboration artistique : Thierry Thieû Niang

Avec

François Deblock (Orphée malgré lui),
Mathieu Delmonté (Le Contre-Chantre),
Karyll Elgrichi (Le Personne Morte),
Anke Engelsmann (Flipote 2),
Aliénor Feix en alternance avec Isabelle Salvigny (La Femme Antagoniste),
Jacques Hadjaje (Le Chantre),
Clara Mayer (La Dame de Pique et Enfant de la Colère 1),
Liza Alegria Ndikita (L’Ambulancier Charon et Enfant de la Colère 2),
Hélène Patarot en alternance avec Laurence Mayor (Flipote 1),
Marc Plas (L’Homme hors de Lui),
Ulrich Verdoni (L’Anti-Personne).

Euphonium : Anthony Caillet
Piano : Clément Griffault en alternance avec Michalis Boliakis
Violoncelle : Barbara Le Liepvre
Percussions : Benoît Prisset

Scénographie : Jean Bellorini et Véronique Chazal
Lumière : Jean Bellorini et Luc Muscillo
Vidéo : Léo Rossi-Roth
Costumes : Macha Makeïeff assistée de Claudine Crauland
Coiffure et maquillage : Cécile Kretschmar

Construction du décor : les ateliers du TNP

Assistanat à la mise en scène : Mélody-Amy Wallet
Musique : extraits de L’Orfeo de Claudio Monteverdi

Direction musicale : Sébastien Trouvé en collaboration avec Jérémie Poirier-Quinot

Production : Théâtre national populaire, La Criée – Théâtre national de Marseille
Coproduction :  ExtraPôle Provence-Alpes-Côte d'Azur, Festival d'Avignon, Théâtre de Carouge, Grand Théâtre de Provence (Aix-en-Provence), Théâtre de la Cité Centre dramatique national Toulouse Occitanie, Les Gémeaux ‑Scène nationale de Sceaux, Anthéa-Antipolis Théâtre d'Antibes, Théâtre Gérard Philipe Centre dramatique national de Saint-Denis, Le Quai Centre dramatique national Angers Pays de la Loire, Scène nationale du Sud-Aquitain, MC2 : Grenoble Scène nationale, Châteauvallon-Liberté.
Avec le soutien de la Spedidam pour la Semaine d'Art en Avignon

Le texte du Jeu des ombres est publié aux éditions P.O.L. en octobre 2020

Création à la FabricA, dans le cadre de la Semaine d’art en Avignon du 23 au 30 octobre 2020

Avignon, La FabricA, samedi 24 octobre 2020, 17h30

Formé à l’école Claude Mathieu, Jean Bellorini met en scène ses premiers spectacles au début des années 2000 au sein de la Compagnie Air de Lune qu’il crée au même moment. Parmi ses premières mises en scène, on retiendra La Mouette, Yerma ou encore L’Opérette d’après L’Opérette imaginaire de Valère Novarina – déjà. Artiste prolifique, son travail est vite reconnu et récompensé aux Molières en 2014, notamment pour Les Paroles gelées d’après l’œuvre de Rabelais. Il est nommé la même année à la direction du Théâtre Gérard Philipe, centre dramatique national de Saint-Denis. Son souci pour la transmission, son action artistique dans les territoires, caractérisent particulièrement son mandat. Et c’est dans la continuité de cette fécondité créatrice, de ce soin accordé à la formation, de cet esprit du lien, qu’il arrive en ce début 2020 à la tête du Théâtre National Populaire. Avec Le Jeu des ombres dont il commande le texte à Valère Novarina qu’il retrouve une fois encore, Jean Bellorini devait ouvrir le Festival d’Avignon 2020 s’articulant pour cette édition autour d’Éros et Thanatos, « l’alpha et l’oméga de toutes les histoires humaines », selon Olivier Py. La crise sanitaire a certes modifié le cours de choses. Malgré cela, les répétitions pour Le Jeu des ombres se sont enchaînées à la fin du printemps, au TNP où le spectacle est programmé en janvier 2021. Et c’est à l’occasion de la Semaine d’Art en Avignon, à la fin de cet inhabituel mois d’octobre, que la création a pu avoir lieu.

 

Visuel Une Semaine d'art en Avignon Yan Pei-Ming, Tigres et vautours (détail), 2015, huile sur toile, 250 x 300 cm. Graphisme : mine de rien

La Semaine d’Art en Avignon débute malgré toutes les contraintes horaires imposées. En cette fin d’après-midi, les spectateurs s’installent dans la salle de la FabricA, suivant l’ordre d’accès imposé. À cet instant, on ressent tout de même cette fébrilité qui règne en d’autres circonstances, lors du Festival en été, devant ce vaste plateau ouvert, laissant apparaître les cintres. Plusieurs portiques avec des rideaux de plastique rouge entourent l’espace de la scène. L’ensemble est éclairé par des servantes sur pied, alignées avec soin tout autour du plateau. Au centre, un piano. D’autres se trouvent à l’avant-scène, côté jardin comme côté cour. Ceux-là sont endommagés, en pièces, dans un empilement hétéroclite. Au fond, à jardin, deux rangées de fauteuils tournés vers le côté cour – comme dans un lieu de culte pour une célébration ou bien comme au spectacle. Huit comédiens sont déjà là, assis et semblent attendre, regardent de temps à autre en direction le public dans un premier effet d’étrangeté qui absorbe, tel un fragment de miroir lointain, réfléchissant la salle.

Les notes de trompette si reconnaissables par les festivaliers retentissent. Après quelques recommandations d’usage, les projecteurs latéraux s’allument, le spectacle commence. D’autres comédiens entrent rapidement à cour et se placent face aux autres. Les tenues conçues par Macha Makéïeff et Claudine Crauland sont bigarrées, la plupart des couleurs chaudes s’inscrivent en harmonie avec la lumière. Le musicien Anthony Caillet joue de l’euphonium. Sur le lointain, on lit « Le premier instant dure toujours ». Une femme se lève et s’avance vers le public. Elle lit tandis que tous la regardent. Hélène Patarot lit avec une certaine gravité Les Métamorphoses, le texte d’Ovide qui relate le mythe d’Orphée. La comédienne prête sa voix au Demi-dieu.

La Femme antagoniste (Aliénor Feix) traverse le plateau en chantant Monteverdi

Comme lui, elle est sur cette ligne invisible entre un monde et l’autre, entre la terre et les Enfers, entre l’univers des hommes et celui des Dieux. Entre l’espace théâtral et l’espace dramatique où finalement se tient toujours le comédien au théâtre. Le propos sensible et poétique se déploie. Les différents éléments qui composent le spectacle semblent fusionner dans une articulation très esthétique. Les voix retentissent, les mots de Valère Novarina s’énoncent, la musique s’élèvent, les images apparaissent harmonieusement. La Personne morte –  Karyll Elgrichi tout en grâce au fil des scènes – se trouve ensuite à l’avant-scène et dans une activité évoquant à la fois l’utilisation des matriochkas russes et le bonneteau, elle agite, mélange, empile des boîtes les unes dans les autres, dont elle révèle qu’elles contiennent les cendres de ses ascendants, de ses descendants. Alors qu’une trappe s’ouvre vers les dessous – endroit limbesque du théâtre, plein de mystère et d’inconnu pour le spectateur – elle jette les boîtes à l’intérieur. Et les frontières du réel se déplacent. Jean Bellorini rappelle que, comme la Personne morte, chacun est constitué de ses morts, de ces vies passées qui ont précédé la sienne. Et chacun constitue également ceux qui lui succèderont, après sa propre disparition. Mais comment échapper à cette fin, « à la poubelle, dans la nuit » ? Comment repousser définitivement cet instant fatidique où tout s’arrête ? On croit percevoir ici les accents du désespoir devant l’inéluctable. Orphée malgré lui, un peu plus loin, provoque malgré tout l’hilarité du public : « Ceux qui ont tagué La mort est nulle au bord du canal de l’Ourcq, ont bien fait » Interprété par la jeune et prometteuse Liza Alegria Ndikita, l’Ambulancier Charon s’interroge : « Quand serons-nous au plus près de la vie sur cette île de bois ? », ce qui n’est pas sans rappeler une fois encore la réflexion, le travail du comédien sur les planches.

Pour Jean Bellorini et Valère Novarina, c’est également le tourment d’Orphée dans sa remontée vers la surface. Orphée malgré lui qui retrouve Eurydice aux Royaume des Morts, qui retrouve sa parole magique, perdue avec sa bien-aimée. Orphée malgré lui qui affirme « je respecte beaucoup le réel mais je n’y ai jamais cru ». Orphée enfin qui prend résolument le parti de vivre pleinement en se retournant, en acceptant le risque de perdre une deuxième et dernière fois celle qu’il aime. Et elle disparaît. C’est la vie aussi, pourrait-on en conclure ici.

Sublime Flipote (Anke Engelsmann)

Une autre figure hante le plateau : Flipote, sorte d’avatar décadent de la déesse des Enfers, « une espèce de Perséphone » comme elle le précise, interprétée par Anke Engelsmann, comédienne allemande passée par le Berliner Ensemble, sensible et si troublante par moments, notamment dans ses morceaux chantés. Elle décrit le monde de la nuit noire et infernale puis présente au public dans une séquence presque brechtienne, tous les personnages comme autant de fantômes damnés, toutes les « ombres » du Jeu des ombres. Nous sommes soumis à un mouvement oscillatoire permanent entre la dévastation infernale – rappelons la scénographie des pianos brisés, mais aussi les lumières rougeoyantes derrière les rideaux de plastique, le maquillage morbide des comédiens – et le mouvement vital qui ne cesse de jaillir partout. On oscille aussi entre le drame et le réel de la représentation. Les limites deviennent floues, les frontières s’estompent – d’ailleurs, comment croire pleinement au réel dans ces conditions ? –  tout s’opacifie au rythme de la langue incantatoire et mystérieuse du poète Novarina.

L’équilibre du spectacle tient aussi à la musique si délicatement présente. Jean Bellorini dit d’ailleurs qu’il situe les musiciens et les acteurs au même endroit comme toutes ses mises en scène ne cessent de le souligner. Anthony Caillet, Clément Griffault, Barbara Le Liepvre et Benoît Prisset habitent l’espace avec les comédiens et leur pratique instrumentale entre complètement dans sa composition, au même titre que le ballet des corps – harmonieusement pensé par Thierry Thieû Niang, que les lumières – somptueuses servantes ! – et les mots du texte. Toutes les voix chantées du jazz à la variété, en particulier celles du comédien Ulrich Verdoni et de la mezzo-soprano Aliénor Félx qui reprend des airs de L’Orfeo baroque de Monteverdi adaptés par Sébastien Trouvé, rappellent l’origine de l’enchantement que provoquait Orphée avec sa voix et sa lyre. Un pouvoir extraordinaire, celui de la poésie. Ces voix mélodieuses se font également l’écho de cette tension vers la vie éternelle. Elles glissent sur les corps qui tournoient, qui dansent. Elles emplissent l’espace du théâtre dans lequel elles résonnent. Elles s’impriment sur le panneau tendu au lointain. Elles sont une des manifestations du sentiment amoureux. De l’art. De la vie, en somme.

Au premier plan, Orphée malgré lui (François Deblock). Au second plan, Flipote (Hélène Patarot) sous l'ombre de la Personne morte.

Orphée dans Le Jeu des ombres, devient un personnage choral. Les comédiens tantôt se rassemblent – au cours de très beaux moments à l’avant-scène tous derrière une servante ou bien en ligne où ils sont vêtus de blanc ; tantôt ils sont solistes d’une partition dont les fragments s’enchaînent les uns aux autres, au fil des scènes. La mort « est hors du temps, elle n’a rien à dire » nous lance l’Ambulancier Charon. Cette figure orphique collective qui évolue sur scène semble justement conjurer le mauvais sort qui condamne au silence et à la mort inéluctable. Comme un acte d’insoumission, au moins le temps du spectacle. Pour ne pas rejoindre « sous terre, les dévissés de la vie » et rester obstinément en éveil.En effet, c’est à une célébration pleine de d’allégresse et de fureur que nous nous sentons conviés. Elle se termine sur une lente énumération proférée par le formidable François Deblock et Karyll Elgrichi – comme un temps retrouvé proustien. Et cette même énumération s’achève, elle, par le mot « Eurydice ». C’est bien sa parole perdue qu’Orphée semble retrouver ici finalement. Comme un dernier jaillissement de vie, un dernier souvenir de la femme aimée qu’il garde en lui vivante pour toujours.

La Dame de Pique (Clara Mayer) et L'Homme hors de lui (Marc Plas)

Le spectacle soulève et emporte dans une articulation élégante de tout ce qui le constitue : sa dimension plastique pensée par Jean Bellorini, Véronique Chazal et Luc Muscillo, la place essentielle qu’occupe la musique et le chant, la langue sibylline et audacieuse de Valère Novarina sans oublier l’engagement tout à fait remarquable des comédiens – avec une mention particulière pour Marc Plas dans un morceau de bravoure exceptionnel au début de l’acte IV où il égrène sans faillir, une longue série de citations sur Dieu.

 

Voilà donc du beau théâtre qui invite à la méditation alors qu’on quitte la salle et qu’on entend encore résonner en soi les mots d’Orphée malgré lui. « Souffle ! respire ! prie ! chante ! inverse tout, passe par-dessus ! »

 

 

 

 

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Thierry Jallet
Titulaire d'une maîtrise de Lettres, et professeur de Lettres, Thierry Jallet est aussi enseignant de théâtre expression-dramatique. Il intervient donc dans des groupes de spécialité Théâtre ainsi qu'à l'université. Animé d’un intérêt pour le spectacle vivant depuis de nombreuses années et très bon connaisseur de la scène contemporaine et notamment du théâtre pour la jeunesse, il collabore à Wanderer depuis 2016.
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