Georg Friedrich Haas (né en 1953)

Koma.
Opéra sur un livret de Klaus Händl, créé en 2016 au Festival de Schwetzingen.
coproduction Stadttheater de Klagenfurt

Mise en scène : Immo Karaman
Scénographie et costumes : Nicola Reichert
Projection vidéo : László Zsolt Bordos

Avec :

Ruth Weber : Michaela
Stefan Zenkl : Michael
Bryony Dwyer :Jasmin
Daniel Gloger : Alexander/La Mère
Christiane Döcker : Docteur Auer
Veronika Dünser : Docteur Schönbühl
Karl Huml : Jonas
Evert Sooster : Nikos
Raphael Sigling : Zdravko

Figurants : Hannah Kessler (Barbara) et Tanja Maryodnig (La Mère)

Kärntner Sinfonieorchester
Direction musicale : Bas Wiegers

Dijon, Auditorium, 15 juin 2019

L’Opéra de Dijon a choisi pour conclure sa saison la création française d'un ouvrage du compositeur autrichien Georg Friedrich Haas, coproduit avec le Stadttheater de Klagenfurt et donné en 2016 au Festival de Schwetzingen. À mi-chemin entre une performance et un opéra à proprement parler, Koma ne laissera pas le spectateur insensible. Une scénographie immersive signée Immo Karaman ajoute à un argument inédit (Le récit d'une patiente plongée dans le coma) et une écriture musicale d'une extrême densité pour offrir à cette soirée tous les atours d'un moment exceptionnel.

C'est l'histoire d'un projet hors normes, un projet qui défie les lois de la représentation au théâtre comme à l'opéra. Le librettiste Händl Klaus et le compositeur Georg Friedrich Haas ont imaginé ce qu'il conviendrait d'appeler une action scénique, basée sur le récit des dernières heures d'une patiente plongée dans le coma à la suite d'un accident. Entourée par ses proches et l'équipe médicale, Michaela (c'est son prénom) revit son passé dans une alternance de scènes perçues d'un point de vue tantôt extérieur tantôt interne.
Le parti pris de la scénographie de Immo Karaman est de plonger le spectateur dans un état de perception dont l'extrême concentration résulte d'une série de "moments" où la salle est plongée dans un noir absolu et ne s'éclaire que le temps d'apercevoir des scènes qui pourraient s'apparenter à des étapes d'un chemin de croix. Cette radicalité de la représentation contraint les musiciens à jouer dans une fosse plongée dans une obscurité qui rappelle à la fois la poche amniotique et les ténèbres de l'espace interstellaire. Cette contrainte est concomitante d'une écriture et d'une pensée musicales qui découlent d'un héritage en droite ligne des expérimentations au sein de l'IRCAM et de l'enseignement de électroacoustique auprès de Gösta Neuwirth. L'obscurité est ici une donnée qui renvoie chez Haas à son attachement à l’indistinct et à l'idée – que l'on retrouve chez Giacinto Scelsi ou Karl-Heinz Stockhausen – que l'état mental de l'interprète vaut autant que les paramètres techniques de la performance musicale.

Daniel Gloger (Alexander), Stefan Zenkl (Michael), Bryony Dwyer (Jasmin) 

Depuis son opéra Nacht, donné au Festival de Bregenz en 1996 et 1998, Georg Friedrich Haas persiste dans ce que d'autres avant lui auraient considéré comme une erreur : composer simplement le long du texte. Ce langage musical itératif, héritage du courant spectral, passe par l'utilisation de la microtonalité comme élément unifiant entre musique, intrigue et mise en scène. Ces aspects techniques ne sacrifient pas à l'expérimentation des éléments qui demeurent au cœur de tout projet opératique : la progression d'éléments narratifs, incarnés par des personnages et une palette vocale dont la variation et la multiplicité des modes d'expression. Fortement inspiré par le mouvement spectral au contact de Gérard Grisey et Tristan Murail, il s'en est éloigné pour atteindre au plus près des stimuli et des sensations qui font la matière théâtrale d'une œuvre comme Koma.
On serait pourtant légitime de douter de la sincérité de Haas quand il déclare : "Je crois en l’opéra. Je crois au théâtre musical vivant. Tant qu’il y a des scènes où l’on cultive la tradition des chefs- d’œuvre du passé, tant que le besoin existera de faire aussi de l’art qui soit NOUVEAU, avec des musiciens magnifiques et de formidables virtuoses du décor, de la mise en scène et de la lumière." La lecture de l'argument de Koma crée un hiatus avec la réalisation scénique de Immo Karaman, principalement par le fait que cette "action" n'invite pas à imaginer une mise en scène au sens traditionnel du terme, c'est-à-dire avec des éléments d'illustration qui inscrive dans un certain réalisme des événements qu'on aurait volontiers imaginé plus abstraits et donc mieux accordé au parti-pris immersif des alternances lumière et obscurité. Au lieu de cela, on sort de ces fascinants tunnels sonores, la scène se rallume et on voit Michaela allongée sur son lit dans sa chambre d’hôpital, entourée par une équipe médicale et les membres de sa famille. Cet étonnant prosaïsme évolue fort heureusement, par le jeu des projections vidéos et un sentiment d'étrangeté distillé au compte-goutte quand, parfois, le réel se dérègle et que le jeu fait naître un imaginaire au-delà des clichés. Construite autour des émotions et du ressenti de Michaela, l'action aurait certainement atteint une dimension moins extérieure et moins spectaculaire au sens banal du terme. Impossible de se défaire du souvenir de l'Orphée et Eurydice que Romeo Castellucci avait monté à la Monnaie, transformant une action déjà peu action dramatique en une expérience sensorielle inouïe. Reliant le mythe à la réalité, Castellucci avait construit son spectacle autour de la question de l'enfermement des deux protagonistes, interdits de communiquer autrement que par le chant et prisonniers chacun dans leurs corps. Une vidéo projetée et filmée en temps réel montrait les étapes d'un voyage vers Els, double malheureux d'Eurydice, une jeune femme atteinte du locked-in syndrom ou "syndrome du scaphandre", capable d'entendre et de voir tout ce qui se passait dans sa chambre d'hôpital mais ne pouvant communiquer que par le regard.

Ce noir absolu que nous évoquions, contraint le spectateur à faire l'effort de lire le programme avant de rentrer dans la salle et se passer des surtitres pour suivre une action dont la banalité rappelle parfois celle des soap operas. Michaela est plongée dans un coma dit "coma vigile" qui maintient son état de conscience à l'état minimal. En dehors de l'équipe médicale  – les docteurs Auer et Schönbrühl et trois rôles parlés pour les infirmiers Jonas, Nikos et Zdravko – on trouve son mari Michael, sa petite fille Barbara, sa sœur Jasmin et le mari de celle-ci, Alexander, dont on apprend en cours de route qu'il a eu une liaison amoureuse avec Michaela. Tout le passé celle qu'il faut bien appeler une héroïne, remonte à sa mémoire. L'écriture reproduit par des modes de jeu et des incises, ces différentes étapes de la vie de Michaela, comme par exemple les coups sourds qui retentissent dans l’orchestre quand Jasmin rappelle à sa sœur dans le coma comment elles étaient battues par leur mère. Le lac dans lequel Barbara a retrouvé le corps de sa mère plongé en hypothermie est dessiné par une série d'accords calmes d’harmoniques avec des intervalles dont la "pureté" n'est qu'apparence. On ignorera jusqu'au bout si Michaela avait ou non des intentions suicidaires et, par conséquent, les raisons de ce geste fou de plonger et de nager jusqu'à perdre connaissance dans un lac en hiver. La figure de la Mère intervient à plusieurs reprises, sous la forme d'un spectre venu hanter la moribonde jusque dans ses derniers instants.

Daniel Gloger (Alexander), Stefan Zenkl (Michael), Bryony Dwyer (Jasmin) 

La nature et la multiplicité des événements narratifs confine à l'anecdotique et il convient de tourner le dos aux images vidéo de László Zsolt Bordos pour saisir l’intérêt dramatique d'une action conçue musicalement pour nous plonger, à l'instar de la principale protagoniste, dans la nuit d’une conscience qui dérive. Pris dans un entre-deux où le temps se dilate et finit par disparaître, le spectateur de Koma explore un monde de perceptions où la nuit intégrale fait office de dramaturgie. Paraphrasant le titre de la pièce pour orchestre de Luigi Nono No hay caminos, hay que caminar … Andrej Tarkowskij, il n'y a ici pas de chemin mais des "cheminants" engagés dans un voyage musical autant spirituel qu'initiatique. Il faut rendre hommage à plus d'un titre au chef néerlandais Bas Wiegers à la tête du Kärntner Sinfonie Orchester. Surmontant le défi d'une interprétation dans l'obscurité la plus totale, il insuffle à ses musiciens une pulsation et un sens de la matière sonore microtonale qui fascine l'écoute et souligne les éléments sonores et plastiques de l'œuvre. Réduits, dramaturgiquement parlant, à des touches de couleurs sur une toile, les voix se subdivisent en rôles chantés et rôles parlés. L'option consistant à attribuer à Michaela une présence fantomatique oblige à faire chanter Ruth Weber depuis les cintres. Le texte se réduit à des syllabes détachées qui flottent dans l'espace sans pouvoir clairement former des mots ou des phrases. Le deuxième niveau de perception est attribué à des personnages qui jouent en temps réel l'assistance des équipes médicales dans la chambre d'hôpital tandis que certains chanteurs doublent les rôles qui se situent dans un troisième espace, celui des relations familiales. Les docteurs Auer et Schönbrühl sont confiés à Christiane Döcker et Veronika Dünser, deux voix féminines aux contours vigoureux et vibrés qui s'inscrivent en symétrie avec Michaela et sa sœur. Les tros infirmiers Jonas, Nikos et Zdravko (Evert Sooster, Raphael Sigling et Hannah Kessler) forment un coryphée qui intervient uniquement en voix parlée et dont les apparitions en contrejour rehaussent l'aspect désincarné et spirituel. Le contre-ténor Daniel Gloger passe du rôle d'Alexander à celui de la Mère, concentrant dans une même matière vocale les deux caractères synonymes à la fois de protection et d'oppression. Stefan Zenkl déploie des accents qui traduisent la douleur et l'incompréhension du rôle du mari, élégamment équilibré avec celui de Bryony Dwyer dans le rôle de Jasmin, la sœur protectrice et aimante.

Daniel Gloger (Alexander), Stefan Zenkl (Michael), Bryony Dwyer (Jasmin) 
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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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