Transcriptions lyriques

Musiques de Strauss (Reger), Liszt, Granados, Rachmaninov, Schubert (Rachmaninov), Tchaïkovski (Rachmaninov), Alabiev (Liszt), Poulenc (Zoubritski), Robin, Ravel (Siloti), Rachmaninov (Zoubritski), Schumann (Liszt).

Alissa Zoubritski, piano

 

1 CD Paraty – 49’43

 

Enregistré en décembre 2018 à l’auditorium de l’Orchestre National d’Ile de France

La pianiste Alissa Zoubritski renoue dans cet enregistrement avec la tradition de la transcription lyrique, qui a connu son apogée au XIXème siècle où fleurissaient dans le répertoire pour piano les fantaisies et paraphrases sur des airs d’opéra, mais aussi sur des mélodies et des Lieder. Elle livre une interprétation tout à fait réussie de pièces écrites, tout d’abord, pour la voix, mais dont le piano tente de rendre le lyrisme : ligne, sens de la polyphonie, sensibilité, Alissa Zoubritski prouve de grandes qualités d’interprétation et s’essaie également à l’exercice de l’écriture avec une transcription des Chemins de l’amourde Poulenc et du Sommeilde Rachmaninov. Un enregistrement qui saura plaire aux amateurs de piano comme de musique vocale.


La transcription pour piano d’œuvres du répertoire vocal fut l’un des exercices favoris des pianistes du XIXème siècle avec, pour chefs de file, les excessivement virtuoses Thalberg et Liszt qui firent tenir sous leurs dix doigts des pages entières des opéras alors en vogue. L’occasion de démontrer leurs qualités pianistiques hors pair, et aussi de relever un défi de taille : faire entendre une mélodie – faire « chanter » le piano – mais aussi son accompagnement, dans un exercice d’adaptation, d’appropriation et de variations menant parfois l’auditeur très loin de la pièce originale.

Si l’exercice est aujourd’hui moins courant chez les compositeurs (sans avoir jamais complètement disparu), les Fantaisies sur des motifs deet autres Paraphrases de concert font encore largement partie du répertoire pianistique et nourrissent abondamment les bis des récitals. Difficile pourtant de rendre par les touches du piano les caractéristiques de la voix, toute de souffle et de legato, et où les respirations sont si essentielles. Avec deux instruments aussi éloignés l’un de l’autre d’un point de vue technique, la transcription et son interprétation sont enthousiasmantes, et on se réjouit que la pianiste Alissa Zoubritski s’y prête à son tour.

Formée auprès d’accompagnateurs de renom tels que Graham Johnson et Malcolm Martineau, Alissa Zoubritski connaît bien le répertoire lyrique et le prouve en ne choisissant pas, pour cet enregistrement, un programme totalement attendu : comme nombre de ses collègues avant elle, la pianiste aurait pu choisir les pièces les plus virtuoses et les pages tirées des opéras les plus célèbres ; mais l’album se concentre sur des mélodies et Lieder, certes connus, mais pour lesquels l’enjeu est moins de prouver l’étendue de ses qualités techniques que de faire entendre la mélodie et la manière dont celle-ci est intégrée dans la transcription, tout en restant fidèle au texte que la voix énonce habituellement. La pianiste se prête également elle-même à deux reprises à un exercice d’écriture, avec Les Chemins de l’amourde Francis Poulenc et Le Sommeil(op.38, n°5) de Rachmaninov.

