Jean-Philippe Rameau (1683–1764)
Les Indes Galantes (1735)
Opéra-ballet sur un livret de Louis Fuzelier

Mise en scène : Clément Cogitore
Chorégraphie : Bintou Dembélé
Décor : Alban Ho Van
Costumes : Wojciech Dziedzic
Lumières : Sylvain Verdet
Dramaturgie musicale : Katherina Lindekens
Dramaturgie : Simon Hatab

Avec :

Sabine Devieilhe : Hébé, Phani, Zima
Florian Sempey : Bellone, Adario
Jodie Devos : L’amour, Zaïre
Edwin Crossley-Mercer : Osman, Ali
Julie Fuchs, Emilie, Fatime
Mathias Vidal, Valère, Tacmas
Alexandre Duhamel, Huascar, Don Alvar
Stanislas de Barbeyrac, Don Carlos, Damon.

Les danseurs de la compagnie Rualité.
Chœur de chambre de Namur, Maîtrise des Hauts de Seine, Chœur d’enfants de l’Opéra national de Paris
Chef des chœurs : Thibault Lenaerts

Orchestre Cappella Mediterranea
Direction musicale : Leonardo García Alarcón

Paris, Opéra Bastille, 1er octobre 2019

Des Indes décapantes, hip hop et décolonisées – voilà le programme que nous promettait l'équipe Cogitore-Dembélé. Trois heures trente plus tard, il reste surtout de ce spectacle l'impression d'une production guère audacieuse dans sa perspective esthétique, subordonnant à la danse urbaine devenue carcan, une dramaturgie qui peine à dissimuler les défaut intrinsèques d'un opéra-ballet prisonnier de la bienséance et des usages. La distribution sauve en partie une entreprise qui ne laisse au final (et paradoxalement) que peu de place à la voix. Sabine Devieilhe et Julie Fuchs dominent les débats, tandis que Florian Sempey et Alexandre Duhamel font honneur à leurs rôles. Leonardo García Alarcón et sa Cappella Mediterranea réussissent le pari de dompter l'acoustique de la vaste nef de Bastille, mais au prix de quelques sacrifices, comme l'impact émoussé des tutti ou la précision aléatoire des traits de cordes.

Krump, voguing, popping, glyding, waacking, bboying, electro… autant de vocables désignant les différentes formes de danses "urbaines" qui appartiennent au vaste mouvement hip hop et dont l'Opéra de Paris aura jugé opportun d'agrémenter sa nouvelle production des Indes galantes de Rameau. Ce sel corrosif, ni vraiment urbain ni vraiment galant, saupoudre à grand bruit une scène où, en définitive, c'est l'ennui qui domine – aux antipodes des envolées lyriques qu'on pouvait lire çà et là dans les notes d'intentions. Le hip hop n'est pas véritablement une découverte, surtout dans des Indes galantes où planent le souvenir des joyeusetés de José Montalvo et Dominique Hervieu avec les Paladins au Théâtre du Châtelet (2004 !) et plus récemment la production de Sidi Larbi Cherkaoui au Prinzregententheater de Munich en 2016 (voir article du Blog du Wanderer). Vouloir aujourd'hui réinventer la poudre urbaine, c'est faire de cette forme d'expression l'arbre qui cache des "forêts paisibles" qui – une fois débarrassées de leurs oripeaux – sont le lieu d'un ennui profond.

Osera-t-on l'avouer ? Cet opéra-ballet signé Rameau-Fuzelier n'a jamais vraiment trouvé le chemin de notre cœur. La faute à un argument bancal qui étire la narration en un prologue et quatre "entrées" que la musique peine à remplir. Ces Indes (en réalité si peu "indiennes") font allusion au nom que portaient les territoires conquis par l'Europe – indes orientales pour l'Orient et occidentales pour l'Amérique. Il n'en fallait pas moins pour sortir l'arsenal rhétorique du colonisateur-colonisé et faire de l'œuvre le pilori musical où l'on cloue la blanchitude oppressive à grands coups d'empowerment racisé. Usant jusqu'à la corde cette métaphore du politiquement correct, l'attelage Cogitore-Dembélé trempent ce pauvre Rameau dans le gloubi-boulga de l'inclusif décolonisé et bien-pensant, oubliant au passage des réussites comme par exemple l'irrésistible Sidi Larbi Cherkaoui qui réussissait à Munich, un sommet d'équilibre entre la dimension politique de l'ouvrage et une forme croisée de modernité poétique de d'expression chorégraphique. Donné au plus fort de la crise des migrants en 2015, ces Indes galantes interrogeaient de plain-pied la bonne conscience de l'Europe et des Etats-Unis, la question des migrations, du territoire, de l'errance et de l'identité.

En comparaison, la mise en scène de Clément Cogitore et Bintou Dembélé semble réinventer l'eau chaude en faisant passer les lanternes du hip-hop pour les vessies qui emportent par le fond l'intérêt qu'on pourrait porter à la question du politique et de l'opéra. Si l'argument s'étiole ici, c'est que l'intention se borne à 3h30 de démonstrations et de battles – agitations des corps et vacuité des âmes qui laisse à nu des personnages sans relief ni résonance. Il fallait à cette entreprise un symbole fort : c'est chose faite avec ce volcan autour duquel (et sur lequel), les jeunes indiens s'ébrouent. Ce dangereux cratère se présente sous la forme d'une fosse centrale au fond de laquelle s'agitent surtout les techniciens affairés à assembler les différents éléments qu'un immense bras articulé vient agripper pour soulever à la surface.

Première entrée : Le Turc généreux – Julie Fuchs (Émilie)

Le prologue fait allusion à l'imagerie des défilés de mode, avec une Hébé en directrice de collection, trônant au milieu des mannequins qu'on habille tels des hommes et femmes objets. Sonnez musettes et crépitez flashs… la fête est interrompue par un Bellone-Castaner qui déploie ses milices de CRS et disperse les messagers de l'amour aux quatre coins du monde, vers ces merveilleuses Indes galantes. L'épisode du Turc généreux rappelle la fascination du XVIIIe pour l'Empire de la céleste porte, à la fois sujet d'effroi et foyer d'un exotisme mâtiné d'un mélange d'érotisme et d'interdits. Osman et Emilie en sont encore aux selfies et aux essayages, tandis que la tempête se déchaîne et que le bras mécanique tombe des cintres, plonge dans le volcan et remonte… une embarcation de migrants. Des turqueries au sultan Erdogan, il n'y a qu'un pas – franchi sans barguigner avec cet assez indécent ballet en couvertures de survie dont la surface dorée rappelle les fastes des soies et brocards. Faut-il encore charger la barque ? Un chœur d'européens fait alors irruption dans la salle, tous en vestes de chasse, carrés Hermès et très chics tailleurs Chanel. Ils lancent aux migrants un ambigu : "Partez ! on languit sur le rivage. Tendres cœurs, embarquez-vous !"…

L'acte des Incas du Pérou fait de la fameuse cérémonie du soleil, un rassemblement de jeunes visiblement hypnotisés par un écran géant sur lequel défilent des images abstraites qu'on pourra associer à loisir à une retransmission d'un concert ou une manifestation sportive. Les jeunes lèvent leurs téléphones portables pour immortaliser la scène, faisant surgir de l'ombre une forêt de points lumineux et détournant l'attention des échanges bien anecdotiques entre Huascar et Phani. Ces satanés CRS en casques et armures se chargent de faire régner l'ordre, au grand dam des jeunes qui se lancent d'ailleurs dans un début d'émeute urbaine.

Troisième entrée : Les Fleurs, fête persane – Jodie Devos (Zaïre)

C'est alors l'entrée des Fleurs, fête persane… transposée dans l'univers glauque de la prostitution façon quartier rouge d'Amsterdam. On voit là le sort que réserve l'Occident à ces "indiennes" qui ondulent mollement dans leur prison de verre au son d'un trio muet viole de gambe, théorbe et clavecin, qui mime en bord de scène un concert à l'élitisme culturel décalé. Grande absente jusqu'à présent, la question du genre entre dans la danse, avec un Tacmas dont le fard et le travestissement qui rappelle l'humour potache du cinéma populaire français des années 1980. Par bonheur, le hip hop se calme un peu laissant place à la féérie du lent manège multicolore et la belle idée du joueur de flûte qui entraîne les enfants. Au-dessus de la scène plane Fatime transformée en "papillon inconstant", luciole mystérieuse dont les élytres gigantesques forment un long voile gris qui fait écho une fête des fleurs comme un marchand de sable qui prélude au sommeil des enfants.

Quatrième entrée : Les Sauvages – Florian Sempey (Adario)

L'entrée des Sauvages est l'occasion d'un retour des battles de krump, voguing, popping… La scène se déroule sur un fond de cercle de feu qui se change en prison circulaire. Tout cela rappelle le clip vidéo mis en ligne dans le cadre de la régulièrement improbable 3e Scène. Si la brutalité de la pulsation fait de ce célébrissime passage un mini Sacre du printemps, on peine à retrouver l'impact des images – ici diluées dans le grand espace de Bastille. On fermera pudiquement les yeux sur les intrigues de Damon et Alvar en matons amoureux de la pom pom girl Zima. "Bannissons les tristes alarmes !" mais en définitive, pas vraiment de réconciliation des peuples et un retour à Hébé et ses défilés de mode – maigre conclusion.

Rameau à Bastille, le défi est de taille – à commencer par l'équation périlleuse que pose l'acoustique du lieu. Leonardo García Alarcón a opté pour un podium surélevé pour diriger de haut une Cappella Mediterranea dont l'effectif aura été généreusement augmenté afin de satisfaire aux enjeux. Le résultat est plutôt satisfaisant, laissant augurer d'autres projets qui pourraient permettre à l'Opéra de Paris de programmer du baroque en dehors de l'Opéra Garnier. Le Chœur de chambre de Namur trouve également sa place dans la vaste nef, même au prix d'une apparition surprise parmi les rangées de spectateurs dans la première entrée. Si l'obstacle acoustique est levé, il demeure une direction de Leonardo García Alarcón qui marque le pas dans les ensembles et émousse les angles vifs dans les danses. La musicalité de l'entreprise perd en impact ce qu'elle gagne au regard de l'espace qui lui sert d'écrin. Les vents tirent leur épingle du jeu, alors que les cordes forment un amalgame assez terne là où on exigerait davantage de précision et d'abattage.

La distribution est confiée à la fine fleur du chant français, au premier rang de laquelle brille l'étoile Sabine Devieilhe. L'ouverture la cueille un peu à froid, avec un timbre un peu dur dans Hébé, mais qui s'épanouit dans l'acte des incas du Pérou avec le volubile et aérien "Viens Hymen" de Phani et la grâce pyrotechnique de l'air de Zima "Régnez, Plaisirs et Jeux". Julie Fuchs lui emprunte le pas, Emilie de grand luxe (Régnez, régnez, Amour régnez), elle se joue des ornements dans le langoureux Papillon inconstant de Fatime à la 3e entrée. De la prestation de Jodie Devos, on retiendra certainement le tourment de Zaïre dans les pleins et les déliés d' Amour, quand du destin j'éprouve la rigueur. Côté masculins, une fois passé les tonitruances de Florian Sempey, meilleur en Bellone qu'en Adario, il faut composer avec un Edwin Crossley-Mercer assez brut de décoffrage dans Osman et Ali ou la ligne étonnamment aléatoire de Mathias Vidal (Carlos et Damon dans la production de Sidi Larbi Cherkaoui) qui donne à Valère et surtout à Tacmas des intonations invariablement véhémentes. Parfois en-deçà dans Carlos, Stanislas de Barbeyrac retrouve des couleurs en Damon, avec un Alexandre Duhamel en Don Alvar qui lui donne une bien belle réplique et fait oublier les improvisations assez maladroites qui peinent à associer chanteurs et danseurs.

Troisième entrée : Les Fleurs, fête persane 

 

 

 

 

 

 

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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3 Commentaires

  1. J'ai par inadvertance jeté un coup d'oeil à l'entrée des Sauvages de la récente production de Bastille des Indes Galantes. ( https://www.youtube.com/watch?v=TfQJZ76WR0U ).
    J'y ai trouvé un plaisir coupable mais certain.
    Et si le réveil de l'opéra était dans le choc des cultures, fut il maladroit ?
    Sans doute sur l'ensemble de la soirée, cela était-il trop long, mais sur cet extrait cela tient fichtrement bien la route !

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