Giuseppe Verdi (1813–1901)
Simon Boccanegra (1847, révision en 1881)
Livret de Francesco Maria Piave révisé par Arrigo Boito d'après le drame éponyme de Antonio García Gutiérrez

Direction musicale : Valery Gergiev
Mise en scène et décors : Andrea De Rosa
Costumes : Alessandro Lai
Lumières et vidéo : Pasquale Mari
Adaptation lumières et vidéo pour le Mariinsky II :  Luciano Novelli
Chef des chœurs : Andrei Petrenko
Préparation musicale : Alla Brosterman
Coach pour la langue italienne : Maria Nikitina

Simon Boccanegra : Plácido Domingo
Amelia Grimaldi : Tatiana Serjan
Jacopo Fiesco : Yuri Vorobiev
Gabriele Adorno : Migran Agadzhanyan
Paolo Albiani : Roman Burdenko
Pietro : Gleb Periazev

Orchestre et chœurs du Mariinsky Teatr
Production (2015) du Teatro La Fenice de Venise et du Teatro Carlo Felice de Gênes

Saint Petersbourg, Théâtre Mariinsky, Mariinsky 2, le 16 février 2020, 19h30

Cette production de Simon Boccanegra est bien connue en Italie puisqu’elle est originaire de La Fenice de Venise et du Carlo Felice de Gênes et qu’elle a été présentée encore récemment pour l’inauguration du Teatro Galli de Rimini. La présence comme Boccanegra de Placido Domingo donnait évidemment à cette représentation un caractère particulier, et le triomphe justifié obtenu à la fin est de ceux dont on se souvient. Mais il était bien entouré et bien soutenu par un Gergiev concentré et somptueux. Il y avait en outre une particulière émotion à écouter Boccanegra quelques jours après la mort de Mirella Freni, qui a immortalisé le rôle d’Amelia, sans rivale encore aujourd’hui, et cette soirée nous l’a montré.

 

Décor Acte I

Le hasard a voulu que toute cette semaine pétersbourgeoise ait été marquée par une série de représentations dirigées par Valery Gergiev : on le dira et on le répétera, il faut entendre les chefs et les orchestres dans leur cadre quotidien pour en apprécier au mieux les qualités. Mais ce qui frappe c’est l’extraordinaire homogénéité et l’extraordinaire qualité des forces de ce théâtre dans son ensemble. Chœur, fosse, solistes sont vraiment ce qu’on peut faire de mieux en matière de théâtre de répertoire. Ce qui me frappe et continue de me frapper au fur et à mesure des représentations, c’est par exemple le niveau des chanteurs solistes, même dans des rôles de complément, mais c’est aussi la fréquentation du public, qui chaque soir ne se dément pas, avec des salles pleines, avec des classes de lycée, et un côté bon enfant. Même si les traditionnelles recommandations de fermer les portables laissent de marbre les spectateurs qui au portable ouvert qui prennent des photos à tout va pendant la représentation quand ils ne passent pas leurs communications. C’est presque pire qu’à la Scala…

Ainsi ce Simon Boccanegra est mis en scène par Andrea De Rosa, qui signe aussi les décors. Sa production, qui remonte à 2015, a été originellement prévue pour La Fenice de Venise et le Carlo Felice de Gênes, mais le Mariinsky est aussi entré dans la danse, et c’est donc cette production qui a ouvert le Teatro Galli de Rimini rénové sous la direction de Valery Gergiev.
Le travail d’Andrea de Rosa, par son organisation, par sa manière de gérer les mouvements et d’implanter le décor, ne peut que rappeler la mise en scène de Giorgio Strehler (1971), sans la plagier, c’est en même temps un hommage discret à une production qui reste la référence, mais avec des idées un peu différentes, tant dans la gestion des personnages que dans la création d’un imaginaire, ici explicitement marqué par la mer (et non poétiquement comme chez son illustre prédécesseur), (« il mare » chanté en conclusion par un Boccanegra mourant a la mer toujours en arrière fond) représentant (par de jolies vidéos) à divers moments la côte ligure et une mer tantôt agitée, tantôt colorée, tantôt apaisée et un ciel qui l’accompagne au gré des moments de joie et de crise l’opéra.
C’est d’ailleurs surtout au prologue que Strehler s’impose à nos souvenirs, avec ce mur sombre qui masque toute la scène et le jeu sur la porte du palais. Différence, le spectateur voit la mort de Maria (chez Strehler on la devinait) marquée par un cri plutôt malvenu. Il reste que ce prologue rappelle sans cesse l’illustre production de 1971.
La structuration même des scènes, le fond marin, en constitue une évocation-interprétation-variation. Évidemment pour qui fut spectateur de Strehler, les images se superposent, un peu au détriment de la production actuelle mais soyons justes,  la production tient la route et sait aussi construire ses propres images, comme la scène du conseil :  le doge vieilli est entouré des membres du conseil où il est difficile de distinguer plébéiens de patriciens, comme si tout le monde désormais était à égalité, originalité aussi la manière dont le doge grimpe à un balcon pour haranguer la foule, comme symbole de l’union des génois.

Acte I

Autre moment qui ne peut effacer Strehler, c’est l’apparition de « il mare », la mer qu’appelle Boccanegra mourant, on se souvient que les voiles se levaient chez Strehler laissant apparaître de simples reflets. Ici, les volets d’une structure géométrique se lèvent, laissant apparaître la vidéo d’une mer grise. C’est aussi assez beau, tout en étant une variation sur les effets de Strehler qui restent inoubliés. D’autres moments sont moins bienvenus : était-il utile de faire apparaître çà et là le spectre de Maria, comme pour surligner ce que le spectateur attentif à la musique sait et comprend ?
C’est peut-être plus sur les personnages,  leur aspect ou leur comportement que les choses évoluent. Par exemple, entre le prologue et les trois actes, Fiesco plus vieux de vingt ans, ne vieillit pas, ce qui n’est pas le cas de Boccanegra, comme écrasé par le poids des charges et des ans. De même Paolo Albiani est vu non comme un lâche et veule (souvenons-nous de Felice Schiavi chez Strehler, absolument irremplaçable dans cette silhouette écrasée aux deuxième et troisième actes), mais plutôt comme un soldat à la voix puissante, qui lui non plus ne vieillit pas trop. C’est plus une image de sbire que d’éminence grise un peu maléfique, de même la figure d’Amelia (mais est-ce dû à l’interprète Tatiana Serjan ?) semble plus énergique, plus décidée, moins « poétique » que dans d’autres visions.
Les rythmes aussi sont différents.
Il y a entre le deuxième et le troisième acte une pause qui casse l’action, ou du moins laisse les événements se dérouler dans l’ombre, pour se lever sur la crise quasiment résolue. Dans d’autres visions, et notamment celle d’Abbado aussi bien avec Strehler qu’avec Stein, il n’y avait pas de pause entre deuxième et troisième acte et la musique s’enchainait, donnant une puissance dramatique notable ; on se souvient chez Stein le peuple qui courait dans tous les sens, en une image assez puissante (l’une des rares de cette mise en scène, qu’on peut encore voir à l’opéra de Vienne). La pause ici fait retomber l’action, et met moins l’accent sur la révolte pacifiée que sur les drames individuels.
De fait le choix d’Andrea De Rosa est de travailler plus sur les personnes que sur la fresque épique proprement dite. C’est en effet dans la conduite des acteurs et la manière de traiter les personnages que son travail et le plus original. On lira avec profit à ce propos l’analyse qu’en faisait notre ami Paolo Malaspina rendant compte d’une représentation génoise de cette production (voir le lien ci-dessous).
C’est évidemment sur les aspects musicaux que la curiosité était grande, essentiellement à cause de la prestation de Placido Domingo et de la direction de Valery Gergiev.

 

Placido Domingo et Valéry Gergiev aux saluts le 16 février 2020

Ce dernier à la tête de son orchestre, prend dès le départ un tempo plutôt retenu, en tous cas plus retenu de ce à quoi nous sommes habitués. Tout est parfaitement en place et l’orchestre fait preuve d’une belle maîtrise. La direction de Gergiev assure un son limpide, très empathique, soulignant avec somptuosité les scènes dramatiques, mais n’exagérant jamais les volumes, avec gardant au son un aspect charnu et velouté souvent bienvenu, n‘abusant pas de lenteurs initiales un peu complaisantes. Gergiev est très attentif aux chanteurs, ne les couvre jamais, sait être lyrique, sait aussi souligner sans appuyer les moments dramatiques, marquer les tensions : on connaît les affinités de Gergiev pour Verdi et il montre ici une particulière maîtrise. Bien sûr il nous manque quelques éléments très sensibles dans Boccanegra, comme l’orchestre « qui pleure » lors des « piangi » du duo Fiesco-Boccanegra du dernier acte, mais à part Abbado jadis, qui sait aujourd’hui faire pleurer l’orchestre à ce moment-là ?
Néanmoins, nous sommes sans conteste devant une direction de grand niveau, avec un orchestre d’une rare ductilité, qui sait ménager les effets dramatiques mais aussi dessiner la mélancolie et la nostalgie qui sont si essentiels dans cette œuvre avec des pupitres solistes exceptionnels. Gergiev chez lui est un grand maître.
Le chœur dirigé par Andrei Petrenko est aussi particulièrement bien préparé dans un opéra qui n’est pas si choral (sauf le prologue et la scène du conseil au deuxième acte), énergie, juste phrasé, clarté et puissance.
La distribution manque de peu le qualificatif de « distribution de référence ». Car malgré les failles aux motifs d’ailleurs très divers, la soirée est particulièrement honorable de ce point de vue : Gleb Peryasev, très correct Pietro fait écho au Paolo sonore (un peu trop) de Roman Burdenko, la voix est puissante, et le personnage plutôt jeune, il s’affirme plutôt comme soldat qu’éminence grise et faiseur de rois (ou de doges). Ce Paolo tout d’un bloc, dont on ne voit pas l’évolution, fait perdre beaucoup à l’image du traitre ou du frustré ; et c’est dommage.
Plus gênant encore, le Fiesco de Yuri Volobiev peine à tenir la distance. La voix est plutôt affirmée dans un « Lacerato spirito » initial qui ne fait oublier aucun de ceux qui l’ont chanté, à commencer par Ghiaurov bien sûr, mais pas que (Furlanetto a assuré une représentation début février). On est surpris, dans un rôle qui exige des graves abyssaux d’entendre un timbre un peu plus clair, dans un pays qui ne manque pas de basses de référence. Mais c’est dans le premier et surtout le troisième acte que le personnage n’est pas vraiment dessiné et que la voix ne réussit pas à s’affirmer, notamment dans le fameux duo final avec Boccanegra « piangi » où l’émotion est portée par le seul Domingo.
La surprise elle vient d’un magnifique et étonnant Migran Agadzhanian, un Gabriele Adorno lumineux, au timbre pur, à la voix parfaitement homogène, du grave à l’aigu, avec un aigu soutenu et clair, et un phrasé impeccable : il sait rendre son chant intense et surtout il sait y mettre de l’émotion (son deuxième acte est superbe « un assassino son io ») . Une trouvaille que ce ténor (déjà apprécié à Lyon dans l'Enchanteresse) qui devrait connaître un avenir radieux, car il a tout d’un grand.

Tatiana Serjan, Amelia (ici avec un autre partenaire)
Nous avions laissé Tatiana Serjan à des rôles de colorature dramatique, Lady Macbeth ou Abigaille (encore l’an dernier à Lyon). Avec ses moyens qui ne sont pas indifférents, elle aborde Amelia, qui est un lirico spinto et cela ne colle pas vraiment. La voix est grande, mais le style manque de fluidité et de cette poésie qui fait tout le prix du rôle. Ce n’est ni une question de technique ni de qualité, mais de couleur. Nous n’entendons pas Amelia. Sans remonter à Freni, irremplaçable et inoubliée parce qu’inoubliable, ce que Mattila avait su si bien faire avec Abbado à Salzbourg, Serjan n’y arrive pas, malgré quelques moments réussis, comme le final de son premier acte. Serjan est une très belle chanteuse, mais pas vraiment une Amelia qu’elle n’arrive pas à rendre vraiment émouvante.

Domingo dans la même production, précédemment

Et puis il y a Domingo, qui ne sera jamais un baryton, mais qui est un immense interprète. Il y a quelques années j’avais pu entendre son Simon à Berlin avec Barenboim, mais il ne m’avait pas à ce point séduit. Domingo on l’aime en scène parce qu’il garde ce timbre unique qui a charmé notre jeunesse (en 1973, ma première fois…). Aujourd’hui, les prestations sont quelquefois irrégulières, le timbre quelquefois légèrement voilé, mais aussi bien Germont à Vérone cet été (voir notre article) que ce Boccanegra laissent rêveur.

D’abord, Domingo sait ce qu’il chante : il a les accents, le phrasé, le style, la clarté et l’expression est d’une incroyable vérité. Il touche au cœur, parce qu’il est le personnage. Ensuite, il sait colorer, sans rendre barytonale une voix qui ne le sera jamais et possède une présence scénique unique, on n’a d’yeux que pour lui. Au prologue notamment, il est méconnaissable de jeunesse… La scène le stimule et le transfigure. Et évidemment toute la représentation est ainsi portée par cet artiste hors normes, impossible à classer, qui continue d’étonner et qui n’est jamais ridicule. On a des exemples de moments pénibles avec des chanteurs qui « ont passé l’âge ». Pas ici. Il reste immense, et la voix avait une puissance et une clarté singulières, en plus dans un théâtre à l’acoustique favorable.
Soirée mémorable, encore à cause de lui, mais aussi d’une ambiance, d’une direction musicale de haut niveau. Ce soir, un ténor magnifique au soir de sa carrière voisinait un autre ténor à l’aube… Alors ça valait le voyage.

16 février 2020 : Tatiana Serjan, Placido Domingo, Migran Agadzhanyan
Avatar photo
Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

Autres articles

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici