C’est en 1907 que Gustav Mahler découvre, tout récemment publiée, La Flûte chinoise, recueil de poèmes datant de la dynastie Tang (VII-IXème siècles) et traduits par Hans Bethge – d’après une traduction française ; un recueil tout empreint d’exotisme pour les lecteurs européens et qui, s’il ne brille pas par ses qualités littéraires dans l’adaptation qu’en fait Bethge, évoque les thèmes chers à l’œuvre de Mahler que sont la nature, la vie, la mort, et l’infini.
Thèmes chers à son œuvre, mais qui entrent aussi directement en écho avec sa vie personnelle en cette année 1907 où le compositeur perd sa fille Maria, âgée seulement de quatre ans, et où les médecins lui diagnostiquent une insuffisance cardiaque qui le fera craindre pour sa vie. Ajoutons à cela sa démission forcée de l’opéra de Vienne, et voilà qui laisse aisément concevoir comment ces poèmes ont pu attirer l’attention du compositeur ; comment il a pu, également, les adapter lui-même et les mettre en musique avec un sens si poussé du tragique et une forme de résignation troublante, comme dans l’Abschied qui clôt l’œuvre et au sujet duquel Mahler demandera à Bruno Walter, à qui il a confié la partition : « Est-ce seulement supportable ? Est-ce que les gens ne vont pas se suicider après l'avoir entendu ? »
La postérité du Lied von der Erde répond d’elle-même à cette interrogation du compositeur, mais rappelle les difficultés qui incombent à ses interprètes en termes d’expressivité. A la frontière entre le Lied et la symphonie, brouillant les frontières entre les genres – ainsi que Mahler le fit souvent dans sa musique symphonique, qui laisse la part belle aux voix et cite parfois ses propres Lieder –, mêlant le sérieux à l’ironie, il faut avoir les épaules solides pour s’attaquer à ce monument du répertoire et risquer la comparaison au sein d’une discographie déjà bien garnie. Le chef Vladimir Jurowski s’y risque pourtant avec le Rundfunk-Sinfonieorchester Berlin, mais ne relève pas le défi avec la réussite qu’on aurait pu attendre.
Il convient malgré tout, en premier lieu, de saluer la très belle interprétation de Sarah Connolly, donnant toute sa valeur à un enregistrement qui, autrement, peine à marquer les esprits. Si la voix se fait étrangement lumineuse et touchante dans Der Einsame im Herbst, le timbre se pare dès Von der Schönheit des couleurs plus sombres et plus denses que l’on connaît à la mezzo-soprano. Sa diction allemande impeccable aux consonnes parfaitement soulignées, son grave bien timbré sans être appuyé, mais surtout son attention aux mots et au sens en font une interprète exemplaire pour ce répertoire. On sent que l’interprète, familière de cette œuvre (déjà enregistrée en 2013 sous la direction de Yannick Nézet-Séguin), s’est assez approprié la partition pour lui prêter toutes les possibilités expressives que sa voix et sa technique lui permettent ; on sent, également, un sens du détail absolument nécessaire pour une musique aussi richement construite que celle de Mahler.
C’est précisément là où le bât blesse concernant Robert Dean Smith : le timbre en lui-même est beau, clair, mais le texte et la musique se déroulent sans de suffisamment grands efforts de nuances. On est d’abord inquiète aux premières mesures du Trinklied vom Jammer der Erde où, sans doute à trop rechercher la vaillance, la voix se révèle serrée et le vibrato encombrant. Le problème s’atténue progressivement, et l’on entend quelques passages plus délicats dès Von der Jugend. Malheureusement cela ne suffit pas à rendre la diversité des sujets et des états d’âme, moins encore à exprimer le tragique qui est sans doute la tonalité principale de l’œuvre. La partition de Mahler est particulièrement difficile en raison de cette double exigence d’une voix vaillante et de qualités de mélodiste, et il manque malheureusement à Robert Dean Smith de ciseler le texte qu’il prononce et de lui apporter la variété de couleurs que l’écriture du compositeur appelle.
Parler de l’orchestre se révèle en revanche plus délicat : le Rundfunk-Sinfonieorchester Berlin n’a‑t‑il pas de belles capacités en termes d’homogénéité, et des musiciens capables de s’acquitter plus qu’honorablement des multiples solos disséminés dans la partition ? Sans aucun doute. Pourtant la magie n’opère pas. La direction de Vladimir Jurowski ne manque pas d’intérêt dans les passages les plus légers et lumineux de l’œuvre : on pense à Von der Jugend et le beau contraste entre le mode majeur et le sol mineur soudain, ou certaines mesures de Von der Schönheit où l’orchestre a les couleurs et l’allant attendus. Mais comme le son peut, autrement, être compact, lourd en se voulant dramatique, superposant les plans sonores sans suffisamment les hiérarchiser entre eux. Mais le principal reproche que l’on peut adresser à cette version est qu’elle ne soutient pas le texte et son sens. A l’écoute du Trunkene im Frühling, pourtant éminemment cynique, on ne perçoit ni l’ironie, ni le tragique qui s’expriment dans l’histoire de cet homme alcoolique, indifférent au printemps, et seulement soucieux de noyer son désespoir. Quant à l’Abschied, point culminant de l’œuvre en termes de durée (près d’une demi-heure) et d’intensité dramatique, on n’y trouve pas le déploiement émotionnel espéré ; les dernières pages, certes notées langsam, traînent en longueur, et on sort de ce Chant de la terre sans en avoir ressenti le recueillement ni la force.
La magie n’opère pas, non parce que l’orchestre ne serait pas au niveau, mais parce qu’il manque à la lecture de Vladimir Jurowski le lyrisme – au sens du chant, mais aussi au sens poétique du terme – que Mahler a mis au cœur de son œuvre. Pris dans une lecture par trop linéaire, il lui a sans doute manqué d’en explorer les replis et les abîmes.