Pierre Brévignon.
Le Groupe des Six, une histoire des années Folles.
Actes Sud, septembre 2020. 254 pages.

20 euros. ISBN : 978–2‑330–13603‑1

Parution le 16 septembre

Le centenaire de la constitution du Groupe des Six est une bonne occasion pour faire entrer cet éphémère mouvement dans la collection musicale publiée par Actes Sud. Spécialiste de Samuel Barber, Pierre Brévignon revient de ce côté-ci de l’Atlantique, d’autant plus que le Groupe des Six fut un temps considéré comme emblématique de la « musique française de France », ainsi que l’aurait voulu leur « manager » Jean Cocteau, manager aussi gesticulant que ceux qu’on avait pu voir en 1917 dans le ballet Parade d’Erick Satie, l’un des ancêtres et inspirateurs des Six. 

Dans la collection d’ouvrages musicaux que dirige Bertrand Dermoncourt chez Actes Sud, il n’arrive pas si souvent que le sujet abordé soit aussi parfaitement en accord avec le format du livre. Généralement en moins de deux cents pages étroites, il faut y traiter d’un compositeur important, au catalogue des plus riches, à la vie longue et mouvementée, ce qui oblige à aller à l’essentiel et à se montrer synthétique, là où les biographies de type anglo-saxon accumuleraient les détails et ne nous laisseraient rien ignorer de l’individu en question. Le lit de Procuste de l’éditeur arlésien oblige donc souvent à sabrer impitoyablement pour que rien ne dépasse, mais cette fois, pas de souci de cet ordre-là. Retracer dans ces limites le parcours du très éphémère Groupe des Six ne tient pas de la gageure.

On se souvenait qu’il y a quelques années, Pierre Brévignon avait offert au lectorat francophone un épais volume érudit consacré à Samuel Barber. Cette fois, s’il ne comblera pas une lacune de la bibliographie, son histoire des Six n’en aura pas moins sa place sur les rayonnages de l’amateur éclairé, tant le récit limpide en retrace admirablement les tenants et les aboutissants, offrant même en appendice le luxe de réunir trois articles critiques essentiels dans la réception du groupe. Bibliographie et discographie, index des personnes et des œuvres : il y a même tout le confort d’un ouvrage universitaire sérieux.

De gauche à droite Germaine Tailleferre, Francis Poulenc, Arthur Honegger, Darius Milhaud, Jean Cocteau et Georges Auric – il manque Louis Durey

Première remarque : les Six furent presque toujours plus ou moins de six, et atteignirent rarement la demi-douzaine parfaite. Pierre Brévignon le dit lui-même : « comme un mousquetaire surnuméraire s’ajoute au trio d’Alexandre Dumas, les Six sont indubitablement sept » (21). En effet, sans une certaine mouche du coche, le groupe n’aurait probablement jamais pris forme. Cette mouche, en l’occurrence, était plus un coq et s’appelait Jean Cocteau. En 1909, Cocteau a 20 ans, il publie son premier recueil de poèmes et tente d’imposer son personnage de « Prince frivole ». Pour mieux se faire connaître du public, il se rapproche de ce qui est alors l’une des incarnations de l’avant-garde : les Ballets russes. A force de harceler Diaghilev, il obtient la commande d’un ballet, Le Dieu bleu, musique de Reynaldo Hahn, avec Nijinski dans le rôle-titre (le livret est néanmoins cosigné avec le peintre Federico de Madrazo). Déception, le succès n’est pas au rendez-vous. Jean va devoir en faire plus pour « étonner » Paris et d’abord Diaghilev. C’est alors qu’entre en scène celui qu’on pourrait considérer comme un Six honoraire : Erik Satie, avec lequel Cocteau concevra Parade. Depuis la création du Sacre du printemps, le jeune homme rêve de scandale, et faute de convaincre Stravinski de réitérer avec lui l’expérience, Satie fera l’affaire. Décor de spectacle forain, haut-parleurs diffusant le boniment, bruitages réalistes seront les ingrédients de Parade, à quoi s’ajoute le chaud-froid suscité par Picasso qui mélange cubisme et renvois à sa période rose. En avril 1917 au Châtelet, l’indignation du public est loin d’atteindre celle qui s’était manifestée en 1913 au Théâtre des Champs-Elysées, mais Cocteau a atteint son but, à grand renfort de cette autopromotion dont il sera toujours adepte.

Pour de jeunes apprentis compositeur qui refusent le wagnérisme, et qui veulent se démarquer de Debussy et de Ravel, Satie apparaît comme un modèle possible. Dès juin 1917, un concert donné à Montparnasse par l’association « Lyre et Palette » permet d’entendre Parade avec trois pièces signées Auric, Honegger et Durey. Un portrait de Cocteau est reproduit dans le programme de cette manifestation, en laquelle Pierre Brévignon voit une préfiguration des Six, même s’ils ne portent pas encore ce nom (et s’ils sont encore loin ce chiffre) : « Satie proclame la naissance du mouvement des ‘Nouveaux Jeunes’, première apparition d’un embryon de Groupe des Six » (57). Entre Satie et Cocteau, les futurs Six ne manquent pas de fées prêtes à se pencher sur leur berceau pour mieux attirer l’intérêt des médias. En décembre 1917, on peut écouter au Théâtre du Vieux-Colombier les œuvres de quatre Nouveaux Jeunes, joints à Satie et Stravinski : Durey (Scènes de cirque, on ne sort pas des saltimbanques), Auric (Huit Poèmes de Jean Cocteau, toujours lui), mais aussi un trio de Germaine Tailleferre, en qui Satie voit sa fille spirituelle, et la Rapsodie – est-il encore permis de l’appeler par son nom ? – nègre de Francis Poulenc. L’esprit potache de Satie se réincarne à merveille dans cette suite pour formation de chambre incluant un intermède vocal, « poème de Makoko Kangourou » (on n’est pas si loin des onomatopées déclamées par Hugo Ball lors des premiers événements Dada, en 1916), et c’est un triomphe pour le tout jeune héritier de l’entreprise pharmaceutique qui deviendra un jour Rhône-Poulenc.

En janvier 1918, cinq des six sont réunis lors d’un nouveau concert au Vieux-Colombier. Il manque Milhaud, mais un sixième larron y participe, Roland-Manuel, pressenti pour devenir un des Nouveaux Jeunes, et alors jugé « le plus intéressant » par le critique Jean-Aubry, qui signale en résumé « un goût très français pour des œuvres concises et ramassées, dépourvues d’emphase, visant l’effet le plus saillant par les moyens les plus simples ». Français, le mot est lâché, et dès lors les Six ne cesseront d’être associés à leur pays natal (Honegger est quand même d’ascendance suisse), quand cette patrie ne se résumera pas à Paris, malgré la Provence dont se revendique Milhaud. Mais alors que la Première Guerre mondiale est encore loin de se terminer, il est bien vu d’insister sur son attachement au territoire. Cocteau le sent bien, et il saisit l’occasion pour publier en janvier 1919 le manifeste dont a désormais besoin tout mouvement artistique : Le Coq et l’Arlequin lui permet de s’identifier au Coq gaulois, et il prône « une musique française de France ». Il faut sortir des brumes germaniques et du brouillard impressionniste-symboliste à la Pelléas. La blancheur et la clarté de lignes de Satie serviront donc d’idéaux.

Mais ce qui devrait lancer le Groupe des Six sème en même temps les graines du schisme à venir. Honegger et Durey ne se reconnaissent pas dans ce refus de la complexité, et la modernité qu’inventent en terres germaniques Schönberg et consorts les intéresse fort. Pourtant, quelques concerts rassemblent enfin tous les membres du sextuor, et paraît en 1920 L’Album des Six pour piano, seule œuvre collective où le Groupe est au complet (même si certaines des pièces sont en fait des recyclages de morceaux antérieurs). Cette publication est annoncée en janvier que le critique Henri Collet a fait paraître un article identifiant les « Six Français » comme la réponse au Groupe des Cinq russes. Fée supplémentaire, Collet sera aussi celui dont la baguette magique proclamera deux ans plus tard la fin du groupe.

Auparavant, Cocteau le « lobbyiste », comme le surnomme Pierre Brévignon, aura connu un grand succès en tant que librettiste du ballet ajouté au Bœuf sur le toit de Milhaud (dont la musique est infiniment plus brésilienne que française), lors d’une soirée pleine de gaîté « bien de chez nous », où l’on peut aussi entendre Cocardes de Poulenc. Poursuivant dans la farce, Les Mariés de la Tour Eiffel, sur un livret de Cocteau, aurait dû être mis en musique par le seul Auric, mais se transforme en œuvre des Six. Moins un, puisque Durey renonce à en être. En juin 1921, le spectacle est un four. Les facéties du groupe commencent déjà à lasser, et le groupe se délite déjà. Depuis longtemps, une fracture se creuse entre, d’une part, Honegger, Durey et Tailleferre, d’autre part Auric, Poulenc et Milhaud. Peut-être jaloux du triomphe remporté par Honegger avec son Roi David, Poulenc crache son venin sur cette partition trop peu française à son goût : « Comme écriture musicale, c’est vieux de trente ans, c’est wagnérien en diable, très boche-suisse ridicule comme polyphonie ».

Après « Le Crépuscule des Six » déclaré par Henri Collet, Satie en remet une couche en septembre 1923 : « comme groupe, ils n’existent plus » et ne restent que six compositeurs indépendants, qui n’en feront pas moins une belle carrière. Cocteau sera encore, de loin en loin, associé à certains projets, et Auric composera la musique de ses films, mais ce « démiurge qui a cessé d’être encombrant […], peu à peu, se retire du tableau » (173).

« Frontale ou incidente, la contribution des musiciens du Groupe des Six à la vie artistique de l’entre-deux-guerres est un fait indiscutable », conclut Pierre Brévignon (178). Et même s’ils n’eurent pas l’heur de trouver grâce aux yeux de Pierre Boulez, faute d’avoir révolutionné le cours de la musique, il se dégage bien de leur musique ce « charme des Années Folles » qui reste, un siècle plus tard, intact.

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.

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