Si Les Chemins de l’amourtranscrits par Alissa Zoubritski sont d’abord parfaitement fidèles à l’original – où le piano double d’ailleurs le chanteur –, la deuxième strophe se charge d’arpèges dans un esprit très romantique, un peu prévisible, mais interprété avec élégance, et on apprécie particulièrement le travail sur le refrain où la main gauche se saisit de bribes de la mélodie ; une troisième strophe n’aurait pas été superflue pour voir dans quelle direction la pianiste aurait pu encore varier le dessin mélodique de base. L’atmosphère est tout à fait différente dans Le Sommeil, qui penche tout à fait du côté de Ravel en termes de couleurs. Si les premières mesures ne parviennent pas à convaincre d’emblée, à cause d’une mélodie noyée au milieu de motifs répétés de manière un peu trop obsédante, le piano gagne progressivement une belle densité et Alissa Zoubritski parvient à proposer une adaptation vraiment personnelle de la pièce de Rachmaninov et en signe une belle transcription. Qu’elle se soit prêtée au jeu donne également, et c’est très appréciable, une valeur plus intimiste à l’album qui nous amène hors des sentiers battus. Les noms de Reger, Liszt, Granados, Rachmaninov, Siloti et même Jean-Baptiste Robin (avec sa pièce Tic-Tac, créée en 2018) viennent compléter la liste des « transcripteurs » d’un programme intelligemment construit, car mettant en valeur diverses qualités de leur interprète, et pas des moindres.

La virtuosité d’Alissa Zoubritski ne fait pas de doute à l’écoute de pages telles que Le Rossignold’Alabiev revu par Liszt, avec ses trilles interminables ; mais pas tant en raison de la complexité de la partition que grâce à la qualité de nuances et l’homogénéité du son qu’elle parvient à y déployer malgré les difficultés techniques. Ce Rossignolne sonne pas comme une démonstration ou comme un tour de force pianistique, mais garde la délicatesse d’une berceuse, et c’est là que se trouve la vraie performance.

La pianiste se révèle en effet une vraie mélodiste dans sa manière de prendre son temps, de laisser le chant se développer. Cela s’entend de manière frappante dans Morgende Strauss transcrit par Max Reger où Alissa Zoubritski étire encore et encore le tempo, presque à outrance ; de là cette impression qu’elle improvise, que le piano « parle », et cette remarquable atmosphère méditative. Sans doute l’une des plus belles pages de l’album.

Une dernière qualité, essentielle pour ce programme, est la parfaite gestion de la polyphonie dont la musicienne fait preuve. Les plans sonores se superposent sans jamais mettre à mal la ligne mélodique ou les phrasés, de manière impeccablement lisible. C’est d’autant plus marquant dans une pièce comme lesLilas(op.21, n°5) de Rachmaninov, où les triolets de la main droite et les croches de la main gauche se superposent dans une ambiance très impressionniste, tout en exigeant que le chant prédomine par-dessus ce tapis sonore. Même remarque concernant la transcription du Lied « Wohin ? » (Die schöne Müllerin), forme hybride entre la simplicité mélodique schubertienne et les audaces harmoniques de Rachmaninov, où Alissa Zoubritski parvient à maîtriser la cohabitation de ces deux entités musicales bien distinctes.

On pourrait, bien évidemment, trouver des points faibles à ce disque : la transcription de Kaddishde Maurice Ravel par Alexander Siloti par exemple est un peu décevante parce que très proche de l’original sans en avoir l’intensité ; on pourrait également trouver que ce programme manque de variété en termes de couleurs et d’atmosphères, et que le jeu aurait mérité d’être parfois plus musclé – non pour entériner un cliché romantique, mais pour donner du relief au programme, et notamment un relief dramatique à des mélodies qui ne sont pas seulement du chant mais aussi un texte. Mais voilà des remarques de peu de poids devant un enregistrement tout à fait cohérent et intéressant, pour les amateurs de piano comme de musique vocale.

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Claire-Marie Caussin
Après des études de lettres et histoire de l’art, Claire-Marie Caussin intègre l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales où elle étudie la musicologie et se spécialise dans les rapports entre forme musicale et philosophie des passions dans l’opéra au XVIIIème siècle. Elle rédige un mémoire intitulé Les Noces de Figaro et Don Giovanni : approches dramaturgiques de la violence où elle propose une lecture mêlant musicologie, philosophie, sociologie et dramaturgie de ces œuvres majeures du répertoire. Tout en poursuivant un cursus de chant lyrique dans un conservatoire parisien, Claire-Marie Caussin fait ses premières armes en tant que critique musical sur le site Forum Opéra dont elle sera rédactrice en chef adjointe de novembre 2019 à avril 2020, avant de rejoindre le site Wanderer.
Crédits photo : © Paraty

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