Arnold Schönberg (1874–1951)

Moses und Aron,
Opéra inachevé en deux actes et huit scènes
Livret du compositeur.
Créé en version concert à la Musikhalle de Hambourg, le 12 mars 1954 et en version scénique au Stadttheater de Zurich, le 6 juin 1957

Vladimir Jurowski (Direction musicale)
Barrie Kosky (Mise en scène)
Klaus Grünberg (Décors et lumières)
Klaus Bruns (Costumes)
Hakan T. Aslan (Chorégraphie)
Susanna Goldberg, Ulrich Lenz (Dramaturgie)
Chef de choeur : David Cavelius, Dagmar Fiebach (Chœur d'enfants)

 

Robert Hayward (Moses)
John Daszak (Aron)
Julia Giebel (Ein junges Mädchen)
Michael Pflumm (Ein junger Mann)
Tom Erik Lie (Ein anderer Mann, Ephraimit)
Johannes Dunz (Der nackte Jüngling)
Karolina Gumos (Eine Kranke)
Jens Larsen (Ein Priester)
Julia Giebel, Sheida Damghani, Karolina Gumos,  Zoe Kissa (Vier nackte Jungfrauen)
Julia Giebel, Karolina Gumos, Caren van Oijen, Michael Pflumm, Tom Erik Lie, Jens Larsen (Sechs Solostimmen)
Tim Dietrich, Henrik Pitt, Matthias Spenke (Drei Älteste)
Meri Ahmaniemi, Csaba Nagy, Shane Dickson, Zoltan Fekete (Danseurs)

Chorsolisten, Kinderchor der Komischen Oper Berlin und das Vocalconsort Berlin

Orchester der Komischen Oper Berlin

19 avril 2015 à la Komische Oper Berlin

Barrie Kosky a programmé ce Moses und Aron en hommage au 70e anniversaire de la libération du camp Auschwitz. Son travail surprend et séduit de bout en bout, n'esquivant aucune des idées qui firent de Berlin et de l'Allemagne le lieu du désastre pour le peuple juif. En combinant habilement la prestidigitation à la pièce de Beckett, En attendant Godot, il fait de Moïse et Aaron les deux acteurs et témoins de cette tragédie politique, sur fond de révélation mystique. John Daszak en Aaron et Robert Hayward en Moïse forment un double remarquable, admirablement dirigés par un Vladimir Jurowski des grands soirs, qui signe ici une interprétation à l'urgence souveraine. Le site operavision.eu nous offre l'occasion de revoir pendant plusieurs mois un spectacle à ranger définitivement parmi les plus grandes production du chef‑d'œuvre de Schoenberg. 

Robert Hayward (Moses) Choeur de la Komische Oper Berlin et Vocalconsort Berlin

Moses und Aron appartient à la catégorie des opéras, dont l'auteur a reculé le plus loin la frontière de l'austérité et de la complexité – relevant comme Wagner, Stockhausen ou Ligeti, le double défi de rédiger le livret et la musique, et travaillant une thématique philosophique qui autorise toutes les lectures symboliques  et les niveaux d'interprétation. Dans une certaine mesure, on pourrait voir également dans l'inachèvement de cette partition, le détail ultime qui confère à l'œuvre son caractère inclassable. Au mieux, conviendrait-il d'inventer pour l'occasion une catégorie inédite, tel Wagner (encore !) imaginant son Parsifal, non simplement "opéra" mais Festival d'art sacré (Bühnenweihfestspiel).

Le projet d'Arnold Schoenberg vit le jour en plusieurs étapes, débutant par la création à Darmstadt de la Danse du Veau d'or par Hermann Scherchen en 1951, puis la création en version de concert (Hambourg, 1954) et scénique (Zürich, 1957) par le fidèle Hans Rosbaud. Cette gestation mouvementée déboucha sur une mise en scène extrêmement datée signée Karl Heinz Krahl, dont les témoignages photographiques laisse imaginer un morne carton-pâte géométrique dans lequel circulent des personnages en toges.  Le défi semblait enfin relevé lorsque le couple Jean-Marie Straub et Danièle Huillet annonça son intention de réaliser une version filmée (1975) – projet aujourd'hui totalement irregardable tant il semble saturé d'aridités aussi creuses que conceptuelles, sans oublier les gags involontaires comme par exemple, ce Veau d'or qui, à trop vouloir éviter Cecil B. DeMille, finit par rivaliser  avec les films des Monty Python.

On regrette à titre personnel, que les lectures scénographiques de Moses und Aron peinent à se dégager d'un axe littéral-cosmétique (Jean-Pierre Ponnelle, Herbert Wernicke), ou bien synthétique-conceptuel (Peter Stein, Willy Decker ((https://youtu.be/t0HPN8830Ls)) ), tout en réservant une préférence toute particulière et également toute personnelle à la bouleversante production signée Romeo Castellucci en 2015 à l'Opéra de Paris. D'où la raison de se féliciter de cette captation du Moses und Aron de Barrie Kosky, aubaine numérique trouvée sur le site operavision.eu et qui illuminera cette période de post-confinement jusqu'à l'automne. Cette lecture fine et intelligente, rebat les cartes en faisant évoluer l'opéra de Schoenberg sur la ligne de crête entre théâtre et manifeste politique. Kosky revient une nouvelle fois à la thématique de la judéité, à la difficulté et à la nécessité de l'héritage de la foi et de l'Histoire. Il resitue au passage l'appartenance de Schönberg à la sphère culturelle berlinoise et l'importance de ce retour à la religion, fruit d'une destinée personnelle, entre exil politique et volonté d'une synthèse esthétique.

Robert Hayward (Moses) Choeur de la Komische Oper Berlin et Vocalconsort Berlin

La question de la parole divine et de la transmission irrigue l'Ancien Testament au point que la Vérité doit lutter sans cesse contre sa falsification – thématique reprise dans les Actes des apôtres avec l'épisode de Simon le magicien qui dispute à Pierre le droit de faire des miracles. Cette question théologique trouve une illustration musicale dans la voix parlée-chantée qui, dans le Moses und Aron de Schoenberg, accède à un statut dramaturgique autant que spirituel. À Moïse en tant que Verbe incarné, est confiée cette technique vocale du Sprechgesang – illustration de l'impossibilité et du paradoxe de ce chant en devenir, s'émancipant du mot prononcé sans jamais oser l'arioso et la brillance vocale de son frère Aaron, qui est la "bouche" par laquelle le Verbe prend forme et devient image. En outre, Schoenberg utilise la multiplicité complexe du chœur pour donner forme au Buisson ardent ainsi qu'au peuple élu, formes fugaces et impalpables qui dessinent un étonnant décor sonore et vocalisant.

Barrie Kosky s'inscrit dans cette pensée musicologique en lui combinant la thématique du judaïsme de Moses und Aron en miroir et en hommage au 70e anniversaire de la libération du camp d'Auschwitz. Il a voulu par la même occasion souligner le fait qu'elle soit interprétée dans la très emblématique et très berlinoise Komische Oper, allusion explicite à la ville d'où Schoenberg a été exilé en 1933 de son poste de directeur de la composition à l'Académie des arts de Prusse. Kosky choisit de placer la gravité du propos sur un axe tragicomique : d'un côté, En attendant Godot de Samuel Beckett et la superposition Vladimir/Moses et Estragon/Aron ; de l'autre, une religion qui relève de la magie et de la prestidigitation. D'où la citation, projetée silencieusement avant le lever de rideau :

"Estragon : Nous trouvons toujours quelque chose, hein, Didi, pour nous donner l'impression que nous existons ?

Vladimir (impatient) : Oui, oui, nous sommes des magiciens. Mais persévérons dans ce que nous avons décidé de faire, avant d'avoir oublié."

En attendant Godot, Festival d'Avignon 1978, Rufus (Estragon), Georges Wilson (Vladimir) © Gallica

Vérité et illusion, tel est également le message développé en 1959 par Karl Wörner dans "Gotteswort und Magie", première étude d'envergure consacrée à l'opéra de Schoenberg. En réutilisant la référence au chef d'œuvre de Beckett, Kosky souligne ce sublime mélange de dérision et d'absurde face à l'absence de Dieu/Godot. Le décor rappelle le no man's land dans lequel Beckett a placé ses personnages, un espace dans lequel ils n'ont plus le sentiment du passé, présent, ou futur, de leur existence et de leurs désir… juste la conscience du moment présent vivant devient une question et une attente perpétuelles. On peine à identifier clairement cet espace : sorte de boîte de nuit ou salle de spectacle faiblement éclairée par douze plafonniers (le dodécaphonisme et le Décalogue planant au-dessus des hommes ?) où le public se tient debout, telle une assemblée de fugitifs faisant irruption et se tenant à des balustrades.

Kosky ajoute au décor un second élément hautement signifiant : l'entrée en scène de Moïse, sortant d'un tapis oriental qui se déroule. Un détail ? Pas vraiment. On repère dans les couleurs et les motifs géométriques, le tapis Kachkaï qui recouvrait le célèbre divan de Sigmund Freud au 19 Berggasse à Vienne ((http://www.turkotek.com/misc_00043/freud.htm)). Cette entrée-glissement en scène fait surgir le personnage au milieu d'un rêve, ânonnant faiblement ses premiers mots, à demi-conscient comme effrayé par ce qu'il est plaisant de comparer à une "remontée d'images" en psychanalyse (Einziger, ewiger, allgegenwärtiger, unsichtbarer und unvorstellbarer Gott… ! Dieu unique, éternel, omniprésent, invisible et irreprésentable… ! ). On retrouve le symbole à l'autre extrémité, lorsque le même Moïse se dissimule à nouveau sous ce tapis devenu couverture apaisante, tel un enfant au moment de s'endormir.

Le divan de Sigmund Freud drapé d'anciens tapis tribaux – Nazmiyal

Le personnage d'Aaron offre un contraste saisissant, habillé de couleurs claires et faisant surgir de son haut de forme, foulards, bouquets de fleurs et jonglant avec sa baguette tel un prestidigitateur de seconde zone ou un maître de l'épate. Tout oppose ces deux frères mages-magiciens, l'un doué pour l'illusion et l'autre frappé d'une expression maladroite et se déchaussant tel Estragon au début d'En attendant Godot ("Lege die Schuhe ab : bist weit genug gegangen. Retire tes souliers : tu as assez marché"). Le Buisson ardent prend la forme de ces chaussures qui se mettent à marcher toutes seules et soudain, prennent feu. Ce "tour" dérisoire irrite Moïse, obsédé par l'Idée pure et irreprésentable. "Meine zunge ist ungelenk : ich kann denken, aber nicht reden. Ma langue est malhabile, je peux penser mais non parler" et, joignant le geste à cette absence de parole, il tire et exhibe sa langue avec sa baguette de magicien raté. "Aron will ich erleuchten, er soll dein Mund sein ! J'éclairerai Aaron et il sera ta bouche" lui répond le Buisson… et la baguette prend feu.

Aaron/Vladimir pratique une magie ni blanche ni noire, tout juste une gaminerie qui a le don d'agacer prodigieusement Moïse/Estragon qui répugne à s'abaisser à ces tours pour convaincre le peuple de suivre l'Esprit divin. En substituant le bâton de Moïse à la baguette de l'illusionniste, Kosky fait coup double et donne à l'opéra une dimension politique avec la question juive et Auschwitz en point de mire. Il faut voir en effet, cette foule qui fait irruption et se presse autour des deux prophètes. Ils ont remisé les motifs de leur dispute et sont assis côte-à-côte, exactement comme dans la pièce de Beckett. La gestion des groupes sur la scène est ici littéralement miraculeuse, tant Kosky réalise le prodige de moduler, nuancer, malaxer cette foule pour mieux en exhiber l'hystérie, la peur, l'angoisse panique et la joie délirante à l'idée d'implorer ce Dieu invisible et tout-puissant de se montrer enfin. L'heure est à la dispute et à la négociation. Des groupes se forment : "si on n'est pas satisfaits, on se tournera vers d'autres dieux" disent les uns, "Défiez-vous des imposteurs ! les dieux ne nous aiment pas !" disent les autres. On réclame, on promet des sacrifices, on menace et on lève les bras, telle une vague furieuse qui agite formidablement ce groupe choral avec un art du montage qui rappelle le "cinéma-poing" de Sergueï Eisenstein filmant la révolution d'Octobre ou la mutinerie du Potemkine.

 

C'est alors que Aaron prend la parole et demande au peuple de s'agenouiller. Devant cette assemblée que Kosky se plait à montrer telle des enfants bouche ouverte, le marionnettiste tente de faire ce que son frère a dit : ne rien montrer.

"Schließet die Augen, verstoplet die Ohren ! So nur könnt ihr ihn sehn und hören ! Fermez les yeux, bouchez les oreilles ! Ainsi seulement, vous pourrez le voir et l'entendre !"

Il tire une petite boule lumineuse, excite la curiosité de la foule, son énervement puis la peur et l'épouvante face à ce mystère qui exige tant et qui refuse de se montrer. Aaron accède alors à leur demande et Moïse sert d'assistant pour les trois miracles devant le pharaon. D'un geste très Grand-Guignolesque, il fait pénétrer la baguette-bâton dans son oreille et celle-ci ressort par la bouche de Moïse sous la forme d'un long serpent. Puis, plongeant ses deux mains dans son haut de forme, il les ressort couvertes de lèpre et, pour conclure, fait boire un verre d'eau à Moïse qui tombe à terre et vomit du sang

"Der Allwissende weiß, dass ihr ein Volkvon Kindern seidund erwartet von Kindern nicht,was Grossen schwierig (…) Erkennet die Macht,die dieser Stab dem Führer verleiht ! L'Omniscient sait que vous êtes un peuple d'enfants et d'enfants il n'attend pas ce qui est difficile aux grands (…) Reconnaissez le pouvoir que ce bâton confère au guide !"

Moïse est momentanément privé de parole, il hurle en silence mais aucun son ne sort de sa bouche. Ce basculement du premier au second acte est souligné par un interlude choral que Barrie Kosky choisit de commenter avec cette citation elliptique de Beckett :

Vladimir : Et si tu les essayais ?
Estragon : J'ai tout essayé
Vladimir : Je veux dire, les chaussures

Il insère à ce moment une scène mimée très brève et très forte, où Moïse seul en scène sort en silence un mouchoir de sa poche sur lequel est dessinée une étoile de David. Le mouchoir est montré, puis retourné et l'étoile a disparu – symbole d'une simplicité terrifiante que le chœur invisible commente par "Wo ist Moses ? Wo ist der Führer ? Wo ist er ? Lange schon hat ihn keiner gesehn ! Nie kehrt er wieder ! Verlassen sind wir ! Wo ist sein Gott ? Wo ist der Ewige ? Où est Moïse ? Où est le guide ? Où est-il ? Depuis longtemps, nul ne l'a vu ! il ne reviendra jamais ! Nous sommes abandonnés ! Où est son Dieu ? Où est l'Eternel ?  Où est Moïse ?"

Ce préambule à la scène du Veau d'or invite à penser à la Shoah comme point d'équilibre entre affirmation et perte de la foi. Il n'y aura désormais plus de recul possible pour ce peuple prêt à sacrifier pour une idole, avec tous les terribles sous-entendus que la mise en scène autorise à cet instant.

Le rideau se lève sur le IIe acte, des nervis sortent de la foule et obligent des victimes à se prosterner autour de Aaron, désigné comme guide, tandis que d'autres passent parmi les rangs et récupèrent l'or qui servira à fondre l'idole qu'ils attendent tous. Point de Veau d'or cependant, juste le recours à une image très simple d'une vieille femme assise à même le sol avec le chapeau qui contient tout l'or du peuple. Aaron prend une pièce qu'il glisse dans la fente d'un projecteur à manivelle et, tournant celle-ci alors que débutent les premières mesures de la danse du Veau d'or, une danseuse avec plumes et colliers de perles sort du sol. Prise dans le rayon du projecteur de cinéma, elle se déhanche avec la lascivité excessive de l'androïde féminin du Metropolis de Fritz Lang, personnage diabolique qui prend l'apparence de Maria et sème le chaos parmi la population. Incroyable scène qui se poursuit avec une foule de poupées de cire qui sortent de la nuit – des dizaines de poupées aux yeux fermés qui représentent le peuple juif avec des éléments les plus immédiatement identifiables : talit de prière, kippa, tefillins, papillotes etc. Chaque choriste porte son double de cire, comme des poupées cadavériques exhibées en l'air et agitées de tremblements. Cette scène de cauchemar est à présent "filmée" par trois enfants grimés en personnages adultes (Fritz Lang, Theodor Hertzl et Sigmund Freud), et ces représentants de l'idole-image, idole-État et idole-psychanalyse contemplent le peuple qui se vautre dans l'orgie érotique et le lumière de cet "or rouge", couleur sang. Ce ballet sanglant se poursuit avec ce Massacre des innocents, poupées d'enfants qu'on arrache à leurs mères et qu'on écrase contre un mur, puis ce ballet de caricatures nazies de juifs capitalistes. À l'issue de la danse du Veau d'or, il ne reste que cette vieille femme, double déplumé et lamentable de la déesse de revue musicale – bouche ouverte, exprimant un long cri silencieux avec les poupées de juifs amoncelées autour d'elle.

Ensemble

Moïse descend de cette montagne de cadavres, avec les Tables de la Loi imprimées sur sa poitrine, comme scarifiée par la brûlure de la parole divine –  littéralement incarnées dans sa chair. Aaron tourne la manivelle, continuant de filmer celui qui ne cesse de vitupérer "Aron, was hast du getan ? Aaron, qu'as-tu fait ?" Joignant le geste à la parole au moment de briser les Tables, il se poignarde mais réalise l'inutilité de cette décision. Tandis que la nuée de feu et la colonne de nuée engloutit la scène, il étend son tapis comme une couverture sur les poupées de cire. Comme un enfant sur le point de trouver le sommeil au milieu de ses compagnons de rêve et de cauchemar, il tire sur lui cette couverture :

O Wort, du Wort, das mir fehlt ! Ô verbe, verbe qui me manques !

Il fallait à cette production des interprètes capables de surmonter le défi d'une mise en scène aussi fouillée et plurielle. En ce sens, il n'est pas peu de dire que John Daszak en Aaron que Robert Hayward en Moïse forment un double remarquable. Le premier possède le rôle de ce prophète ambitieux et sûr de son pouvoir. L'élasticité et l'énergie du registre rend à la perfection ce que Schoenberg attend de la voix de ténor, mêlant vanité et désespoir, avec une luminosité dans le timbre qui se combine avec les chatoiements de l'incendie du désir et de la tentation qu'il allume dans les âmes. Robert Hayward campe un Moïse aux faux-airs de Sigmund Freud (et Barrie Kosky !), prêt à tout pour attendre Godot/Gott. Le baryton maîtrise fièrement les aspérités de la Sprechstimme et la véhémence du chant rentré. La ligne générale est très différente d'un Thomas Johannes Mayer ou d'un Günter Reich, préférant au volume wotanien les qualités et les couleurs d'un wanderer déchu et incertain, expulsant péniblement la parole hors de lui-même. Ce bégaiement traduit le mal qu'il a à articuler ses pensées – ce qu'illustre la mise en scène avec ce serpent et ce sang qui sortent de sa bouche.

 

Les masses chorales sont sollicitées avec une énergie chorégraphique signée Hakan T. Aslan – remarquable par une précision et un brutalité des rythmes et de détails rarement vue sur scène. L'exigence et la précision des mouvements de groupe donne aux gestes vocaux des allures de théâtre cruel et expressionniste, duquel émerge des personnalités aussi percutantes que Julia Giebel (jeune fille, première vierge nue et voix soliste) ou bien Jens Larsen (Prêtre). La fosse est survoltée par la direction souveraine de Vladimir Jurowski, dont le lien étroit avec la Komische Oper remonte à son père Mikhail qui a souvent dirigé dans le même lieu, et lui-même en tant que Kapellmeister de 1998 à 2001. Porté par une énergie de tous les instants, il réalise l'exploit de faire entendre dans l'orchestre de la Komische Oper, tous les miroitements et les demi-teintes de la formidable machine sonore inventée par Schoenberg. Le sublime se combine aux élans et aux ruptures, parfaitement en phase avec l'énergie de la dramaturgie et la vivacité qui met littéralement le feu à la scène berlinoise, tout en préservant la précision du trait et des volumes sonores avec un art consommé de faire entendre dans cette musique un puissant chef‑d'œuvre de notre temps.

 

 

Streaming disponible jusqu'au 11/09/20 : https://operavision.eu/fr/bibliotheque/spectacles/operas/moses-und-aron-komische-oper-berlin

 

 

 

 

 

Avatar photo
David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.
Article précédentQuelles forces ? Quels desseins ?
Article suivantLoft story

Autres articles

1 COMMENTAIRE

  1. Absolument fantastique. Pour moi : LA représentation de référence. J’avais vu Stein qui m’avait fait m’intéresser à cette œuvre. J’ai regardé Castellucci qui ne m’ pas convaincu sauf quelques superbes images.
    Ici c’est fabuleux. J’admire particulièrement la direction des foules et c’est primordial. Les interprètes sont irréprochables.
    A mon sens l’un des plus beaux spectacles d’une œuvre musicale (ungenommen : opéra n’est pas approprié)
    Merci au Wanderer car le commentaire, comme toujours approfondi, est très utile pour suivre cette œuvre qui reste difficile.

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici