Giuseppe Verdi  (1813–1901)
Aida (1871)
Opéra en quatre actes
Livret d'Antonio Ghislanzoni, d'après une version française de Camille du Locle et un sujet d'Auguste Mariette

Direction musicale : Michele Mariotti
Chef des chœurs : Gea Garatti Ansini

Aida, Anna Pirozzi
Radames, Jonas Kaufmann
Amneris, Anita Rachvelishvili
Amonasro, Claudio Sgura
Ramfis, Roberto Tagliavini
Il Re d'Egitto, Fabrizio Beggi
Il Messaggero, Gianluca Floris
Una Sacerdotessa, Selene Zanetti

Orchestra e Coro del Teatro di San Carlo

Exécution concertante

Naples, Teatro di San Carlo sur la Piazza del Plebiscito, 28 juillet 2020

Autre théâtre autre lieu autre ambiance : sur la Piazza del Plebiscito à deux pas du San Carlo, la Regione Campania a construit un dispositif substantiel pour accueillir des représentations d’opéra et des concerts : IXe de Beethoven, obligatoire en cette année de 250e anniversaire, et deux titres du grand répertoire, Tosca (Avec Anna Netrebko et monsieur, soirées dirigées toutes deux  par le directeur musical du San Carlo, Juraj Valčuha, et deux représentations concertantes d’Aida.
Pour cette Aida (comme d’ailleurs pour Tosca) la distribution réunie était de celles qui devraient attirer le ban et l’arrière ban des lyricomanes, Jonas Kaufmann, Anita Rashvelishvili, Anna Pirozzi, Claudio Sgura sous la direction de Michele Mariotti. Une garantie de triomphe, et triomphe ce fut.
Après Anna Netrebko, Jonas Kaufmann. Voilà la carte de visite du neo-sovrintendente du Teatro San Carlo, Stéphane Lissner, présent, rayonnant, et assailli d’interviews.

 

Le dispositif prévu Piazza del Plebiscito

Dès son arrivée à Naples en avril dernier, Stéphane Lissner a voulu marquer le coup et surtout montrer qu’il était possible en peu de temps de proposer une série de spectacles exceptionnels. Profitant de la disponibilité des artistes due aux circonstances, il a donc proposé, en s’accordant avec la Région Campanie qui a financé l’opération, deux opéras parmi les plus populaires Tosca et Aida, et une IXème symphonie de Beethoven, mais le San Carlo a aussi été aussi à la rencontre du public dans d’autres lieux, à la demande de la Région.

C’est donc un programme « carte de visite » qui a été proposé, qui a mobilisé toutes les forces du théâtre, et qui a été une si grande réussite que de toutes parts, on suggère de renouveler l’opération Piazza del Plebiscito, la place du centre du Naples, à deux pas du San Carlo, dominée par l’église Saint François de Paule où a été installé la scène gigantesque, huit écrans latéraux pour que le public puisse suivre, un dispositif sonore efficace (un micro par pupitre à l’orchestre et une assistance d’environ 1500 personnes dispersées (un peu sur la même jauge que le Circo Massimo de Rome) à cette différence qu’il n’y avait pas de gradins, mais les sièges disposés sur la place. Et là aussi, prière de porter le masque, de respecter autant que faire se peut les distanciations (bon, on est à Naples…), prise de température, mais aussi distribution d’eau et d’éventails. On peut dire que Lissner a gagné son pari, attirant d’un coup Anna Netrebko et Yusif Eyvazov, Ludovic Tézier, Jonas Kaufmann, Maria Agresta, Daniela Barcellona, Anita Rasvelishvili dont certains n’étaient jamais venus à Naples et qui sont repartis certains de revenir.

Le choix d’Aida et de la IXe Symphonie de Beethoven pouvait dans les circonstances, imposées par le Covid, surprendre avec orchestre nombreux, et les chœurs importants, plus que Tosca programmé quelques jours auparavant. Mais la largeur de la scène, la distance entre chaque choriste et un orchestre plus étalé que d’ordinaire permettaient de respecter sur scène le protocole imposé.
Un dispositif sonore et vidéo impressionnant complétait et ainsi les forces du théâtre ont pu relever le gant. Preuve s’il en était besoin que lorsque volonté politique et artistique se rencontrent tout est possible. C’est le cas en Italie, mais pas toujours ailleurs…

La force des italiens, et des napolitains en particulier, c’est la créativité et l’engagement qui se mettent en mouvement quand naissent les envies. On a pu le constater tout au long de ce tour des différents Festivals (nous rendrons compte aussi de celui de la Valle d’Itria à Martina Franca).
Pour Aida, qui pour mémoire était programmé au San Carlo en juin 2020, puis annulé pour motif de Covid, Stéphane Lissner a appelé au pupitre Michele Mariotti, avec qui il a l’habitude de travailler, et la distribution pour les rôles principaux était composée d’Anna Pirozzi, napolitaine, qui a chanté le rôle notamment à Vérone et Madrid, mais jamais à Naples, Anita Rashvelishvili invitée pour la première fois à Naples (Amnéris), et Claudio Sgura en Amonasro. Mais l’événement était la présence de Jonas Kaufmann dans Radamès, absent de Naples depuis 4 ans.
Pour les autres rôles, Ramfis était Roberto Tagliavini, la basse italienne qui monte, il Re, Fabrizio Beggi, il messagero, Gianluca Floris et une sacerdotessa de luxe, Selene Zanetti qui désormais à Munich où elle est en troupe chante les rôles principaux et qui je crois a un certain avenir à Naples.
En bref une distribution de très haut niveau pour tous les rôles.

Michele Mariotti, grand triomphateur de la soirée

Michele Mariotti a su imprimer à l’orchestre une lecture à la fois vigoureuse, maintenant la pulsion dramatique, la respiration, l’énergie, mais aussi très lyrique, avec des moments de retenue lisibles et très clairs, même si l’équilibre de la sonorisation privilégiait un peu les voix. Il n’a jamais surexposé l’orchestre, avec le souci permanent de donner une lecture d’une grande limpidité, je dirais même d’une grande délicatesse, laissant voir la structure de la partition, et accompagnant les voix avec le plus de confort et de suavité possible. Un magnifique travail de ciselure, de précision, autant qu’on puisse juger dans le contexte d’une représentation sonorisée en plein air. Il est clair que Michele Mariotti arrive à un degré de maturité qui en fait un des grands chefs actuels en Italie. Aida n’est pas, on le sait, une machine si impressionnante, mais plutôt souvent intimiste et ici les masses orchestrales et chorales (chœur dirigé par Gea Garatti Ansini) répondent avec intensité aux sollicitations et même la scène du triomphe est menée sans histrionisme, mais c’est au troisième acte qu’il réussit le mieux à allier l’intime et le drame, avec une tension palpable qui va crescendo.
Ce qui marque cette direction, c’est à la fois le sens du drame et le travail sur les couleurs orchestrales, si sensibles déjà dans la prière à Fthà avec ce jeu entre la voix féminine et le chœur plutôt guerrier, et au quatrième acte, passant de la tension dramatique du duo Amnéris/Radamès aux irisations du duo final Radamès/Aida. Un travail si superbe que j’entendais des spectateurs espérer le voir rallier Naples à la fin du contrat de l’excellent Juraj Valčuha, un directeur musical qui a vraiment transformé l’orchestre depuis qu’il occupe ce poste.
Évidemment, Mariotti soutient les chanteurs en dosant les effets, des chanteurs qui sont tous d’excellent niveau, y compris les rôles mineurs comme on l’a déjà signalé. Jolie intervention du messaggero de Gianluca Floris (un ténor qui est aussi d’ailleurs un écrivain) et présence affirmée du Roi de Fabrizio Beggi (beau phrasé) ; quant à Selene Zanetti, elle est la sacerdotessa, la prêtresse qui chante « Immenso Fthà » à la fin du premier acte. Timbre clair, technique impeccable, les bonnes prêtresses sont souvent de futures grandes, et Selene Zanetti montre là à la fois délicatesse, technique et vraie présence vocale. Ce n’est pas un hasard si Munich lui confie des rôles de plus en plus importants (dont récemment la fiancée de Die verkaufte Braut, aux côtés de Pavol Breslik dont nous avons rendu compte).
Roberto Tagliavini est Ramfis et à chacune de ses apparitions, il confirme être arrivé après une quinzaine d’années de carrière à un  degré de sûreté et de maturité qui en font une des basses de référence du chant italien aujourd’hui (et son intervention dans la neuvième de Beethoven entendue deux jours après le confirme, comme on le verra). La voix est sonore, avec des jolis harmoniques, elle est aussi puissante et la diction est impeccable.

Anita Rashvelishvili (Amneris) et Jonas Kaufmann (Radamès)

Anita Rashvelishvili chantait pour la première fois à Naples, et son Amnéris est impressionnante. Amnéris est un des rôles les plus importants du répertoire de mezzosoprano, et elle s’affirme dès le départ avec des graves abyssaux sans jamais poitriner. Ce sont ces graves sonores et merveilleusement projetés qui fascinent, avec un registre central parfaitement dominé, un phrasé impeccable et une tenue de ligne modèle. Qu’Anita Rashvelishvili soit un des mezzos de référence de la scène d’opéra aujourd’hui, on le sait depuis que Lissner lui a donné sa chance dans Carmen à la Scala où elle triompha aux côtés de Jonas Kaufman avec Barenboim au pupitre. Le chemin parcouru l’a menée aux grands rôles de mezzos russes (elle est une Konchakovna fabuleuse du Prince Igor de Borodine), et désormais italiens. Il lui manque seulement un peu de tenue de souffle à l’aigu qui reste un poil court malgré sa puissance et dans Verdi il est nécessaire pour un mezzo d’avoir un spectre très large avec des aigus puissants (voir Eboli !).
Claudio Sgura est un Amonasro intense, sombre, à la voix bien projetée, aux aigus sonores et à la présence vocale affirmée, c’est un rôle ingrat parce que bref et qui doit immédiatement s’imposer : il ne peut qu’être confié malgré sa brièveté à un grand baryton et c’est le cas.

Jonas Kaufmann (Radamès)

Dire que Jonas Kaufmann était attendu dans Radamès est presque un lieu commun. Le ténor qui a dépassé la cinquantaine ne cesse de cliver, il suffit de lire ou d’entendre les commentaires sur sa voix qui semble varier comme les cours de la bourse. Combien de fois a‑t‑on entendu que la voix avait perdu de son brillant, que les aigus étaient blancs, qu’il était fini : encore récemment à Genève certains au lieu d’écouter simplement jugeaient dans un récital de Lieder de la voix soi-disant fatiguée d’un artiste qui reste l’une des plus grandes intelligences du monde lyrique aujourd’hui.
Certes, ceux qui attendent dans ce répertoire des voix solaires seront déçus : son Radamès ne rappelle ni Carreras, ni Pavarotti, ni Domingo, car il est singulier, avec ce timbre sombre et cette technique liederistique qui fait qu’il ose des notes filées ou amorties, là où d’autres projettent des aigus triomphants. À ce titre son Celeste Aida peut surprendre, mais toutes les notes y sont, et il en fait une méditation lyrique d’une rare intensité sans jamais lâcher la ligne de chant, sans jamais faillir, et jouant de toutes les facettes d’une technique singulière.
Quel chanteur aujourd’hui, même italien, a une telle diction ? Chaque mot est dit avec un souci de clarté qui le rend unique à ce niveau : qui d’autre que lui peut chanter cet air comme un Lied ?
Dans toute la deuxième partie, il est exemplaire, voire anthologique : par cette chaude soirée d’été, il essaie aussi d’exprimer par le geste, par le regard, en sollicitant les collègues, comme à Genève dans Schubert, il essaie de donner vie au personnage, son troisième acte est déchirant (son Io son disonorato… per te tradii la patria ! tire les larmes), mais encore plus peut-être le duo avec Aida, où il évoque avec une naïveté confondante son destin possible de vainqueur allant demander au roi la main d’Aida. Il y a dans sa voix quelque chose de juvénile, quelque chose d’un rêveur qui ne sait voir en face la réalité. Du grand art. Dans le duo avec Amnéris au quatrième acte, il est tout aussi, sinon plus impressionnant parce qu’il a basculé de la jeunesse rêveuse à une maturité qui le mène volontairement à une mort donnée par autrui mais qui a quelque chose de suicidaire :

L'infamia mi attende e vuoi che io viva?…
Misero appien mi festi, Aida a me togliesti, spenta l'hai forse…
e in dono offri la vita a me ?

On reste éberlué de ce niveau d’intelligence du texte, d’intuition psychologique, et on ne peut qu’être convaincu que plus qu’une voix qui continue de faire discuter, Kaufmann restera comme un chanteur à la tête bien faite, qui a pu faire plier la voix à tous les méandres de la psychologie, un des rares qui sache en toutes circonstances donner du sens à ce qu’il chante.

Anna Pirozzi (Aida)

Anna Pirozzi est Aida, pour la première fois dans sa ville natale. Émotion ? Son premier acte est très correct, et notamment ritorna vincitor mais à peine en retrait par rapport à ses deux autres collègues, la voix est très claire là où celle de Rashvelishvili est sombre, ce contraste est bienvenu mais on aimerait peut-être plus de drame dans la voix : elle ne réussit pas toujours à colorer comme on le souhaiterait. Mais peu à peu elle se libère pour proposer un troisième acte tout à fait exceptionnel, ainsi que le duo final. Elle qui chante beaucoup les rôles de soprano colorature dramatique (Abigail par exemple, ou Odabella) réussit ici à maîtriser une voix puissante pour mieux exprimer l’intimité ou le lyrisme. Les aigus restent triomphants et parfaitement contrôlés, mais elle affiche une vraie sensibilité dans son air du Nil (O patria mia, mai più ti rivedrò !), avec un vrai travail sur la couleur, ainsi qu’avec Amonasro (Padre, a costoro schiava io non sono…), et surtout dans le duo avec Radamès (Invan ! tu no 'l potresti… pur… se tu m'ami… ancor s'apre una via di scampo a noi… ) où elle s’affirme, où la voix sait jouer des couleurs pour persuader, pour se révéler fille de rois. C’est là où elle devient la plus convaincante avec une véritable intelligence du texte et de la situation. Une Aida de tout premier plan.
Ainsi, sans Egypte, sans ballets, sans figurants, sans scène de triomphe, cette Aida, par le seul jeu de la direction experte et sensible de Michele Mariotti et avec une distribution exemplaire en tous points, stimule notre imagination, notre mise en scène intime du drame et réussit à procurer une intense émotion. La magie des lieux, l’enthousiasme du public nombreux dans l’enceinte et autour de la place, les circonstances, tout a une fois de plus joué pour nous offrir un spectacle difficilement oubliable, et l’on oublie alors les avions, un hélicoptère, quelques ambulances. Silence, Verdi parle.

Les protagonistes du triomphe : Anita Rashvelishvili, Jonas Kaufmann, Anna Pirozzi et Michele Mariotti
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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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4 Commentaires

  1. Il n'y a plus qu'à espérer entendre et voir la magnifique distribution prévue à Paris. Pour nous comme pour l'opéra de Paris.

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