Christoph Willibald Gluck (1714–1787)
Iphigénie en Tauride (1779)
Livret de Nicolas François Guillard tiré de la tragédie homonyme de Claude Guimond de la Touche

Direction musicale : Gianluca Capuano
Mise en scène : Andreas Homoki
Décors : Michael Levine
Lumières : Franck Evin
Chef des chœurs : Janko Kastelic
Dramaturgie : Beate Breidenbach
Iphigénie : Cecilia Bartoli
Oreste, Iphigénies Bruder : Stéphane Degout
Pylade, ami d'Oreste :Frédéric Antoun
Thoas, Roi de Tauride : Jean-François Lapointe
Diane : Birgitte Christensen
Femme Grecque : Katia Ledoux
La jeune Iphigénie : Noelia Finocchiaro
La jeune Oreste : Andres Wittmann
Orchestra La Scintilla
Chor der Oper Zürich
Figurants de  l'Opernhaus Zürich
Zurich, Opernhaus, 2 février 2020, 19h

Gluck n’est pas si fréquent à Zurich et je crois même qu’Iphigénie en Tauride n’y jamais été représenté (à vérifier cependant).  Voilà donc une production très attendue, d’abord à cause de Cecilia Bartoli, chez elle à Zurich et d’une distribution remarquable puisqu’elle est entourée de Stéphane Degout et Frédéric Antoun. En fosse, Gianluca Capuano à la tête de la formation baroque du Philharmonia Zurich, l’orchestra La Scintilla et Andreas Homoki, Intendant de Zurich pour la mise en scène, aux lignes essentielles, sans concessions, mais dont le parti-pris détermine aussi des choix musicaux. Une soirée de toute manière exceptionnelle surtout musicalement.

Le dispositif, théâtre dans le théâtre

Comment interpréter et faire sonner Gluck ? Question vaste et complexe. Gluck en effet est à la fois un inventeur musical et dramaturgique, désirant faire de l’opéra une traduction moderne de la tragédie grecque et donc débarrassant le genre des caprices des chanteurs, de tout ce qui pouvait être décoratif, et de tout ce qui à l’opéra pouvait distraire du drame. Il en résulte une musique austère, somptueuse, mais sérieuse (même s’il a aussi écrit des opere buffe). Il ouvre une lignée qui évidemment aboutit à Wagner, lui aussi désireux de retrouver quelque chose de la tragédie grecque dans le drame de l’avenir : il suffit de saisir le sens de la construction du théâtre de Bayreuth.

Les sujets de Gluck sont donc pris dans la mythologie, les livrets empruntés à la production tragique de l’époque (il ne faut jamais oublier que, même si aujourd’hui l’étude de la tragédie se limite au XVIIe, il se représente des tragédies en nombre dans tout le XVIIIe et jusqu’aux années 1830, dont de nombreuses servirent d'ailleurs de sujets d'opéras devenus plus célèbres que leur source. Gluck travaille donc sur les adaptations contemporaines des histoires mythologiques qui sont le fonds culturel des classes aisées, consommatrices de théâtre et d'opéra.
Rappelons rapidement les circonstances du drame : Iphigénie qu’Agamemnon son père devait sacrifier pour que les vents soient favorables aux grecs partant pour la guerre de Troie, a été au dernier moment soustraite au sacrifice par la déesse Artémis (Diane), elle se retrouve en Tauride (la Crimée actuelle), prêtresse d’Artémis, dans un territoire où règne Thoas, qui a appris par un oracle  qu’il serait tué par un étranger.

Oreste (Stéphane Degout) assailli par les Euménides

Alors, il condamne à mort tous les étrangers qui abordent le rivage.
Mais voilà que surgissent, rejetés par une tempête, Oreste devenu errant et cherchant à échapper à la culpabilité née du meurtre de sa mère Clytemnestre, et son ami Pylade, automatiquement condamnés à mort par Thoas. Tout le monde cache son identité, mais Oreste sans se dévoiler rapporte à Iphigénie la nouvelle de l’assassinat d’Agamemnon et du meurtre de Clytemnestre par son fils, et les seules survivantes à Mycènes restent Electre et Chrysothémis.
Iphigénie est épouvantée de tant de sang, et finit par obtenir que la déesse accorde la grâce à l’un des deux voyageurs, c’est Pylade qui après un duo où les deux amis se disputent le privilège de mourir,et donc de sauver l'autre, est désigné pour être sauvé et repartir vers Mycènes. Mais au moment de sacrifier Oreste, Iphigénie entend celui-ci murmurer « Ainsi tu péris en Aulide, Iphigénie, ô ma sœur ! »
Et découvre en l’étranger son frère Oreste…
Diane touchée interrompt le sacrifice, Pylade n’était pas parti, tue Thoas, et les deux amis (dans l'opéra accompagnés d'Iphigénie) pourront repartir vers Mycènes et Oreste est pardonné par les Dieux d’avoir tué sa mère.

Iphigénie (Cecilia Bartoli) face à l'image d'Oreste jeune (Andres Wittman)

Le destin d’Iphigénie est divers selon les légendes, elle est souvent assimilée à Artémis, et on retrouve un « tombeau d’Iphigénie » près du très bucolique petit sanctuaire de Brauron, à une soixantaine de Kilomètres au nord d’Athènes.
Une fois de plus, se pose (avec Artémis – comme avec Apollon et Dionysos d’ailleurs – ) la question des origines asiatiques, ou orientales d’une partie du Panthéon grec. Ces aventures lointaines d’Iphigénie marquent évidemment les origines d’Artémis, dont le grand temple est à Éphèse, en Asie mineure, et la confusion entre Iphigénie et Artémis cache aussi dans cette histoire de sacrifice à Aulis quelque part le « sacrifice de l’étrangère », tout comme la règle instituée par Thoas de tuer les étrangers échoués sur le rivage. La mythologie transforme, adapte, réécrit les phénomènes historiques pour leur donner une logique, mais on sait que la Grèce a subi des invasions de peuples qui se sont ensuite installés (les doriens par exemple) et que, comme dans tous les espaces géographiques, la question des migrations et de l’identité s’est posée et s'est traduite dans la religion et la mythologie.
Toutes ces légendes lointaines, extérieures à la Grèce (Iphigénie en Tauride, Médée en Colchide, la Géorgie actuelle) recouvrent évidemment des réalités historiques, des luttes d’influence, des invasions.

Iphigénie (Cecilia Bartoli) et ses tempêtes intérieures

Ceci posé, Iphigénie est prêtresse d’Artémis, chargée de veiller à la pureté du culte, et elle cache son identité. Le drame d’Iphigénie en Tauride, c’est évidemment le drame des origines, Iphigénie a laissé Agamemnon et Clytemnestre et ne sait rien de la suite de l’histoire, et Oreste est l’instrument du destin. Tous deux vont « disputer à une fatalité virtuellement écrasante un destin qui n’appartient qu’à eux », ce qui est la définition du héros tragique.
Il s’agit donc d’une tragédie sombre, même si le deus ex machina final chez Gluck fait retourner Iphigénie à Mycènes comme si les Atrides allaient enfin vivre tranquille, être heureux et avoir beaucoup d’enfants. Mais les légendes ne disent pas grand-chose du sort d’Iphigénie, probablement contrainte de continuer de servir Artémis.  Iphigénie devient malgré elle une héroïne tragique quand elle apprend le sort de sa famille (avec la malédiction des Atrides qui la poursuit). Mais les destins se sont accomplis : Thoas est mort sous les coups de Pylade, le "père" de substitution tué par l’ami fraternel d’Oreste, comme si désormais chacun avait son lot de sang.

La mise en scène d’Andreas Homoki a voulu montrer un univers clos dans lesquels les personnages sont enfermés, sans aucune perspective. Une boite noire traversée par de vives lumières qui semblent des éclairs, où les tempêtes qui surgissent (et ce dès la symphonie initiale) sont d’abord des tempêtes sous un crâne. De cet univers uniformément noir, où le chœur indistinctement est tour à tour chœur des prêtresses, mais aussi chœur des Euménides (les yeux bandés) qui assaillent Oreste. Dans ce monde indistinct de la psychè, les personnages vivent dans le noir et broient littéralement du noir.
L’œuvre commence par un cauchemar d’Iphigénie, où celle-ci voit son père ensanglanté, sa mère l’armer contre Oreste dont elle perce le sein. Un rêve prémonitoire de la vérité terrible des Atrides, qu'Homoki représente par des ombres blanchâtres en costumes XVIIIe qui tranchent avec l'ambiance et isolent ainsi le monde des rêves ou des fantasmes : on verra ainsi Clytemnestre et Agamemnon, où Clytemnestre est aussi Diane et Agamemnon aussi Thoas, instituant ainsi une relation psychanalytique entre les dépositaires de l'autorité qui étouffent Iphigénie, qui ne peut exercer aucune liberté sinon celle du rêve. Ce jeu d'équivalences souligne à la fois le souvenir d’un père qui l’envoya à la mort et les quinze ans qu’elle vient de passer en Tauride, étouffée par Thoas et Diane, parents de substitution, et elle se voit aussi, enfant, avec son frère Oreste, évidemment prémonitoire de ce qui va se passer.
« J’oubliais en ces doux moments,
Ses anciennes rigueurs et quinze ans de misères. »
La vie d’Iphigénie n’est donc pas sereine, et les éclairs qui traversent la scène en sont le témoignage.
Le décor conçu par Michael Levine est à cet égard assez habile : il s’agit d’une sorte de grotte sans fin où les personnages sont piégés, un univers uniformément sombre et noir, mais dont la structure en perspective fait évidemment référence aux décors en toile peinte et en perspective de l’opéra baroque. On est donc dans un univers abstrait, mais qui renvoie inévitablement à des références concrètes. Il a conçu des costumes uniformément noirs sauf pour les deux étrangers Oreste et Pylade, taches plus claires, venues du monde du jour, et pour les fantômes qui hantent Iphigénie, Agamemnon-Thoas, Clytemnestre-Diane, Oreste et Iphigénie enfant, habillés et perruqués en costumes XVIIIe, comme pour évoquer une autre réalité, une sorte de monde contemporain de l’Iphigénie de Gluck, un monde autre en tous cas, pour le théâtre intérieur du personnage.
Il s’agit de projeter ce rêve, cette image mentale issue d'un univers qui ressemble presque à celui des contes sur un personnage comme distancié qu'est cette Iphigénie tout de noir vêtue.
Du coup, l’espace de jeu est réduit, voire étouffant quand il est rempli par le choeur (presque toujours présent, comme dans les tragédies) mais traversé par des éclairs ou des rais de lumière (beaux éclairages de Franck Evin) qui sont tout aussi bien « la possibilité d’une île »  , la possibilité lumineuse d’en sortir, mais aussi les déchirements intérieurs des personnages.
Iphigénie qui vit sa misère et sa solitude, sans but, terriblement éloignée des siens, et puis Oreste et Pylade, symboles de jeunesse, d’amour, et condamnés à mort, vers lesquels elle est irrésistiblement attirée, taches claires dans cet univers sans issue et sans relief, une caverne sans les ombres de la vie (sauf quand Pylade ou Oreste sont sous la lumière et renvoient une possible image d’espoir) sans aucun reflet, sans feu.
On sait ce que le théâtre doit au mythe de la caverne, mais cette caverne est close, sauf lorsque Oreste et Pylade sont pris dans la lumière et projettent des ombres, seul signe lumineux dans une ambiance où il y a volontairement peu d’effets, et une violence contenue entre les personnages, avec le chœur, omniprésent qui remplit et étouffe l’espace. C’est un théâtre abstrait, un théâtre intérieur qui illustre l’état d’âmes d’Iphigénie et explique sa misère. Sans être une mise en scène éblouissante d’invention, le travail de Andreas Homoki est rigoureux et rend parfaitement l’univers tragique, l’absence de futur, la misère et l’infinie tristesse du personnage, enlevée au poignard paternel, mais jetée dans une autre prison, celle de Tauride, où elle doit obéir à deux autorités absolues, celle de la déesse et celle de Thoas, autre image de « père »  et de « mère ». Oreste et Iphigénie sont deux prisonniers du passé.
Dans cet univers, chacun cache sa véritable identité et personne ne se parle vraiment, alors que dans la tragédie la parole est performative, la seule parole performative, non chantée mais parlée, sera, on l’a dit, « Ainsi tu péris en Aulide, Iphigénie, ô ma sœur ! ».

Le moment où tout bascule, l'intervention de Diane (Birgitte Christensen) interrompt le sacrifice d'Oreste (Stéphane Degout) par Iphigénie (Cecilia Bartoli)

Car le choix a été très clair de couper les récitatifs, et de se concentrer sur la musique, succession d’airs et d’ensembles, de lamentations, de monologues où les seuls qui osent se regarder ou se toucher sont Oreste et Pylade, seule flaque d’amour dans cet univers-repoussoir, un univers de deuil comme si seul le deuil pouvait refléter tout le sang versé et à verser et l’absence d’issue.
Mais en coupant les récitatifs, et surtout en refusant l’entracte, aussi bien Homoki que Capuano ont voulu une forte concentration dramatique, avec une durée qui avoisine celle d’une tragédie grecque (environ 1h40), et donc une action qui puisse courir vers sa fin et sa résolution, manière d’augmenter la tension que les récitatifs auraient inévitablement relâchée. On a longuement abordé dans un article précédent la question du travail sur les livrets et des adaptations scéniques. Si l’on n’a pas là le Gluck authentique et complet, on a une véritable tragédie lyrique, très articulée, car on a rarement l’impression de numéros qui se succèdent sans lien, ce qui était l'écueil inévitable.
Ainsi donc, Homoki provoque exactement le sentiment tragique d’étouffement, et de désir d’ailleurs, désir d’accomplir son propre destin. Iphigénie hésite à sacrifier celui qu’elle ne sait pas être Oreste, mais dès qu’elle apprend son identité, elle refuse d’accomplir ce qu’elle doit. Elle se place donc en opposition. Elle est refus

Physiquement, elle crée une distance entre elle et les autres, comme si elle était en quelque sorte une « intouchable », tandis qu’à l’opposé, Homoki montre une relation forte, particulièrement tactile (il parle lui-même d’homo-érotisme), remplie d’une vraie tendresse qui fait respiration dans cet univers étouffant, c’est la relation Oreste-Pylade l’oxygène de l’œuvre.
La dernière image est évidemment très pessimiste : alors que Diane est intervenue, que « tout est bien qui finit bien », qu’Oreste et Pylade partent vers des aventures mycéniennes, Iphigénie, qui devrait les suivre, reste prisonnière de son espace et ne les accompagne pas, comme si son destin était d’expier cette faute qu’elle n’a pas commise et d’être l’éternelle perdante condamnée à cette vie sans amour ni bonheur.

Ainsi donc le travail d’Homoki a quelque chose de radical, qui porte le pessimisme du drame où l’on devine qu’évidemment nous est montré l’espace mental d’Iphigénie, une sorte d’exil intérieur que même les retrouvailles avec Oreste n’ont pas interrompu. C’est, semble nous dire Homoki, Iphigénie qui portera désormais seule la culpabilité des Atrides et qui la paiera de sa solitude : de ce personnage qui dans la mythologie reste secondaire et assez peu connu (par rapport à Oreste et Electre par exemple), il en fait la dernière dépositaire de la malédiction des Atrides, elle qui a été d’emblée éloignée de la scène de crime. Glaçant.

aA ces choix scéniques correspondent des choix musicaux aussi nets sinon radicaux. La présence de l’Orchestre La Scintilla en fosse détermine des sons évidemment plus secs, plus brutaux, et un rythme différent. L’orchestre lui-même est tout à fait extraordinaire, avec des cordes de tout premier ordre ; on s’en aperçoit notamment dans les moments de retenue ou ceux où les personnages traversent des moments de tristesse et de mélancolie, où la musique réussit à accompagner presque comme un continuo les lamentations ou les méditations scéniques.
Gianluca Capuano, a opté pour une direction nerveuse, vive, sèche, particulièrement dynamique : il a voulu montrer comment le langage de Gluck était éloigné de ce qu’on entend parfois, une sorte de solennité froide, de somptuosité glacée. Profitant de l’absence de récitatifs et d’une « masse compacte » de musique, il a travaillé sur la variation, sur les ruptures, brutales, entre moments dynamiques et moments plus lyriques, voire plus mélancoliques. Il y a des moments où il atténue l’orchestre jusqu’au fil sonore (c'est très sensible dans les interventions de Frédéric Antoun, un Pylade tout en tendresse où la présence de l’orchestre est suave, douce, sans ruptures, tout en fluidité. Mais on passe brutalement à des interventions du chœur, toujours fortes, ou le rythme s’accélère. Cette variation des rythmes et des ambiances, accentuée par la succession de musique sans interruption aucune, donne à Gluck une incroyable vivacité : si le plateau est noir, sombre et funèbre, la vie totale est à l’orchestre, qui propose un Gluck repensé, complètement inhabituel, loin du classicisme de « fleur heureuse » comme dirait Sainte-Beuve, mais au contraire un classicisme presque racinien, fait de déchirures, d’anacoluthes et de ruptures de construction ou de tempo. Et Capuano mène son orchestre à un train soutenu, mais toujours en cohérence avec la scène qu’il ne quitte jamais de vue. Un magnifique travail qui certainement tranche avec le Gluck qu’on a l’habitude d’entendre, maestoso et quelquefois compassé. Cela donne un Gluck inventif, d’une couleur quelquefois presque vivaldienne, mais sans la superficialité de Vivaldi, on comprend en écoutant Capuano ce que Rossini et Berlioz, mais aussi Wagner avaient perçu du génie de Gluck. Ce n’est ici jamais ennuyeux, toujours clair, toujours limpide, mené à un train d’enfer (c’est le cas de le dire tant ce décor ressemble à une bouche d’entrée des enfers – et n’est-ce pas un enfer pour Iphigénie ? – ). Un magnifique exercice de style, qui mène Gluck là où on ne l’attend jamais, quitte à prendre à revers un public qui a d’autres habitudes d’écoute du Maître bavarois.

Somptueux aussi le chœur préparé par Janko Kastelic, violent, puissant, aux interventions fréquentes, d’autant plus impressionnantes dans la cage de résonance constituée par le décor, dans une salle, on le sait aussi, aux dimensions moyennes.
Mais surtout, il n’y aucune erreur de distribution, à commencer par voix fraiche et puissante de la Diane de Birgitte Christensen, qui sera Iphigénie dans les dernières représentations, dont la voix claire de soprano tranche avec celle de Bartoli, elle composera sûrement un tout autre personnage. Mais les brèves paroles prononcées en fin d’opéra sont bien scandées et montrent une chanteuse intéressante.
Le Thoas de Jean-François Lapointe est puissant, avec la brutalité voulue de souverain en fait jamais absent, comme surveillant de loin les choses ; la voix est claire, bien projetée, et s'impose avec un beau timbre ; belle prestation.

Stéphane Degout (Oreste) et Frédéric Antoun (Pylade), intrusion de la tendresse dans ce monde mortifère

Frédéric Antoun en Pylade a été le plus délicat, le plus tendre, le plus sensible ;  son air d’adieu « Unis dès la plus tendre enfance » est simplement bouleversant. Antoun a une voix claire, une diction impeccable, une intelligence du texte rare et un art de moduler sur la parole qui époustoufle. Son chant est sans accrocs, plein de couleurs, et particulièrement senti. La mise en scène de la relation entre Oreste et Pylade tout en montrant fortement la relation d‘amour qui existe entre eux, reste d’une certaine manière pudique, préférant les mouvements des corps, la manière de se lover l’un dans l’autre, plus que des gestes directement sans équivoque. Ici, l’amour est comme transcendé, porté par ces corps qui ne peuvent qu’être ensemble, comme ces voix qui s’entrelacent avec une telle justesse.

Stéphane Degout (Oreste)

Stéphane Degout est évidemment un Oreste exceptionnel. Ce qui frappe toujours chez lui, c’est le poids du mot, la manière de le lancer, de le projeter, de le prononcer avec une rare élégance. La voix ne semble jamais se forcer, et la projection et le contrôle sont tels qu’on entend tout parfaitement, sans que jamais il ne donne l’impression de surjouer, de surchanter. C’est parfaitement équilibré, et d’une rare poésie, mais aussi d’une forte expressivité. C’est là l’étonnant dans cette manière d’aborder le rôle : c’est élégant mais jamais « joli » pour être joli, Degout donne la priorité à l’expression, à la couleur, au contact direct avec l’émotion. C’est pourquoi ce chant d’une humanité rare émeut immédiatement. Le couple Oreste-Pylade, tel qu’il est voulu par la mise en scène, est vraiment l’introduction de l’amour et de la tendresse dans un univers qui en est dépourvu. Leur manière de bouger, de se projeter, de se chercher est un rayon de lumière dans ce monde où l’obscurité domine. On comprend qu’ils soient condamnés à mort, parce qu'ils respirent la vie, le cœur, l’âme, dans un monde mortifère qui les nie : ils sont insupportables dans cet univers.. Et Homoki fait bien comprendre comment cette intrusion est pour Iphigénie dérangeante, parce qu’ils expriment extérieurement ce qu’elle se contraint à vivre à l’intérieur. Ce sont des âmes offertes.

Et puis il y a Cecilia Bartoli, qui fait montre de ses qualités de jeu habituelles, c’est à dire exceptionnelles. Elle non plus n’est jamais forcée ou exagérée, et elle montre une fois de plus une incroyable sensibilité et confirme ses dons de tragédienne. Vêtue en veuve éternelle, elle vit tout de l’intérieur où les éclairs et l’orage règnent. Les gestes sont quelquefois timides, maladroits, d’autres fois plus brutaux. Elle affiche sans cesse les déchirures du personnage, ces déchirures qu’Homoki ne cesse de montrer par les fissures du décor, qui sont fissures du personnage.
Quant au chant, il est vigoureux, mélancolique, souvent plutôt intérieur (Et Capuano la suit comme si l’orchestre prolongeait la parole). Avec des aigus triomphants et un spectre large et homogène du grave à l’aigu. Une seule petite réserve : elle qui parle un français parfait et sans accent, son phrasé français n’est pas toujours ce qu’on souhaiterait et la diction, notamment dans les parties plus rapides n’est pas toujours claire, en revanche elle aussi , comme Degout, donne au personnage une humanité et une présence incroyables, dans ce théâtre idéal pour elle. Elle triomphe, et c’est pleinement mérité, parce qu’elle offre des moments rares où elle s’offre ; elle se donne complètement, et on sent combien le rôle a été étudié et travaillé.
Par les options choisies assez inhabituelles, ce Gluck-là vibre, énergique, dynamique, quelquefois heurté et quelquefois lyrique, quelquefois rêche et d’autres fois d’une rare suavité.. Capuano emporte l’orchestre dans une incroyable dynamique, avec des chocs, des ruptures mais en soulignant un Gluck tourné vers le futur, tout en sonnant « baroque ». Et il y a entre le plateau, la fosse et la mise en scène une grande cohérence : le travail d’Homoki par son rythme, par les mouvements très étudiés, souligne en même temps la qualité et la justesse du travail musical. Grande et belle soirée.

Scène finale : Intervention de Diane (Birgitte Christensen), à gauche Cecilia Bartoli (Iphigénie) et à droite Oreste (Stéphane Degout)
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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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2 Commentaires

  1. Capuano m'a fait le même effet que Alarcon dans les Indes à la Bastille une couleur italienne totalement hors de propos. Un non respect des cadences, c'est très joli, mais pour moi totalement hors sujet.
    Degout admirable chanteur n'aurait il pas cependant tendance à nous faire l Hamlet de Adam un peu trop souvent…
    Ceci dit très belle soirée, une de plus à Zürich.

    • Hengelbrock au théâtre des champs Élysées avait été infiniment plus transparent et clair et de ce fait Degout plus émouvant et moins chargé.

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