Richard Wagner (1813–1883)
Der Ring des Nibelungen (1876)
Das Rheingold (1869)
Livret du compositeur
Créé au Hofoper de Munich le 22 septembre 1869

  • DIRECTION MUSICALE : Daniel Barenboim
  • MISE EN SCÈNE : Guy Cassiers
  • DÉCORS : Guy Cassiers , Enrico Bagnoli
  • COSTUMES : Tim Van Steenbergen
  • LUMIÈRES : Enrico Bagnoli
  • VIDÉO : Arjen Klerkx , Kurt D'Haeseleer
  • CHORÉGRAPHIE : Sidi Larbi Cherkaoui
  • WOTAN : Michael Volle
  • DONNER : Roman Trekel
  • FROH : Simon O'Neill
  • LOGE : Stephan Rügamer
  • FRICKA : Ekaterina Gubanova
  • FREIA : Anna Samuil
  • ERDA : Anna Larsson
  • ALBERICH : Jochen Schmeckenbecher
  • MIME : Wolfgang Ablinger-Sperrhacke
  • FASOLT : Matti Salminen
  • FAFNER : Falk Struckmann
  • WOGLINDE : Evelin Novak
  • WELLGUNDE : Natalia Skrycka
  • FLOSSHILDE : Anna Lapkovskaja
Berlin, Staatsoper unter den Linden, 7 septembre 2019

Barenboim a beau diriger des opéras inattendus pour lui (Médée…), quand il revient à Wagner c’est toujours un événement. Et c’est encore le cas dans ce Rheingold, qui ouvrait deux éditions complètes du Ring des Nibelungen dans la mise en scène de Guy Cassiers, qui a fait les beaux soirs de la Scala et de la Staatsoper de Berlin (au Schiller Theater jusque-là) et qui devrait s’effacer pour une nouvelle production en 2022.
Et c’est encore un triomphe, tant pour la distribution réunie que pour le travail en fosse. C’est encore une fois la vérification que le
Ring aujourd’hui reste la pièce maîtresse, presque définitive, référentielle, de la carrière du grand maître, qui a encore des choses à nous dire.

Filles du Rhin et Alberich (ici : Johannes Martin Kränzle)

Une leçon. Leçon de lecture wagnérienne, leçon de phrasé wagnérien, leçon de texte wagnérien. Difficile de ne pas considérer ce Rheingold comme quelque chose de référentiel et canonique, comme la survivance aussi d’un Wagner magnifiquement classique qui prend ses racines dans les interprétations mythiques du passé. Il y a dans cette musique comme la réémergence d’un son qu’on n’ose plus, qui vous enveloppe et vous fascine, majestueux, lent, mais vif , mais dramatique. Nous allons assister à une cérémonie du langage musical qui nous frappe dès les premières mesures.
Ces deux Ring, qui affichaient complet étaient les derniers programmés dans la production de Guy Cassiers, coproduite par la Scala en 2010, qui a continué sa carrière à Berlin au Schiller Theater. Après 9 ans, on constate que Rheingold est une production dont on avait salué l’intérêt en 2010 qui a un peu vieilli, et a perdu un peu de son  sens. Sans doute aussi la reprise dans le système de répertoire n’a‑t‑elle pas été réglée par l’équipe originale (Cassiers, Bagnoli), mais par des assistants. Il semble aussi que les chorégraphies, essentielles dans ce travail aient été un peu allégées. On note toujours des lumières très raffinées (Enrico Bagnoli) des vidéos esthétiquement séduisantes de Arjen Klerkx et Kurt d’Haeseleer, et des costumes de Tim van Steenbergen, très divers et moins stricts pour les femmes que pour les hommes, dont le fameux costume croisé de Wotan, mais on perd un peu le fil d’une production qui devait revenir à un espace non plus politique ou narratif, mais psychologique, les chorégraphies du remarquable Sidi Larbi Cherkaoui devant évoquer l’espace mental des principaux protagonistes. Tout l’espace, recouvert d’eau et imposant des circulations contraintes, montre en même temps que les Dieux, tout dieux qu’ils soient, ne sont pas si libres (Wotan le dira d’ailleurs dans Walküre). Restent des moments forts, comme l’apparition d’Erda, qui depuis 2010 est Anna Larsson, toujours impressionnante dans ce rôle qu’elle aura décidément marqué, perchée et dominant le plateau.
Cassiers joue sur des vidéos, sur les ombres portées (les Géants), sur les chorégraphies qui « gênent « les évolutions. Dans ce Rheingold, l’espace est contraint parce que les Dieux sont contraints dès le départ comme si dès le lever de rideau c’en était fini d’eux avant même qu’ils puissent agir. C’est bien là l’idée la plus porteuse de ce travail : la marque initiale de l’échec et de l’impuissance avec des Dieux qui ne peuvent de fait dominer la nature ni le monde. À l'évidence, Cassiers et son équipe travaillent sur un Ring "stylisé", où l'image joue un rôle à la fois didactique et analytique et la fonction de prologue de Rheingold permet de jeter sur la suite une sorte de regard prémonitoire.

Les dieux en doute

Néanmoins, reconnaissons que cette production, qui en 2010 intéressait par un angle très différent de la production ambiante, est devenue un peu plus plate, malgré des images marquantes. Et c’était cette fois la musique qui avait essentiellement attiré les spectateurs en masse.
Comme il a été dit plus haut, c’est d’abord l’approche de Barenboim qui continue de fasciner. Après tant de Ring, depuis celui d’Harry Kupfer à Bayreuth, on ne se lasse pas d’entendre cette interprétation puissante, pleine de relief, qui offre en soi une théâtralité irremplaçable, voire unique. Barenboim est toujours soucieux des équilibres scéniques et dans Wagner notamment, veille à ce que le texte soit entendu, et l’accompagne scrupuleusement, tout en gardant un orchestre très présent en fosse. Comme toujours, il propose une lecture limpide, qui fait aussi bien entendre les pupitres.
Ce qui frappe dans ce travail, c’est cette manière d’impliquer le spectateur par un son rond, enveloppant, avec calcul très précis des effets.
Le début avec l’accord en mi bémol majeur est incroyable de retenue et de lenteur et peu à peu le son prend du volume, dans un tempo qu’on pense lent mais qui laisse simplement tous les sons se déployer, dans une assise large, qui inonde le théâtre, dont on connaît le rapport scène-salle quasiment parfait.  Il y a un côté référentiel dans cette interprétation presque historique désormais (une trentaine d’années) qui évolue certes, mais qui en même temps, tels les monuments, reste d’une immuable force, quelles que soient les évolutions ou même les sautes d’humeur (car Barenboim peut être irrégulier). Et il faut bien reconnaître que ce Wagner est fascinant, parce qu’il n’est pas complaisant, ne s’attarde pas sur le beau son, parce qu’il n’est pas « moderne » au sens où il ferait découvrir un autre Wagner, comme dans des interprétations plus récentes du Ring, parce qu’il est à la fois attendu dans son côté immuable, mais toujours en même temps surprenant. Barenboim est le maître du son wagnérien, de ce son qui vous piège et qui fait dire que Wagner est dangereux : c’est une interprétation qui vous happe et vous enlève, qui vous immerge et qui vous donne cette incroyable ivresse que peut provoquer quelquefois Wagner. En ce sens la mise en scène de Cassiers, par sa fixité, par son côté symboliste, convient à ce travail sculptural. Au contraire, une mise en scène qui donnerait trop à voir ou trop à détailler ne permettrait pas de se laisser aller à cette ivresse parce que Barenboim fait de la musique le centre du propos, et oblige par sa puissance l’auditeur à se noyer dans ce son-là. C’est fascinant, c’est fabuleux. La manière dont il rend la descente au Nibelheim avec sa dynamique suffocante ou la montée au Walhalla, si ronflante, si majestueuse, et en même temps si inquiétante, est déjà dans la légende.

Dernière remarque, à 77 ans, imperturbable, Daniel Barenboim continue de déployer une énergie qui laisse rêveur, en cet automne dirigeant deux Ring et des concerts, tout en préparant Die lustigen Weiber von Windsor, un univers radicalement autre. Certains lui reprochent cette omnipotence et même regrettent qu’il ait été prolongé à Berlin, mais c’est le dernier des Grands Rois, et pas vraiment fainéants, qui continue de répondre présent, et c’est fascinant et comme on dit, c'est tant mieux.
Mais Barenboim n’est pas seul : ont été réunis pour ce Rheingold des chanteurs d’exception, dont certains venus des anciens temps ont été rappelés pour apparaître dans toute leur splendeur. Et c’est un autre objet de fascination.
Il n’y pas de bonne représentation wagnérienne sans des voix qui savent dire. La voix et notamment dans Rheingold, a une importance relative, car c'est un opéra de conversations et de discussions continues, c’est plus la couleur, la diction, le phrasé qui sont déterminants (il n'y a qu'à constater la différence entre Fricka de Rheingold et Fricka de Walküre…). En matière de phrasé, entre Salminen, Volle,  O’Neill, et les historiques Rügamer, Ablinger-Sperrhacke Anna Samuil et Anna Larsson, qui étaient de la première distribution en 2010, on est comblé…
L’un des enjeux de toute représentation de Rheingold est l’opposition Wotan-Alberich. Face au Wotan de Michael Volle (qui l’a chanté relativement rarement, mais tout de même déjà dans cette production à la Scala en juin 2013). les Alberich puissants, qui doivent être le frère noir de Wotan, sont rares. Jochen Schmeckenbecher est de ceux-là : le timbre n’a pas la noblesse et la rondeur de celui de Volle, mais la puissance et l’expression, le soin du texte, la manière de dire, le phrasé sont impressionnants. Il est sans doute aujourd’hui l’un des meilleurs Alberich qui soient sur le marché parce que c’est un Alberich qui n’aboie jamais mais qui ne cesse de chanter avec intelligence de l’expression qui le place immédiatement au niveau de son ennemi Wotan, même si dans Rheingold le personnage se fait piéger. Cet Alberich est fascinant par sa présence vocale et verbale. C’est une fête de la langue.

Une coquetterie sans doute et l’économie d’un chanteur ont fait distribuer Froh à Simon O’Neill, un Luxus-Froh qui va être Siegmund le lendemain, mais on se souvient que chez Chéreau, Froh était un certain Siegfried Jerusalem, et Donner à Roman Trekel qui fait partie des historiques de la troupe assez réduite de la Staatsoper de Berlin (qui compte parmi ses membres René Pape et Andreas Schager quand même), un chanteur de grande qualité qui était plutôt mozartien au départ et qui embrasse aujourd’hui l’essentiel du grand répertoire.
Fricka était Ekaterina Gubanova, habituée des rôles wagnériens et de celui-là en particulier qu’elle chante dans cette production depuis 2013. Expressive, très engagée dans le jeu, elle est aujourd’hui une Fricka de référence.
Freia est depuis 2010 Anna Samuil, elle aussi un pilier de la troupe de la Staatsoper. Comme je le souligne souvent, je ne pense pas que Freia soit un rôle pour un soprano lyrique, mais plutôt pour une future Sieglinde, mais Samuil s’en sort avec les honneurs, engagée, avec une voix qui projette bien.

Anna Larsson (Erda)

Anna Larsson, qui a connu un peu d’éclipses ces dernières années, garde en Erda sa fascination, la voix profonde, le sens de la couleur, l’autorité restent intacts, même si peut-être l’aigu est-il devenu un peu métallique.
Les trois filles du Rhin Evelin Novak, Natalia Skrycka, Anna Lapkovskaia sont un trio de luxe, impeccablement coordonnées, et surtout très fusionnelles avec l’orchestre, ce qui est déterminant au départ, ici remarquables.
On connaît Stefan Rügamer, ténor de caractère de haute volée, qui est un pilier de la troupe, mais qu’on voit aussi sur des scènes d’autre grands théâtres, Paris, Lyon, Genève, Dresde, Leipzig. Dans Loge, c’est une fête de l’expression, tour à tour insinuante, menaçante, ironique, avec une présence scénique enviable et une voix qui convient parfaitement à ce théâtre. C’est un des grands Loge actuels, dans un rôle qui depuis Zednik, n’a pas connu d’interprètes qui ont marqué les mémoires.
Autre ténor de caractère, Wolfgang Ablinger-Sperrhacke, un abonné au rôle de Mime (que ce soit dans Rheingold ou dans Siegfried d’ailleurs). Lui aussi est un maître de l’expression, plus clownesque que Rügamer, mais particulièrement incisif, un pendant idéal de Schmeckenbecher en Alberich.
Surprise dans les deux géants puisque Falk Struckmann, qui fut un des grands barytons-basse du répertoire wagnérien, aborde désormais des rôles de « vraies » basses, Hunding, Hagen, Daland et ici Fafner, qui dans Rheingold n’est pas le géant qui chante le plus. Il garde ses qualités de puissance, de timbre et de couleur, particulièrement affirmées dans la dernière scène.
En face de lui, la légende Salminen, qui avait abandonné les scènes, mais qui est revenu au printemps pour Pogner et cette fois en Fasolt, le rôle le plus exposé des deux géants. On ne sait quoi admirer le plus ? Certes, le timbre est très légèrement voilé, mais le phrasé, la diction l’expression, l’autorité sont tels qu’on ne peut qu’exprimer un étonnement admiratif devant la performance. Le texte n’est jamais plat, les mots sont sculptés, colorés, c’est un travail fascinant. Salminen est encore l’un des meilleurs, il remporte d’ailleurs un éclatant succès.
Et puis il y a Michael Volle. Le marché wagnérien ne manque pas de bons ou grands Wotan, Lundgren, Koch, bientôt Groissböck. Michael Volle est le diseur le plus doué, celui qui dit son texte avec une suavité incroyable, qui malgré l’autorité et la violence, garde toujours un brin de douceur. Écouter son Wotan est un enchantement. Rarement l’allemand ne sonne aussi beau ni aussi fluide, ni aussi naturel. Ce maître de la conversation, du « parlar cantando » (son Sachs est à ce titre exemplaire) est ici monumental. Il est vocalement dans une grande forme sur tout le spectre, du grave à l’aigu, il a une émission d’une rare clarté, il ne laisse aucune parole dans l’ombre mais tout le texte semble lumineux dans sa bouche. C’est un maître absolu du chant wagnérien (et pas seulement) : l’art du chant dans sa simplicité et sa vérité. Qui peut colorer pareillement un texte ? Qui peut sur un mot, faire entendre plusieurs inflexions ? on reste bouche bée devant la performance, anthologique. Il n’y a pas de Wotan aujourd’hui qui ne soit supérieur à celui-là.
Ce Rheingold  fut une des grandes fêtes musicales de cette rentrée, une des plus réussies qui soient et qui montrent que chaque représentation wagnérienne nous en apprend plus, nous remplit encore d’ivresse. Un Wagner pareil, c’est totalement addictif.

 

Avatar photo
Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
Article précédentPhilharmonie Lights
Article suivantUn vrai raté

Autres articles

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici