Programme

30 octobre 2019

L.v.Beethoven,
Sonate n°2 en la majeur, op. 2 n°2
Sonate n°17 enmineur, op. 31 n°2
Sonate n°10 en sol majeur, op. 14 n°2
Sonate n°26 en mi bémol majeur, op. 81 

1er novembre 2019

Beethoven, Sonate n°5 en ut mineur, op. 10 n°1
Sonate n°11 en si bémol majeur, op. 22
Sonate n°19 en sol mineur, op. 49 n°1
Sonate n°20 en sol majeur, op. 49 n°2 ;
Sonate n°23 en fa mineur, op. 57

Daniel Barenboim, piano

Philharmonie de Paris, Grande Salle Pierre Boulez, les 30 octobre et 1er novembre 2019

Aux cinquième et sixième stations (voir ici pour les deux premières et ici pour les troisième et quatrième), le barde beethovénien rappelle qu’il n’est pas une assurance tous risques. Ce n’est pas une découverte : ses cycles ont toujours eu leurs hauts et bas, que le direct élève ou abaisse d’autant. L’inintérêt de ces remarques introduit néanmoins à l’idée que chez Barenboim, le caractère presque exceptionnellement prévisible des degrés de réussite (au piano comme à la direction) tient à la force de structure qui articule ses qualités (et ses limites) interprétatives avec les oeuvres elles-mêmes. Cette force donne à ses grandes leçons d’interprétation cet accent évangélique, substrat d’une sorte de parallélisme de formes entre le texte et son énonciation, dont les nécessités paraissent alors se fondre. Tandis que quand ces formes ne s’épousent plus, ce qui reste est l’impression de volontarisme ou de recherche d’effet. Au point que le premier cas les insuffisances du piano peuvent presque se changer en forces et dans le second paraître d’autant plus criantes.

Même si avec Barenboim, les choses sont plus souvent blanches ou noires qu’avec d’autres, il reste bien évidemment de la place pour des nuances de gris. Depuis le début du cycle, les petites sonates tendent à flotter dans une zone où le sens de la forme du pianiste semble manquer d’espace pour se déployer pleinement (alors que la marque de certains très grands, Backhaus, Serkin, Grinberg et Guilels notamment, est d’avoir touché au cosmique dans les sonates n°9–10, 19–20, 24–25), sans qu’on puisse pour autant nier que Barenboim y évite toute tendance décorative ou anecdotique. Mais sa manière de prendre la parole tend, plus que dans ses premières tentatives, à forcer la décision, à créer de l’enjeu rapide plutôt que de développer l’espace du discours et de l’affectivité : bref, à faire ce qu’il sait faire partout, théâtraliser la forme, même quand il ne s’y prête que peu, la scène étant trop petite. Son opus 79, l’an dernier, avait ses moments, mais trahissait son manque de préparation, dans l’approximation du mouvement lent, monté et remonté à l’envers. De même, dans l’opus 14 n°2, l’oubli presque complet de la deuxième variation du II suggère que Barenboim a encore pêché par excès de confiance dans son oreille hors du commun, et surtout à l’inspiration du moment – qui s’est avérée ne pas être terrible. Certes, l’allegro initial, où il a laissé quelques témoignages appréciables, a ses moments de charme, essentiellement dans le développement et, bien sûr, dans la modulation de la réexposition. Mais le charme supérieur, celui de la longueur de phrase qui unifie chaque grande section du mouvement, manque à l’appel. Ce serait différent, sans doute, si l’on avait ici le piano le plus soigné et élégant de Barenboim, en particulier dans les tendres tierces redoublées : celles-ci, à l’image des autres éléments du matériau, manquent tant de précision que de chaleur. Le scherzo sera plus convaincant, Barenboim y soignant mieux les petites gammes, et le chant profond de l’idée secondaire. 

Le lendemain, les opus 49 ressortissent au même registre de la demi-réussite, ou de la réussite virtualisée. Ici, un schéma se reproduit d’une sonatine l’autre  : le premier mouvement cède à l’anecdotique quand le suivant est plus soigné. On peine à sentir si Barenboim est plus convaincu de l’intérêt des uns que des autres, mais un indice est tout de même que les premier mouvements des opus 49 auront été les seuls du cycle, après 21 sonates, où la reprise n’a pas été observée. Il y a sans doute des arguments en faveur de ce choix, le plus évident étant que la quantité de tension harmonique nourrissant le modeste matériau, ou si l’on préfère la densité de discours, est trop limitée pour rendre une double écoute assez intéressante. Mais quand on fait tenir comme Barenboim l’interprétation par la force de caractère donné aux éléments d’articulation du discours, une contrepartie automatique des suppressions de reprises est de neutraliser les mesures qui suivent la barre de reprise, et de diminuer encore la tension de structure de tout ce qui suit, de sorte que les mouvements (en particulier celui de la sonate en sol majeur et son développement mineur) paraissent s’écouler sur une surface discursive plane – ce qui, à coup sûr, ne convient guère à ce piano qui n’a plus que la joliesse, certaine, de sa sonorité pour maintenir l’attention. La fantaisie, l’esprit, l’élégance des rondos, la subtilité de leur caractère parfois doux-amer, sont certes mieux valorisés.

Autre esquisse de belle interprétation, l’opus 2 n°2 – une sonate qui a plutôt réussi à Barenboim au fil de ses intégrales – convainc elle aussi au fur et à mesure de son avancée. Le premier mouvement, révélateur de très grands styles pianistiques, l’est aussi, cruellement, de fragilités. Ses grandes gammes fusées, ses jeux variés de textures, ses trilles… réclament non seulement des gestes propres et supérieurement contrôlés, mais aussi et surtout une stabilité rythmique et une profondeur de pulsation exceptionnelles. Ce sont surtout ces dernières vertus qui manquent pour unifier le riche matériau, et poussent Barenboim à en rajouter dans le "barenboimisme" : l’extraordinaire transition pseudo-monodique entre les deux thèmes principaux (le geste le plus personnel, audacieux et en rupture stylistique qu’ait sans doute composé le jeune Beethoven) est valorisé à l’extrême, avec force rubato et variation dynamique, effet de retard sur la dissonance en plus du fp, mais la prévisibilité du procédé ne se soutient pas d’une puissance suffisante dans l’assertion des deux idées reliées (d’autant que réapparaît sur le second thème le problème d’écrasement du timbre quand l'accompagnement et la mélodie sont concentrés à haute densité au milieu du clavier, déjà noté plusieurs fois au cours du cycle). La suite sera nettement plus gratifiante, la science de l’attaque de note et de la mise en tension agogique de Barenboim opérant parfaitement dans le II (quoique, encore, d’une manière peut-être trop prévisible, trop facile pour lui), et les deux derniers mouvements se parant de tout le charme espéré.

Ce n’est pas donné à tout bon pianiste passant par là de réussir ce rondo dont l’empilement de traits d’agréments, ou des modulation arpégées concertantes, loin d’être décoratif, survalorise l’aspect conventionnel, en le prenant dans un jeu plein d’esprit de stylisation du style, où l’ironie parvient paradoxalement à magnifier la révérence à la tradition, tout en insérant un élément proprement beethovénien (l’épisode en fa dièse mineur) qui devait, en son temps, sonner de manière non seulement dramatique, mais profondément allogène. Cette manière de solidifier le ciment esthétique de bonne société tout en le provoquant, en le remettant en question, rencontre ici son chantre. C’est dans ce genre de défi que Barenboim redevient grand styliste de l’interprétation, qu’il se place dans la disposition d’esprit du texte même, et que celui-ci semble canaliser sa propre tendance à la mise à distance didactique. Rien n’est didactique ici, et tout est gourmandise classieuse, les enjeux de structure et d’esthétique sociale se diffusant aux dialectiques proprement instrumentales à l’oeuvre (entre legato candide, conforme, et staccato sardonique, perturbateur) , entre conduite mélodique et transitions purement harmoniques, éléments individualisés et intégrés). La force d’articulation de la forme du rondo-sonate, comme on l’a déjà constaté dans le finale de l’opus 31 n°1, est peut-être, aujourd’hui, celle qui se transmet le mieux à son jeu. Dans celui-ci, ce n’est pas le monument qu’ont pu édifier un Schnabel ou un Guilels, mais c’est du meilleur Barenboim, est c’est encore très au-dessus du tout venant. 

Le moins bon Barenboim beethovénien, et ce n’est pas vraiment une nouveauté, c’est celui de la sonate en mineur. Le profil interprétatif que l’homme-orchestre a développé à l’échelle de toute sa carrière et de son gigantesque répertoire est assis tout entier sur la théâtralité de la relation articulatoire. Dans le répertoire classique et du premier romantisme, cette science de l’articulation passe par la mise en relief expressive, dynamique, rythmique de la tension tonale, de la dissonance de structure personnifiée dans un événement local. Quand le style et le langage évacuent cette tension, Barenboim sait se faire maître de l’articulation extérieure au flux harmonique, par la caractérisation de la transition, de la narrativité inscrite dans le matériau (Wagner), dans la relation de la couleur, du rythme et de la structure (Schoenberg, le Boulez des Notations). Ce sont aux marges de ces grands courants de la stylisation du langage que sa manière rencontre moins souvent matière à briller. Les combinaisons des formes classiques et de la cumulation narrative (Tchaikovsky), ou des mêmes avec des blocs formels à nu, juxtaposant leurs irrésolutions (Bruckner), montrent presque systématiquement ses carences à la direction, tout comme celles liées à une intégration de la tension temporelle à des enjeux de surface sonore (Debussy, le Boulez de Sur Incises). Barenboim semble donc sûr de lui quand les transitions sont évidentes et écrites comme telles, ou quand tout est – explicitement – transition ; il cesse de l’être quand les transitions sont absentes ou sous-jacentes, ou quand le mouvement devient si diffus et continu que l’absence de repères annule la fonction articulatoire du changement d’état. C’est la subjectivité radicale, et d’ailleurs assumée, du rapport au temps qu’impose le geste interprétatif barenboimien, qui le rend précaire quand la dépendance à la possibilité d’articuler le cours du temps se fait trop patente.

Or, la singularité absolue de la Tempête est de ressortir précocement à une multitude d’enjeux qui seront, quasiment, tous ceux-là : mais elle fait en s’inscrivant dans le langage classique, et plus encore, dans l’accent, le contours expressif proprement beethovénien. Elle constitue en un sens les prémices de la dimension fragmentaire de son dernier style, involution réflexive du classicisme sur lui-même. Mais le ton adapté, la dialectisation du retrait et de la neutralité avec l’engagement subjectif, Barenboim parvenait à les dégager des irrésolutions, des apories de discours du mouvement lent de l’opus 106. Dans l’opus 31 n°2, il tente de tirer à toutes forces, comme il l’a toujours fait, la structure vers l’accent et le discours héroïques du Beethoven des années 1800. Il le fait selon ses procédés éprouvés d’étirement théâtral de la tension harmonique en vue de maximiser l’effet conventionnel, historiquement déterminé (devenu ainsi subjectif, et atemporel) de la résolution. Mais la Tempête, dans son ensemble, et dans son premier mouvement en particulier, contient tellement de mises en tension et si peu de résolutions (qui sont en général comme dévitalisées, éteintes par anticipation) que chaque effort de cette sorte fourni par Barenboim produit moins d’effets de discours qu’il n’en annule, et finalement affaibli structurellement l’expressivité du texte. Son premier mouvement ressemble, au fond, à sa direction brucknérienne : l’opposition de blocs d’immobilité ou d’agitation, maximisée, paraphrasée, figure un schématisme, un pseudo-achèvement de contraires dynamiques, au lieu de faire sentir l’unité thématique sous-jacente, et la force souterraine, (antérieure) à son caractère de fragments (de ruines). 

Le second mouvement est le plus convaincant, quoique là aussi, l’expressivité aura pu y paraître bien forcée (mais la conduite impose sa cohérence), et la beauté des dernières mesures laisse au moins satisfait un élément de nudité, le plus radical. Mais le finale est presque ce que Barenboim a donné de plus objectivement raté de tout son cycle : non que le fini pianistique y soit particulièrement déshonorant, mais le discours y est envahi de vacuité, par une débauche d’énergie dont l’objet semble parfaitement introuvable, la caractérisation de départ de l’unique matériau étant défaillante (et compensée par une urgence à laquelle l’interprète lui-même ne semble pas croire beaucoup). Mais presque toute la sonate semble jouée en compensation d’un manque, semble lutter contre le texte plutôt que s’appuyer sur son autorité. Si bien que ni cette autorité-là, ni celle du piano ne parviennent à l’expression. C’est que ce piano a eu, et a encore bien des qualités rares, mais jamais celles d’un grand legato doux et dense. Et même tel piano éminemment beethovénien fondé, lui, sur la continuité et l’intégration sonores, comme celui de Pollini, a pu être moins à l’aise dans cette sonate que dans les autres. Ce n’est sans doute pas pour rien que celle de Beethoven qui fait le plus choir l’autorité, l’oreille et le sens de la forme de Barenboim est aussi celle ou un Andsnes aujourd’hui (hier, un Solomon) est le plus souverain. 

Le cas des Adieux est différent, en ceci que cette sonate a plutôt réussi à notre barde par le passé. Certes, ce n’est pas celle où son style a jamais été consensuel, puisque c’est une de celle où le matériau (essentiellement, le thème principal du premier mouvement) se prête à un genre d’idiosyncrasies quelque peu vieux style, que Barenboim a toujours goûté (le déplacement d’accents d’inconfort, à grand renfort de pédale, par la suppression de certaines liaisons, pour créer une sorte d’hyper-syncope). La chose demeure intéressante, notamment pour valoriser l’effet dramatique de la modulation mineure du thème dans la réexposition. De manière générale, Barenboim possède une marge appréciable pour faire naître chez un public parfois peu discipliné une (re)concentration, et dans cette sonate à la théâtralité évidente, mais qui ne dédaigne pas un peu de subtilité, l’efficacité et le métier demeurent appréciables comme tels, dans l’introduction, dans le mouvement lent, dans les gradations de l’exultation du finale. Autrement dit, les moments importants (formellement, en un sens très proche de la psychologie) sont réussis : leurs effets le sont (et ne sont pas de manche). Le reste est du travail assez bien fait. Et donc, il manque là aussi un geste unificateur, qui fasse un peu entendre la sonate derrière la sonate à programme. Il y a toutes les saillances de la forme, sans la vision de la forme. On pourrait dire que c’est au fond la nudité du roi : on pourrait, mais ce serait ne plus plus aimer Barenboim, ou juger qu’il n’a plus de vraie leçon à administrer.

Or, à nos yeux, cela reste faux. Le lendemain, la 11e Sonate, parmi les plus ambitieuses (sinon la plus ambitieuse) des vingt premières, et qui est surtout la plus architecturalement aboutie (avec la 4e) le rappelle de manière impérieuse. N’avait été un flottement (ressemblant plus à une saute de concentration qu’à une impréparation) dans le mouvement lent, on tenait là une des réussites majeures du cycle (au côtés des sonates n°1, 5, 16, 18, 23, 31). La formidable densité de l’austère matériau du premier mouvement remet Barenboim sur les rails d’une interprétation absolue, au sens de la musique absolue. L’héroïsme, hors toute psychologie, est tout entier contenu dans le flux d’énergie, et la nécessité organique qui déploie l’abstraction thématique en vue de purs effets de forces – et de rapports de forces –, à l’identique de telles symphonies de Haydn (la 97e, par exemple), et de Mozart (la 34e, surtout) : c’est ce classicisme là, celui de l’absolu romantique d’avant le romantisme, qui est exhibé et magnifié. Bien sûr, ce n’est pas Richter, ce n’est pas Michelangeli, au point de vue de la souveraineté des équilibres ou de la puissance pure. Et c’est encore dans ce premier mouvement que l’on sent un peu le déficit d’ampleur, de souffle du piano – que Barenboim ne cherche nullement, et heureusement, à compenser par ses foucades occasionnelles. Mais l’échelle dynamique assez limitée sert au fond la rigueur bienvenue du propos, et ramène la concentration sur l’élément fondamental de la continuité, qui est ici de loin le rythme. On pouvait, deux jours après un récital très moyen, ne plus croire Barenboim capable de telles démonstration de sérieux, de travail pré-schubertien sur la force directionnelle des unissons (de traits de doubles croches comme des doubles octaves), et de continuité de la pulsation, tout particulièrement intimidante dans les grands cycles modulants de la deuxième moitié du développement (ci-dessus).

Son adagio a son moment d’absence, mais l’on avait pu rendre les armes pour la seule première phrase, qui signe un demi-siècle de maturation du geste global de l'adagio beethovénien, d'établissement immédiate du climat juste, et de sa persistance. Là encore, et au contraire du II de la 17e, Barenboim n’a pas besoin d’exagérer, de sur-conduire l’arrivée à la libération du chant à la main droite : elle s’achemine bien toute seule. La séquence de modulations, avec sa série de sf dramatiques, est topos d'écriture beethovénienne autant que topos de jeu barenboimien, et irradie ainsi d'une force symbolique rare, ritualisée, propre à unifier les différentes strates, les divers états affectifs du mouvement. C’est aussi que la gauche est d’une autorité conductrice impressionnante dès la première mesure, déployant un art de l’arioso comparable à celui démontré dans l’opus 110. Aucune préciosité de phrasé ou de battue ne gâche la simplicité solaire du menuet. Les difficultés considérables du rondo, tant celles liées à la variété de textures qu’aux directions divergentes prises par les couplets, et bien sûr par sa longueur, deviennent autant de forces et paraissent faire renaître les plus beaux atours de ce piano de nouveau gorgé de vie, sans esbroufe de couleurs, mais pas criardes. Et toujours, comme dans les opus 31 n°1 et 2 n°2 (l’opus 7, au moins pour son finale, fait envie), est-on saisi par cet art consommé du rondo-sonate, c’est-à-dire de la résolution, différée par la fantaisie, d’un conflit imaginaire.

Les sonates archétypiques de la première et de la seconde manière beethovénienne en mode mineur sont un point fort, et même une sorte de lieu commun de l’imaginaire beethovénien de – et popularisé par – Barenboim. L’ut mineur de l’opus 10 pourrait être, plus encore que la Pathétique, sa signature stylistique d’interprète. Le rapport obsessionnel, viscéral de l’écriture aux points cardinaux de la tonalité, qui produit le lien entre fonction harmonique, couleur sonore et caractère affectif, est le matériau de préférence par lequel l’autorité de Barenboim fusionne avec celle du texte. C’est là qu’il cesse tout à fait de forcer l’écoute de l'auditoire, pour se concentrer sur la sienne, et ainsi, sur la qualité de son piano. Sa proverbiale patte mozartienne fait toujours son effet, d’un charme sans superficialité, d’une civilité distanciée, sur le second thème de l’allegro (où l’on peut, certes, préférer à la spiritualité du spicatto une main gauche plus caressante dans le contrechant, mais ce sont des options presque incompatibles). Surtout, dans ce mouvement comme dans les deux autres, s’apprécie la pertinence de la relation entre l’assertivité brutale du matériau, ses changements anguleux d’état, et la place considérable laissée aux silences, sur lesquels le pianiste s’appuie avec certitude, quand il les fuyait plutôt dans la Tempête. Comme les adagio des 11e et 18e sonate, celui-là est un haut-lieu du parcours de notre intégraliste, parce qu’il y a presque tout ce qu’il sait le mieux faire : les jeux d’inflexion de couleur dans un espace dynamique raisonné, la souplesse agogique exemplaire des gruppettos et de tous les traits cadentiels, les transitions  qui sont presque de l'ordre du récitatif-aria, la beauté d'une polyphonie miroitée sous une surface égale dans la dernière page.

Pour ce qui est de l’opus 57, il faut insister sur la qualité, même imparfaite, de la réalisation, loin d’être gagée au vu des situations limites déjà observées (finale de l’opus 27 n°1, de l’opus 53, de l’opus 106). En-dehors d’une coda que Barenboim a toujours inopportunément cherché à emporter dans une tornade vaine, d’autant plus maintenant qu’elle finit en tempête dans un bol de bouillie, la prestation pianistique dépasse nettement l’attente normale d’un pianiste de 77 ans qui n’a jamais été un virtuose spectaculaire. Il est vrai que l’Appassionata est une sonate de roublard, où certains effets sont faciles. Mais la permanence de la pulsation (surtout dans les II et III), et l’intelligibilité harmonique ne le sont pas, encore moins quand elles soutiennent un dessein d’exhibition de la forme d’une telle ambition. Le parallèle avec Pollini, pôle beethovénien en apparence opposé et exact contemporain, vaut autant dans la 23e quand dans la 17e : ce que les deux manquent, l’un parce qu’il fonce comme un lion et l’autre parce qu’il veut à tout prix bâtir et circonscrire, les deux le réussissent, pour les mêmes raisons, et pour des résultats qui ne sont au fond, tempos mis à part, pas si dissemblables. L’attention au caractère des trilles, le soin apporté à l’incarnation de la note dans les gammes lentes du premier mouvement, à la puissance symphonique de la progression en texture des variations du second, à l’intégration générale des plans sonores dans le finale : en somme, de nouveau, la manière de faire converger en une même cohérence et en un unique enjeu la matière sonore, la structure temporelle, et le contenu émotionnel. A quoi Barenboim ajoute ses petites signature personnelles. Rarement ratées, cf. la coda du finale, souvent très réussies, cf. son ultra-théâtral point d’orgue sur le noir octave de do, au bout de la série d’arpèges précédant la coda du premier mouvement (on remarque, ici comme dans le développement de l'opus 22, que Barenboim trouve encore une qualité de piano, de densité d'attaque et d'économie, d'efficacité gestuelle supérieures, dans ces moments conventionnels où l'écriture sature le flux temporel de mouvement harmonique dirigé vers un pôle au magnétisme décuplé, c'est-à-dire où la musique, par-devers sa subjectivité romantique, est ancrée dans le chromatisme le plus mozartien). 

On a pu trouver dans les quatre premiers concerts qu’à chaque fois au moins une ou deux sonates étaient bien assez édifiantes pour justifier le déplacement. Ici, disons que le sixième concert donnait assez de leçons pour compenser le chiche cinquième.

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Théo Bélaud
Né en 1984 dans le Pas-de-Calais, Théo Bélaud fait ses études de philosophie à Lille, et débute dans la critique musicale en 2007. Collaborateur à Classiqueinfo ou Actu-philosophia, il étudie notamment l’œuvre de Charles Rosen, dont il a traduit et présenté Musique et sentiment & autres essais (Contrechamps, 2020).
Crédits photo : © Ava du Parc

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