Jean-Baptiste Lemoyne (1751–1796)
Phèdre (1786)
Tragédie lyrique en 3 actes
Livret de François-Benoît Hoffmann
Première représentation le 26 octobre 1786 à Fontainebleau

Judith van Wanroij (Phèdre)
Julien Behr (Hippolyte)
Tassis Christoyannis (Thésée)
Melody Louledjian (Oenone)
Jérôme Boutillier (Un grand de l’Etat / Un chasseur)
Ludivine Gombert (La grande prêtresse de Vénus) 

Orfeo Orchestra
Purcell Choir 

Direction musicale : György Vashegyi 

2 CD Palazzetto Bru Zane. 137‘

Enregistré en septembre 2019 au Béla Bartók National Concert Hall, Müpa Budapest (Hongrie)

Le Palazzetto Bru Zane, qui fait depuis plusieurs années déjà figure de référence dans la redécouverte du répertoire français, présente aujourd’hui la très méconnue Phèdre de Jean-Baptiste Lemoyne. Œuvre longtemps tombée dans l’oubli de même que son compositeur, cette tragédie lyrique mérite cependant sa place dans la discographie, d’autant plus lorsqu’elle est portée, comme ici, par une distribution rompue au style français. Le chef György Vashegyi, à la tête de l’Orfeo Orchestra, signe une recréation de l’œuvre qui rend justice à Lemoyne et à son sens de la tragédie, et fait rêver à un retour de l’ouvrage sur les scènes.

C’est un privilège rare d’entendre une œuvre de Jean-Baptiste Lemoyne au disque… et un privilège rare d’entendre une œuvre de Jean-Baptiste Lemoyne tout court. Car voilà encore – et ils sont nombreux dans ce cas – un compositeur relégué par la postérité dans l’ombre de Gluck. Sans le travail d’exhumation mené par le Palazzetto Bru Zane, aucun doute que cette ombre continuerait de planer et de recouvrir définitivement de grands noms de la musique française.

La carrière de Lemoyne s’ouvrait pourtant sous des auspices favorables puisqu’après des études musicales à Berlin auprès de Graun ou Kirnberger, Frédéric II de Prusse lui offre la charge de second maître de musique de son théâtre. C’est à cette époque qu’il fait entendre ses premières compositions et une première tentative lyrique, Le Bouquet de Colette, et surtout qu’il rencontre Antoinette Saint-Huberty, célèbre cantatrice qui lui ouvrira les portes de l’Académie Royale de Musique.

Certes son Electre (1782), première tragédie lyrique créée par Lemoyne à Paris, déplaît au public et à la critique en raison d’une musique jugée trop sévère, appliquant à l’excès les principes de Gluck sans leur donner la grâce mélodique du maître – la Correspondance littéraire parlera de « cris continuels et déchirants, de lourds effets d’harmonie, sans aucun chant suivi, sans aucun sentiment de ce qui est véritablement le charme de la musique ». Mais à l’écoute de Phèdre (1786) on s’étonne de pareils reproches tant le compositeur fait preuve de délicatesse dans le dessin mélodique, d’attention au déploiement du texte, et de richesse dans les couleurs de l’orchestre.

Il ne faut certes pas se laisser refroidir par le premier acte de l’œuvre, constitué de chœurs et airs religieux – fort beaux au demeurant, mais qui nous éloignent du propos tragique ; car le compositeur et son librettiste François-Benoît Hoffmann font preuve par la suite d’un sens dramaturgique des plus affûtés. Le monologue de Phèdre (« Il va venir »), les airs de Thésée (le joyeux « Je les revois » et le désespéré « O jour affreux »), les superbes duos entre le père et le fils, le silence fatal qui clôt l’opéra offrent des moments d’une intensité dramatique remarquable, plongeant au plus près de l’affect mais sans figuralisme naïf, et jouant de ruptures soudaines, tant musicales que littéraires.

En effet, François-Benoît Hoffmann ne prend pas tant pour source Racine qu’Euripide, remettant au goût du jour ce récit bien connu et l’adaptant à son époque, aussi bien pour son contenu que pour sa langue. La tragédie est ici débarrassée de certains codes et certains excès : c’est le tragique relu par le XVIIIe siècle, c’est-à-dire la terreur et la pitié adoucies par des moments d’une grande sérénité, et la grandeur du destin côtoyant l’intimité du sentiment. Il suffit pour s’en convaincre d’écouter les adieux d’Hippolyte aux chasseurs à la fin de l’acte III, sans doute le moment le plus émouvant de l’œuvre : aussi funeste que soit son sort, le héros déploie une ligne suspendue, d’un calme, et bientôt d’une tendresse, remarquables. Le tragique sort grandi de cet effet de contraste et l’on ne s’étonne guère que l’ouvrage ait connu un tel succès lors de sa création et de ses reprises – tous les ans jusqu’en 1792.

L’œuvre, enregistrée à l’occasion d’une version de concert donnée à Budapest en septembre 2019, bénéficie ici d’interprètes rompus au répertoire français. Judith Van Wanroij démontre, une fois de plus, ses talents de tragédienne ; voilà une Phèdre ne faisant pas entendre la beauté de son timbre mais soumettant sa voix à toutes les inflexions du texte et de la musique. Un choix expressif qui peut surprendre lors des premières interventions, saisissantes, où la voix se révèle crue, comme sans enrobage. Mais l’oreille s’y habitue, et même s’y plait, car on aurait difficilement pu espérer une héroïne plus intense et plus habitée.

Julien Behr endosse le rôle d’Hippolyte avec solennité et pondération, mais pas sans émotion. C’est ce qui permet au héros de ne pas sembler trop lisse et de faire apparaître des subtilités tout à fait intéressantes ; car en l’absence d’Aricie dans l’œuvre, Hippolyte agit peu et se voit surtout l’objet malheureux de la passion d’une autre. Julien Behr lui donne heureusement une contenance et une présence tout à fait bienvenues.

On retrouve dans le Thésée de Tassis Christoyannis tout l’éclat de sa voix et un engagement dramatique total. Avec une diction irréprochable, comme l’ensemble de la distribution, le baryton traverse les sentiments aussi intenses que variés du personnage, mais sans céder à l’outrance. Il se révèle d’une grande justesse dans l’interprétation tantôt du héros revenu de grands exploits, du mari ou du père ; le tout avec une voix assurée qui ne lui fait jamais défaut.

La distribution est complétée par Melody Louledjian, incarnant une Œnone qui ne manque pas d’envergure dramatique dans chacune de ses interventions, et par Jérôme Boutillier et Ludivine Gombert pour de plus brèves apparitions tout à fait convaincantes.

Il convient également de saluer la prestation du Purcell Choir, d’un grand raffinement ; c’est d’autant plus appréciable que Lemoyne octroie au chœur une musique superbe et que ses interventions sont parmi les plus belles pages de la partition. Clarté de la diction, homogénéité de l’ensemble, le premier acte permet de saisir toutes les qualités d’un chœur qui parvient à tirer son épingle du jeu dans une œuvre qui laisse, pour le reste, la part belle aux monologues.

A la tête de l’Orfeo Orchestra, György Vashegyi montre qu’il maîtrise parfaitement la grammaire classique, assumant les ruptures au sein de la partition et construisant avec intelligence le déroulement dramatique de l’œuvre : il assure que l’action soit régulièrement relancée, soutenue, et que les moments plus introspectifs ne s’appesantissent jamais. Les musiciens jouent avec les couleurs et se saisissent à bon escient des effets figuralistes distillés dans la partition : ils parviennent ainsi à créer des scènes bien distinctes les unes des autres, répondant à une unité tant dramatique que musicale.

Voilà une Phèdre absolument passionnante à découvrir, sans doute parce qu’elle ne tombe pas dans le piège d’imiter des modèles inimitables : un Hippolyte sans Aricie, des vers qui ne sont pas raciniens, mais un sens du tragique intact.

 

 

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Claire-Marie Caussin
Après des études de lettres et histoire de l’art, Claire-Marie Caussin intègre l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales où elle étudie la musicologie et se spécialise dans les rapports entre forme musicale et philosophie des passions dans l’opéra au XVIIIème siècle. Elle rédige un mémoire intitulé Les Noces de Figaro et Don Giovanni : approches dramaturgiques de la violence où elle propose une lecture mêlant musicologie, philosophie, sociologie et dramaturgie de ces œuvres majeures du répertoire. Tout en poursuivant un cursus de chant lyrique dans un conservatoire parisien, Claire-Marie Caussin fait ses premières armes en tant que critique musical sur le site Forum Opéra dont elle sera rédactrice en chef adjointe de novembre 2019 à avril 2020, avant de rejoindre le site Wanderer.

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