Modest Mussorgski (1839–1881)
Boris Godunov (1869–1872)

Livret du compositeur d’après la tragédie homonyme d‘Alexandre Pouchkine et « L’histoire de l’Empire russe » de Nikolai Karamzine
Version de 1869 incluant l’acte polonais et la scène de la révolution (1872)

Direction musicale : Kirill Karabits
Mise en scène : Barrie Kosky
Décor : Rufus Didwiszus
Costumes : Klaus Bruns
Lumières : Franck Evin
Chef des chœurs : Ernst Raffelsberger
Dramaturgie : Kathrin Brunner

Michael Volle, Boris Godunov
Lina Dambrauskaité,  Xenia, sa fille
Cajetan Deßloch, Solist des Tölzer Knabenchors, Fjodor, son fils
Irène Friedli ; La nourrice
John Daszak Fürst Wassili Iwanowitsch Schuiski
Konstantin Shushakov, Andrei Schtschelkalow
Brindley Sherratt, Pimen
Edgaras Montvidas, Grigori Otrepjew/le prétendant (« le faux Dimitri »)
Oksana Volkova, Marina Mnischek
Johannes Martin Kränzle, Rangoni, jésuite, conseiller secret
Alexei Botnarciuc, Warlaam, Moine mendiant
Iain Milne, Missail, Moine mendiant
Katia Ledoux, Aubergiste
Spencer Lang, l‘innocent
Valeriy Murga, Policier
Savelii Andreev, Boyard
Ilya Altukhov, Lawitzki, Jésuite
Brent Michael Smith, Tschernikowski, Jésuite
Ilya Altukhov, Mitjucha, Paysan

Philharmonia Zürich
Chor der Oper Zürich
Choeur supplétif
SoprAlti der Oper Zürich
Statistenverein am Opernhaus Zürich

Zürich, Opernhaus, 23 septembre 2020

À rebours des choix d’autres théâtres (voir notre article sur Genève), face à la pandémie et ses conséquence sur les spectacles Andreas Homoki a privilégié la production et non le format musical pour la saison de l‘Opernhaus Zürich. La plupart des théâtres ont redimensionné leurs titres (par ex, Ariane à Naxos à Berlin ou bientôt Zaïde à Rome (au lieu de Rake’s Progress) voire Molto agitato à Hambourg en lieu et place d’un Boris Godunov.
L’Opéra de Zurich a très courageusement affiché le
Boris Godunov prévu, en regroupant chœur et orchestre dans une salle de répétitions distante d’1km environ, et par un système sophistiqué, a permis un déroulement presque « normal » de la représentations, avec chanteurs et figurants en direct sur scène, et chœur et orchestre en direct à distance. Techniquement réussi, sans décalages, sans bavures. Barrie Kosky a retravaillé son Boris en fonction de ses nouvelles exigences. Récit d’une expérience unique.

Les conditions de la représentation

On en discutera sans doute à l’infini : a‑t‑on assisté à un opéra ou à un ersatz covidien ? La réaction du public le 23 septembre (2ème représentation) était enthousiaste, tant il était heureux sans doute de retrouver la salle et sur scène un spectacle qui était effectivement prévu. La performance technique était tellement convaincante (il faut saluer le metteur en œuvre sonore qui minute par minute adapte les équilibres salle/orchestre) qu’il faut bien reconnaître que, la première surprise passée, on est pris et on oublie assez vite le dispositif.
D’ailleurs tout le monde fait comme si : le son de la salle est aussi retransmis auprès de l’orchestre et des chœurs, qui entendent les applaudissements et notamment au début quand le chef s’installe. L’expérience est unique, et de toute manière partout dans le monde, « faute de grives on mange des merles », mais ce merle-là était vraiment spectaculaire.
Barrie Kosky avait un concept initial qu’il a dû revoir : un Boris sans le chœur sur scène est une contrainte, un défi qui a dû titiller l’esprit un peu joueur du metteur en scène.
Il s’agira de savoir si dans deux ans, lors d’une éventuelle reprise en conditions « normales », les choses changeront et comment, mais le concept développé par Barrie Kosky, qui fait de l’Innocent (ici un manutentionnaire de bibliothèque) l’élément central de son travail demandera-t-il une révision ?

Le décor du premier acte avec Brindley Sheratt (assis) (Pimen) et Edgaras Motvisas (Grigori) (de dos, debout)

 

Les données de base de la mise en scène

Barrie Kosky part d’un donné finalement assez commun : le fantasme d’un personnage (ici l’Innocent-manutentionnaire) qui va faire parler et chanter les livres ou les archives qu’il range. On pense au travail d’Alvis Hermanis sur Il Trovatore à Salzbourg en 2014 où le même processus faisait parler les tableaux à partir de fantasmes de gardiens de musée.
Alors les livres chantent, dès le départ, ils s’ouvrent et se ferment, à la manière de dessins animés, une sorte d’apprenti sorcier en quelque sorte où les livres s’animent et les personnages gris de la bibliothèque assez poussiéreuse deviennent des personnages de l’opéra. Et du coup, le jeune manutentionnaire vit intensément son rêve. Une bibliothèque, des rayonnages d’archives, sont des lieux où bruissent les fantômes, plus peut-être que les fantasmes.
Kosky se fonde évidemment aussi sur la scène de Pimen, ici archiviste de la bibliothèque, qui entre stylo et ordinateur travaille à collationner des textes, les relire, les corriger. La question de la Chronique est l’un des leviers de la dramaturgie de l’œuvre puisque l’idée de se faire passer pour le faux Dimitri naît chez Gregori du récit de Pimen, dans une sorte de tableau vivant saisissant où apparaît le tsarévitch assassiné, un enfant qui se couvre progressivement de sang.

Inévitablement, – ici Kosky se souvient de Herbert Wernicke dont la mise en scène à Salzbourg en 1995 reste pour moi la référence pour cette œuvre – qui parle de mémoire russe endormie, de fantômes qu’on révèle au jour, finit par évoquer les secrets des officines soviétiques, et les personnages qui préparent à l’arrivée de Boris avec leur chapeau et manteau gris, rappellent les éminences du Kremlin d’avant la chute du Mur.
Ainsi, Kosky procède-t-il par strates mémorielles, sans jamais insister, sans être lourd et didactique : il crée cette ambiance grise et poussiéreuse magnifiquement éclairée par Frank Evin, qui n’a rien de triomphant dans la scène du couronnement et justifie cette apparition mélancolique de Boris dont le discours est ici totalement intérieur, comme un monologue de soi à soi.
Cette ambiance grise et poussiéreuse est celle d’où émerge cette mémoire enfouie des vieilles chroniques et des archives, celle qui fait émerger des traces d’histoire, des personnages oubliés, des mécanismes psychologiques. D’où cette impression initiale que tous les personnages sont des petits employés, des ronds de cuir presque courtelinesques : Pimen écrit nerveusement à la main puis tape sur son clavier d’ordinateur tout aussi nerveusement, Grigori est un scribouillard frustré comme si l’histoire n’était faite que de petits faits vrais dirait Stendhal, et de petits personnages au départ qui vont prendre place dans le rêve du manutentionnaire, qui se construit briquette par briquette, jamais vraiment synthétique et toujours analytique, adieu, épopée des grandes conquêtes et des grands empires ! L’histoire n’est qu’un amoncellement de médiocrités qui finissent par créer des formes.
Alors, ce manutentionnaire qui ouvre l’œuvre en chantant a capella l’air de l’Innocent est celui qui réveille ce monde enfoui des livres, des grimoires et des poussières de l’histoire, en faisant vivre une épopée triste :

Coulez, coulez, larmes amères ;
Pleure, pleure, âme chrétienne,
Bientôt viendra l'ennemi et la nuit tombera,
Une nuit noire et impénétrable.
Malheur, malheur à la Russie.
Pleure, pleure, peuple russe, peuple qui as faim !

Epopée triste… Il n’y a là en réalité rien d’épique. L’univers est d’emblée étouffant avec ce décor monumental en (in)forme de capharnaüm, signé Rufus Didwiszus. Rien de comparable avec la fulgurante épopée de Wernicke, avec ses portraits des tsars et leurs successeurs les secrétaires généraux du Parti sur l’immense largeur de la scène de Salzbourg. Barrie Kosky sait que la scène de Zurich n’accueille pas l’épique aussi facilement, alors, il gère l’espace comme à son habitude à l’intérieur d'une boite, de sa « box » comme il disait dans l’interview qu’il avait accordée à Wanderer (voir ci-dessous), une boite dans laquelle, comme à son habitude, il faire bouger ses personnages-marionnettes, dans un espace toujours plein, toujours encombré, rayonnages désordonnés, livres empilés, qui vont bouger, composer des figures, des espaces nouveaux et toujours plus fermés, pour donner l’illusion de l’infini, du dédale, du labyrinthe qui est celui des rayonnages infinis des bibliothèques ou des archives, figuration des labyrinthes de la mémoire mais aussi de son étouffement. Cette impression initiale de touffus, de poussiéreux, d’acrobatique vient aussi de ce que le jeune manutentionnaire-Innocent qui rêve se dissimule au sein des rayonnages et regarde les (ses) personnages évoluer difficilement dans ce dédale obscur, Boris lui-même doit enjamber des obstacles sur le sol pour arriver au proscenium, la scène de l’aubergiste avec Warlaam, Missail et Grigori est construite dans cet espace complexe comme une scène de police ordinaire dans un état totalitaire où les personnages sont déjà enfermés, que justement Grigori va fuir pour respirer ailleurs.
Étouffante aussi la scène de Boris et Fjodor, comme si le jeune tsarévitch qui étudie scrupuleusement les frontières de son futur empire le fait dans un espace clos, une antithèse des espaces qu’il invoque, espace clos où Shuisky vient évoquer et le meurtre de Dimitri et le faux Dimitri qui a pris son envol.
On comprend alors ce que Kosky veut faire de cette première partie : pour évoquer les racines de la tragédie, les méandres de cette histoire complexe, les ambiguïtés diverses de tous les personnages, il a conçu cette ambiance sombre, enfouie, peu respirable, d’autant moins respirable que le chœur n’est pas là et le chœur, c’est la nécessité de l’espace : son absence, c’est la nécessité de la clôture. Les livres ou les vieux papiers prennent à leur tour le rôle de chœur, un chœur qui témoigne dans la première scène (les livres « parlent ») et qui reste muet mais présent dans les scènes suivantes par la présence obsédante de ces livres, dossiers, papiers qui écrasent tous les personnages de leur silence pesant, lourd de secrets, observateurs-révélateurs des secrets de l’Histoire
Kosky joue donc sur plusieurs tableaux : étouffoir des secrets, étouffoir des êtres, étouffoir de la liberté : il joue sur l’histoire de la Russie et de son atavisme totalitaire : ces archives pourraient être celles de l’État, ou celles du KGB évidemment, où sont enfouis les secrets d’État. Toute cette première partie est la mémoire enfouie du drame, qui met en place les protagonistes, mais en même temps d’une manière déformée par l’âme de l’Innocent qui fait danser l’histoire, en faisant exploser son imaginaire, c’est ce qui se passe après l’entracte, où l’espace subitement devient plus respirable, plus doré : c’est l’acte polonais.

L’acte polonais

On le sait, l’acte polonais dans Boris est une sorte d’insert qui fait passer la tragédie personnelle de Boris au second plan par rapport à l’histoire. La version originale de 1869 n’a ni l’acte polonais ni la scène finale de la « révolution », elle se termine par la mort de Boris, comme la version de Vienne de Don Giovanni s’achève sur la mort de Don Giovanni. On verra d’ailleurs plus loin l’étrange fraternité que va installer Kosky dans la scène de la mort.
Centrée autour de Boris, la version de 1869 accueille ici les ajouts de 1872, acte polonais et scène révolutionnaire finale : pourtant, les exigences du Covid eussent peut-être alors réduit l’intervention du chœur et fait alors autour de Boris une tragédie plus resserrée : mais Kosky tenait à ces inserts, pour les raisons plus haut précisées : tout comme Pouchkine, c’est la mémoire d’un épisode d’une grande histoire qu’il veut tracer et pas celle d’un seul personnage, aussi emblématique soit-il. Si mémoire et histoire sont les protagonistes, c’est bien la version 1872 qu’il faut représenter et d’ailleurs la tragédie de Pouchkine (1831) est elle-même construite comme un drame historique, scandée en plusieurs années (indiquées dans le texte) de 1598 à 1605, l’année 1603 étant l’année pivot qui fait basculer le destin du tsar (où l’on trouve la scène de Pimen, de l’aubergiste, de Boris et Shuisky et l’acte polonais).
L’acte polonais, c’est l’ailleurs de Boris : une musique singulière, presque viennoise, en tous cas dansante, du genre Vienne chante et danse. Quand on vit le drame en Russie, on s’amuse en Pologne… Cette légèreté "viennoise", où l’on entend en écho comme un air d’opérette, elle est aussi mâtinée d’italianismes, bref, des échos de ces pays où la musique danse et où les citrons sont en fleurs.
Bien sûr, Moussorgski construit une antithèse, et Kosky aussi : du décor gris et poussiéreux de la première partie en noir et blanc, voici le clinquant d’un mur doré dans la deuxième, et surtout de la couleur mais toujours avec le regard de l’Innocent-manutentionnaire.

Oksana Volkova (Marina Mnischek derrière son ordi…)

Car cette salle dorée qui serait la Pologne, est aussi une salle d’attente, avec des rangées de chaises et un bureau de secrétariat tenu par… Marina Mnischek. Une Marina Mnischek en tenue Empire. N’épiloguons pas sur le sens de cette tenue, genre princesse de Guerre et Paix, puisque nous sommes à la fois dans l’ailleurs de Boris et l’ailleurs de l’Innocent, avec cette idée de futilité, mais aussi de cour et d’intrigue de cour.  Si l’on continue sur cette idée de salle d’attente, il faut aussi s’arrêter à la présence de l’innocent-manutentionnaire : il rêve à partir des espaces qu’il connaît et qu’il imagine : on pourrait imaginer la salle d’attente d’usagers qui aimeraient consulter les archives et donc derrière ce mur et la porte centrale l’archive du premier acte… Dans ce cas, Marina serait celle qui en conditionne l’accès… Toute une image nouvelle de ce personnage par ailleurs sans grand intérêt.

Chez Pouchkine, l’acte polonais est plus construit, avec une logique politique affirmée et un rôle de jésuites qui influent plus sur le père Mnischek que sur Marina. Chez Moussorgski, c’est concentré autour du personnage de Marina, présenté à la fois dans la superficialité et son ambition : à ses côtés Rangoni le jésuite, nom italien, encore un ailleurs marqué face au monde russe : les polonais sont catholiques, avec tout le parfum de compromission et de manœuvre que le catholicisme jésuite peut inspirer. En 1603, les jésuites existent depuis à peine un peu plus de 60 ans, et leur mission est l’évangélisation. La Pologne catholique est aux avant-postes de l’orthodoxie et faire épouser Marina à un tsar ou futur tsar c’est introduire le ver dans le fruit. Deux ambitions se croisent, celle de Marina, petite princesse polonaise ambitieuse, et celle de Rangoni, qui instrumentalise Marina pour ses propres visées, tous deux visant à instrumentaliser le faux Dimitri, dont tout dépend…
Bref, dans ce monde, tout est duplicité, entre les complots de boyards avec Shuisky du côté russe, et les manœuvres de Rangoni pour pousser Marina dans les bras de Dimitri, il y a là toute la vision sans concession et d’un Pouchkine et d’un Moussorgski.

Johannes Martin Kränzle (Rangoni) et Oksana Volkova (Marina)

Mais Kosky y ajoute un sel diabolique dans la vision qu’il propose de Rangoni, supérieurement interprété, personnifié, incarné par Johannes Martin Kränzle proprement impressionnant dans ce rôle : il a les cheveux longs d’un diable des Contes d’Hoffmann, un côté sorcier, et un côté obsessionnel, plein de tics, visiblement attiré au-delà du raisonnable par Marina : le personnage est à la fois ambigu et chafouin, et incite à la méfiance, voire la distance : qui confierait son âme à pareille figure ? Il faut toute l’ironie de Kosky et tout l’art de Kränzle pour rendre cette ambiance qu’on dirait aujourd’hui improprement glauque. Du coup le dialogue entre Marina et Dimitri devient encore plus artificiel, plus factice, plus manipulateur, ce jeu croisé de manipulation rend la musique de Moussorgski avec son duo où aucun des deux ne joue pas franc jeu, à commencer par la méfiance de Grigori/Dimitri amoureux qui se heurte à l’ambition affichée de la jeune femme :
Mais lorsque au sein de la splendeur et de la majesté,
j
e serai Tsar, ah, avec quel ravissement je me moquerai
de toi. Ah, avec quel plaisir je te contemplerai, et
toi, torturée par la pensée de ces royaumes perdus,
comme tu ramperas, comme une esclave obéissante,
jusqu'au pied de mon trône !

Et tout un jeu de séduction manœuvrière de la part de la femme (Смеяться!?
О, царевич, умоляю,)

O prince, je t'en conjure, ne
me condamne pas pour mes cruelles paroles.
Ce n'est pas remplies de reproche, ni de dérision,
mais remplies d'un pur amour, du désir de voir ta
gloire, de l'impatience de connaître ta grandeur,

L’habileté consiste ici à ne pas proposer un duo d’amour romantique, mais une confrontation entre un Dimitri amoureux et une princesse qui vise le trône … Drôle de drame en quelque sorte dont Moussorgski joue avec ironie, un couple jésuitique, dans lequel le compositeur-librettiste voit évidemment la ruine de la Russie : après Boris le meurtrier du Tsarévitch, arrive un couple d’usurpateurs caricaturaux.  Marina Mnischek va d’ailleurs dans l’Histoire se faire une spécialité en ces temps troublés où elle essaiera d’épouser tous les faux prétendants au trône, une épouseuse du genre « prétendant »

Cette ironie-là, qui est aussi ironie tragique si l’on se place du côté du peuple russe, n’échappe pas à Moussorgski, le pantin est en train de gagner la bataille…Entre un Jésuite "diabolocynique", une Princesse sans autre envie que de trône et un pantin qui est en train d’aller vers le pouvoir, c’est la triste réalité de l’histoire qui affecte Moussorgski et du même coup cet acte coupé de la sombre ambiance qui marque la vision de la Russie, fait à la fois diversion, voir divertissement mais aussi avertissement : le jeu léger d’une Pologne sans âme, face à l’âme torturée de Boris, seul personnage ravagé par le remords, et triste dès son premier discours, est sans issue.

 

Mort sans transfiguration

Alors le dernier acte est plus rapide, c’est très vite la mort qui arrive, car tous les fils distendus des actes précédents prennent sens :

Décor de l'acte III

Shuiski attend la fin du tsar, et tisse sa toile, un John Daszak très différent des Shuiski habituels qu’on confie souvent à des ténors de caractère, des Kenneth Riegel jadis, qui pourraient être aujourd’hui des Wolfgang Ablinger-Sperrhacke, qui par leurs qualités d'acteur pourraient donner au rôle un tout autre profil. John Daszak est avant tout un personnage politique, au double jeu soviétisant, c’est celui qui est exclusivement gouverné par ses intérêts ou ceux de sa caste, et qui doit donc manœuvrer dans ce sens : rien de caricatural, mais la froideur du calculateur. Onuphre plutôt que Tartuffe.
Et puis l’intervention de Pimen, qu’on est allé chercher pour témoigner, lui qui au premier acte est le témoin qui raconte l’assassinat du tsarévitch devient celui qui affirme qu’il est vivant, la trahison des clercs en quelque sorte, manière de souligner qu’on peut toujours faire dire n’importe quoi aux textes, aux archives, à la mémoire. Qu’il n’y a pas de vérité dans un monde instable.

Dans le décor revenu au gris et à la boite initiale, où les livres ont déserté les rayons pour composer à terre une sorte de gué, comme si on traversait le fleuve de l’histoire en équilibriste, ce qui domine, c’est une cloche géante, sans doute un souvenir de celle de Wernicke, sous laquelle Boris va bientôt disparaître. Cette cloche est l’occasion de visions fulgurantes et effrayantes de Boris, comme le corps ensanglanté du tsarévitch qui sert de battant à cloche… elle rappelle aussi la cloche du Jardin des Supplices d’Octave Mirbeau, suprême supplice qui fait mourir sans verser une goutte de sang, par la seule vertu des vibrations sonores répétées : un instrument de mort, l’instrument le plus terrible et le plus raffiné.
Et la scène de la mort est d’une rare puissance, et constitue une fois encore une image de Kosky : sous la cloche une fosse d’où s’échappe une fumée, comme les bouches de l’Enfer, au bord de la fosse, le manutentionnaire-Innocent dont c’est la projection mentale, spectateur d’une mort qui ressemble à s’y méprendre à la mort de Don Giovanni : il est difficilement pensable que ce ne soit pas volontaire, un Innocent-Leporello  assiste à la mort de Boris-Don Giovanni qui tombe puis réapparaît (notre photo) pour affirmer

Я царь ещё… Боже ! Смерть !
(говорком)
Прости меня !
(к боярам, указывая на сына)
Вот, вот царь ваш… царь…
Простите…
(шёпотом)
Простите…
(Умирает.)

Je suis encore le Tsar!…
Ô Dieu ! La mort ! Pardonne-moi !
(montrant son fils aux Boyards)
Voyez ! Voici votre Tsar… Votre Tsar…
Pardonnez-moi… Pardonnez-moi…
(Il perd conscience et meurt. Silence total.)


Scène d’une rare puissance, qui pourrait constituer la fin de l’opéra, nous l’avons souligné.
Mais Kosky a voulu la scène de la révolution qui se clôt par les paroles de l’innocent, dans cette mélancolie déchirante inhérente au malheur du peuple russe.

Le problème de cette scène, c’est que le protagoniste est le chœur, qui n’apparaît pas ici, il va donc falloir construire vingt minutes de pantomime qui après la puissance de cette mort donjuanesque et la force de l’image finale va prendre des allures un peu dérisoires. Comme dans le Don Giovanni de Mozart, la scène qui suit passe de la grandeur tragique au commentaire qui l'efface, chez Mozart celui des personnages, chez Moussorgski celui du peuple, toujours perdant, puis de l'Innocent.
Kosky choisit donc de faire de l’Innocent celui qui épouse la misère du peuple et qui par sa colère, cherche à tout détruire, détruire cette mémoire des livres qu’on va mettre au feu ou dans le trou infernal où Boris est tombé, trou duquel émergeront les personnages de l’opéra ensanglantés, images de désespérance, de guerre, de destruction avec la cloche énorme et fatale, la cloche de mort toujours présente, qui monte et descend au gré de la scène et des réactions de l’Innocent. L’idée est cohérente évidemment, le rêve est fini, c’est la destruction de la mémoire, de l’histoire, du peuple et évidemment de tout sens, et c’est une bonne idée. Mais elle est théâtralement très répétitive, l’Innocent court en tous sens et jette les livres dans le trou, la cloche monte et descend, les têtes sanglantes apparaissent et disparaissent. Il manque quelque chose, malgré la musique extraordinaire de Moussorgski. C’est là qu’on perçoit le plus la frustration de l’absence de chœur et l’incapacité à remplir ce vide. Le metteur en scène est ici trahi par le Covid.

Il s’agit malgré cette ultime faiblesse d’un travail d’une puissance notable, dont le concept contraint par les circonstances n’est peut-être pas neuf ou original, mais qui fonctionne, avec les habituels jeux de Barrie Kosky entre le drame et le regard distancié sur le drame. Il est clair que les livres qui s’ouvrent et qui chantent (au début comme dans la scène finale) sont une évocation du chœur-peuple, dont l’histoire est dissimulée dans les livres, et font en même temps irrésistiblement penser à des scènes de dessins animés à la Disney – et font esquisser un sourire…on est à l’opéra, on est au théâtre et la distanciation opère.

De même l’Innocent-manutentionnaire toujours en scène, dont le spectacle est l’image mentale, et qui traverse la scène et les personnages comme en superposition, témoigne de la puissance évocatoire du livre, certes, des rêves évidemment, mais aussi de l’impossibilité du rêve notamment à la fin qui est une chute dans le réel dévasté : l’Innocent défait son catogan et dénoue ses longs cheveux d’une manière presque christique, comme si il devenait celui sur qui tout s’abat, qui va payer pour tous : il faut ici aussi souligner la belle performance du jeune Spencer Lang, membre de la troupe, témoin halluciné et conscient, toujours au bord du gouffre, y compris mental avec sa voix à la fois affirmée et délicate.

Une distribution de haut niveau

Car la distribution, notamment masculine, est le point fort de la réalisation musicale plutôt réussie malgré la mise en place technologique que nous avons évoquée . Tous les rôles y compris les rôles de complément sont bien tenus. Ilya Altukhov (un paysan et un jésuite) et Brent Michael Smith (le jésuite Tschernikowski) ainsi que Valeriy Murga (Policier) et le jeune néo-membre de l’opéra studio de Zurich Savelii Andreev.
Belle prestation, puissante d’Alexei Botnarciuc (Varlaam) et peut-être un peu plus pâle de Iain Milne (Missail). Moins à l’aise Irene Friedli (la nourrice) tandis que Lina Dambrauskaité membre du studio s’affirme mieux avec sa jolie voix délicate. Le jeune Fjodor est confié à un membre du très célèbre Tölzer Knabenchor, c’est une solution qui aurait pu pâtir de l’orchestre éloigné et un peu fort, mais la voix du jeune Cajetan Deßloch s’en sort avec les honneurs.

L’aubergiste de Katia Ledoux est un peu décevante vocalement, même si elle est scéniquement très convaincante dans son jeu outragé de séduction du jeune Grigori.
Justement Edgaras Montvidas en Grigori/Faux Dimitri est tout à fait convaincant. Ce ténor qu’on a l’habitude d’entendre dans les rôles plus légers, a une voix affirmée, une belle diction et montre une belle personnalité scénique : le rôle n’est pas toujours bien distribué, et ici au contraire il est un Grigori parfaitement à sa place au chant sûr, affirmé, bien projeté. Jolie surprise.

L’autre ténor, John Daszak, nous l’avons écrit, tranche avec les habituels Shuiski, souvent plus expressifs ou diaboliques, il est une sorte de personnage distant, un pur politique, ambigu et avec un chant solide, sans maniérismes ou exagérations, d’une attitude quelquefois glaçante. C’est sans doute l’une de ses incarnation les plus convaincantes. Beau timbre clair, jeune de Konstantin Shushakov dans Schtchelkalow dont l’intervention dans la première scène est vraiment réussie.
Oksana Volkova est une Marina solide, avec une belle assise, qui n’a pas la personnalité scénique et vocale d’autres Marina, mais qui forme un pendant antithétique à un Rangoni insinuant à la personnalité scénique si puissante que cette Marina un peu fade fonctionne parfaitement.
Brindley Sheratt est un Pimen réussi, aussi bien dans le personnage que vocalement. La voix est très solide, sonore et Sheratt particulièrement convaincant dans ce personnage d’archiviste qui devient pur apparatchik à la fin, un chant expressif sur un visage qui s’efforce d’être impénétrable. Belle caractérisation et surtout bel exemple de travail sur le personnage assez rassurant au départ et inquiétant à la fin.

Johannes Martin Kränzle est un Rangoni supérieur. C’est un rôle épisodique, il n’apparaît qu’au troisième acte, mais la composition est tellement stupéfiante qu’il s’impose au point de marquer totalement la représentation, à la fois par le personnage qu’il construit, dont nous avons déjà parlé, malsain, rempli de tics, vaguement diabolique, mais aussi par l’extraordinaire travail sur la parole, et sur chaque mot articulé, coloré, qui fait peser toute l’ambiguïté des doubles sens. C’est un modèle qui le rend à mon avis inévitable dans ce rôle qu’il théâtralise et qu’il impose comme la figure la plus affirmée de la représentation. Kränzle devient l’un des plus grands barytons de caractère qu’on ait aujourd’hui.

Michael Volle (Boris)

Comme pour Kränzle et bien d’autres dans cette distribution (Daszak, Friedli, Shushakov, Montvidas), Boris Godunov est pour Michael Volle une prise de rôle. Une prise de rôle surprenante pour un rôle habituellement confié à une basse profonde et qui est ici confiée à un baryton-basse… Encore une analogie avec Don Giovanni ?
À peine dit-il ses premiers mots qu’on perçoit un perdant ou un fragile (même si dans la réalité historique Boris ne fut pas un mauvais Tsar), Michael Volle immédiatement humanise le personnage, et sans les voir, on perçoit les tourments : il donne immédiatement cette épaisseur là au personnage. Et sa vocalité sert cette fragilité, d’autant que le jeu est comme toujours prodigieux, sans être encore une incarnation définitive : il faudra traverser d’autres mises en scène pour se construire définitivement un profil.  Rangoni est un personnage tout d’une pièce et une figure assez facile à incarner pour un Kränzle, il change peu d’une mise en scène à l’autre. Boris est au contraire un personnage plus complexe, qu’on ne peut embrasser tout d’une pièce. Mais Volle nous réserve des moments sublimes (la fin évidemment, mais aussi la manière dont il parle à son fils, tellement naturelle, et qu’il change devant Shuiski, plus sur ses gardes. Il y là aussi des labyrinthes psychologiques à faire sentir que Volle avec sa sensibilité nous fait percevoir.
C’est déjà un grand Boris, et un Boris moins traditionnel : qui attend une basse russe sera déçu, et d’ailleurs, dans toute la distribution, il y a de belles basses mais pas de basses très profondes (même le Pimen de Brindley Sheratt) ce qui donne une couleur différente à l’œuvre et nous la rend presque plus proche, moins « exotique ». Là encore on voit comment une mise en scène nous fait aussi « écouter avec les yeux ».

Orchestre et chœur 

Il reste à voir quel son nous produit la retransmission pour le chœur et l’orchestre. C’est sans doute la question essentielle de la soirée, douloureuse parce que nous sommes en temps exceptionnels, terrible et à la fois rassurante. Terrible parce que cette représentation d’opéra n’est pas de l’opéra, dans le sens où chœur et orchestre en sont absents sur un titre emblématique pour la question du chœur. On pourrait dire la même chose à Bregenz, organisé de la même manière, mais avec les chanteurs sonorisés en plus. Mais Bregenz est un spectacle de divertissement, d’entertainment, ce que ne sont pas les représentations à l’Opéra de Zurich.
Le choix de conserver au programme les titres prévus, et notamment les grosses machines, se respecte pourtant autant que celui de réadapter l’offre à de moins grands formats, ce sont deux stratégies différentes, tout aussi frustrantes : on ne peut envisager que pendant deux ans les théâtres n’afficheront que des Ariadne auf Naxos ou des Cenerentola. Après Genève (La Cenerentola) et Hambourg (Molto Agitato), Zurich propose donc un troisième modèle, certes terrible en un sens mais assez rassurant de l'autre qui nous a quand même procuré le plaisir de voir un « grand » opéra.

Nous avons salué la performance technique et les efforts pour mettre musiciens choristes (tous distanciés) et public dans les conditions de la représentation et même si les choses étonnent au début, avec un son qui manque de profondeur, un peu métallique, mais l’accoutumance se fait et le regard sur la scène et les performances des chanteurs, jamais en décalage avec l’orchestre – c’est assez stupéfiant pour le souligner – emportent et font (presque) oublier les conditions. D’ailleurs, le son du chœur est mieux adapté à la situation peut-être que l’orchestre, et sa performance est vraiment exceptionnelle : le travail de préparation effectué par Ernst Raffelsberger est suffisamment précis et rigoureux pour percevoir un phrasé clair, de vraies modulations sur les couleurs, notamment dans les scènes plus recueillies et un son et un volume toujours contrôlés.
Kirill Karabits propose une lecture très analytique, qui laisse peu de place aux sucreries : ce Boris est assez glacial, en cohérence avec la mise en scène, pris sur un tempo souvent plus lent qu’à l’accoutumée (acte polonais notamment) avec l’impression d’une sorte de marche vers l’abîme, lente et scandée, avec une clarté dans le rendu tout particulièrement réussie. C’est un Boris plus intérieur, ce qui convient bien et aux circonstances et à la mise en scène et qui fait évidemment s’intéresser à ce qu’on n’entendrait peut-être pas aussi bien en salle, comme les bois, particulièrement mis en valeur.
C’est aussi l’occasion pour (re)découvrir l’écriture de Moussorgski, les sons âpres, les ruptures, les heurts, tout ce que Rimsky a cherché à atténuer. Le début est à ce titre assez stupéfiant, mais l’acte polonais aussi, bien plus brillant dans la version Rimsky (en réécoutant la version Karajan, on ne cesse de le constater), et dans l’écriture de Moussorgski, accentuée par l’interprétation très juste de Kirill Karabits, plus grinçante, moins « mélodieuse » au sens mielodieuse si l’on me permet ce jeu de mots. Ce qu’on apprécie surtout c’est que chacun prend en compte la situation et propose une interprétation en cohérence, qui donne à ce spectacle une couleur vraiment inimitable.
Il y a encore trois représentations en octobre (9, 16 et 20), Covid permettant, ce spectacle vaut le voyage.

Trailer de la production (Site de l'Opernhaus Zürich): 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
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1 COMMENTAIRE

  1. Bonjour
    Ai vu cette production samedi en direct et en streaming grâce aux bons soins de l’opéra de Zurich. Le plus frappant m’a paru l’émotion du public et des artistes et musiciens devant la réussite technique d’une telle opération. Évidemment il faut de l’argent et tous les théâtres n’ont pas les moyens de celui de Zurich. Mais c’est un geste fort pour maintenir l’opéra dans sa dimension scénique.
    Cordialement

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