Programme

Brahms,
Sextuor n°1 en majeur, op. 18 (a)
Berg, Sonate pour piano, op. 1 (transcription pour sextuor à cordes de Heime Müller, (b) ;
Smetana, Quatuor n°1 en mi mineur ©

Quatuor Artemis : Vineta Sareika, premier violon (b, c), second violon (a) ; Suyeon Kim, premier violon (a), second violon (b, c) ; Georg Sigl, alto ; Anthea Kreston, second alto (a, b) ;  Harriet Krijgh, violoncelle ; Eckart Runge, second violoncelle (a, b)

Paris, Théâtre des Bouffes du Nord, le 3 juin 2019

Pour sa trentième année, le Quatuor Artemis a vécu une saison de transition. Cette formation, qui a indéniablement marqué sa génération par sa personnalité singulière, s’est renouvelée à intervalles réguliers, mais connaît ici un tournant important avec les départs conjoints de deux membres, dont le dernier fondateur. Ce concert clôturait donc une saison où se sont relayés en douceur les six protagonistes d’une évolution mûrie et négociée avec précautions.

Les rares quatuors, souvent les plus importants, à atteindre la barre des trente ans, y parviennent en général en ayant maintenu un personnel stable. Les grands quatuors ayant montré au moins cette longévité furent souvent appuyés sur une base inchangée de quatre (Végh, Amadeus, Cleveland, Guarneri, Mosaïques, voire Emerson si l’on déduit les deux premières saisons), de trois (Italiano, LaSalle, Talich, Prazak, Hagen…) ou au moins de deux fondateurs (Tokyo, Alban Berg, Lindsays…). Les Artemis appartiennent à la catégorie plutôt minoritaire des adeptes du tuilage au long cours, un unique fondateur assurant la continuité (ainsi que chez les Arditti, les Juilliard, les Borodine, les Smetana). Comme pour ces deux derniers, ce dépositaire aura été leur superbe violoncelliste, Eckart Runge. Durant ses trente saisons passées à asseoir le profil sonore et expressif de l’ensemble, l’élève de David Geringas a simultanément assuré avec brio la fonction essentielle, catalytique de son poste – la sûreté de conduite harmonique et l’assise rythmique –, tout en apportant la part de simplicité et de franchise de ton que les autres membres pouvaient avoir tendance à subvertir par goût immodéré de l’affinage du trait, ou de la distanciation. 

La force de personnalité et la maturation du quatuor ont été le fait, sur une période de quinze ans, de l’alliance de cette force tranquille avec les personnalités affirmées de Natalia Prischepenko et Heime Müller aux violons (deux membres arrivés au début des années 90, lorsque l’ensemble s’établissait à Berlin). La primarius russe fut sans doute un des archets de quatuor les plus singuliers de sa génération, et a ancré les Artemis dans un imaginaire sonore structuré par deux qualités qui n’étaient pas, traditionnellement, les premières trouvées chez les quatuors allemands : la légèreté de trait, et une fantaisie volontiers vénéneuse, quoique jamais trivialement extravertie. Cette originalité se payait parfois d’une certaine fragilité de réalisation, et de concerts plus conditionnés que d’autres aux aléas de l’inspiration du moment. On ne va pas écouter les Artemis pour la certitude d’y rencontrer une excellence technique et une maîtrise absolue d’un projet interprétatif (on a les Haas, les Casals ou les Jerusalem pour cela), mais toujours avec curiosité, et l’espoir d’entendre des aspects insoupçonnés de la partition. 

Le recrutement de Gregor Sigl au second violon en 2007 a sans doute été le choix le plus indiscutable opéré depuis par l’ensemble. Ce magnifique musicien, passé avec succès à  l’alto en 2016 après la mort de Friedemann Weigle, porte désormais sur ses épaules une grande partie des espoirs de continuité dans l’élan des Artemis. Au vu du feu sacré qu’il démontre toujours, c’est un facteur d’optimisme. L’arrivée du violon de Vineta Sareika en 2012 a modifié le profil sonore et expressif de l’ensemble, sans le dénaturer. Son jeu, sans jamais être neutre, n’a jamais eu la sophistication si imprévisible de Prischepenko, mais il a sans conteste présenté l’avantage d’être plus fiable – et même d’une solidité rarement prise en défaut. Le violon  d’Anthea Kreston n’aura presque fait que passer (2016–2019), si bien qu’on ne l’aura entendu que lors de la dernière Biennale de la Philharmonie, et est donc remplacé par celui de l’Allemande Suoyen Kim, qui sera primarius en alternance. Il s’agit donc d’une altération de la structure de l’ensemble, qui devrait profondément faire évoluer sa personnalité, sans que l’on puisse dire au juste dans quelle direction. Quant à la jeune Hollandaise Harriet Krijgh, elle hérite d’un poste que son prédécesseur avait si fortement marqué que l’on voit mal, surtout après ce concert, comment les Artemis pourraient poursuivre leur chemin autrement qu’en se réinventant sur une base sonore et stylistique renouvelée.

Le choix de recruter récemment de jeunes musiciens (Sareika a 33 ans, Kim 32, Krijgh 28) est un pari renouvelé sur la longévité du quatuor ; et leur profil jusqu’ici plutôt défini par des expériences de solistes suggère que les Artemis devraient continuer à miser sur une alchimie fragile entre fortes individualités plutôt que sur une approche intégrée plus traditionnelle. Kim, à l’image de nombreux violonistes de sa génération, ne choisit pas entre activité concertante, orchestrale et chambriste, et mène les trois carrières de front (notamment comme premier violon de l’excellent orchestre du Konzerthaus de Berlin). Krijgh a eu jusqu’ici une intense activité concertante. En dépit, ou à cause de ces prédispositions, les deux nouvelles venues paraissent encore dans leurs petits souliers après une saison de rodage. Dans le sextuor en majeur, elles sont doublement exposées, occupant les postes de premiers violon et violoncelle, et jouant chacune à côté de ceux qui les ont précédées aux mêmes postes. La qualité instrumentale n’est certes pas en cause, mais la cohérence de style et de phrasé apparaît perfectible : souvent, à l’exemple du troisième thème en fa, une divergence de personnalité se montre, entre le violoncelle de Krijgh, aux phrasés recherchés voire tortueux, et le violon de Kim, aspirant davantage à la simplicité et à la rectitude. L’ensemble donne largement le change par une intensité étreignante de chaque instant, loin d’être hors de propos dans cette oeuvre, mais qui paraît quelque peu déroutante vis-à-vis de l’impression habituelle produite par les Artemis. Sans être prosaïque, le premier mouvement a quelque chose du premier degré, sans la cohésion, la rondeur et l’élan naturel qui rendraient une telle approche enthousiasmante. L’évidence de la ligne, de la circulation des lignes, fait défaut, mais de très beaux moments restent, comme la conduite du développement et certains climax. Les deux altistes (aucun n’était altiste de métier il y a encore quatre ans !) habitent remarquablement le coeur du jeu, donnant à l’admirable, toujours inattendue entame de la réexposition son climat fantastique, hoffmannien – l'acoustique des Bouffes valorisant la profondeur de champ qu'offre l'ambitus des accompagnements. 

Les mouvements centraux font une impression discursive plus homogène et ainsi convaincante, surtout dans le thème et variations en mineur, où l’ensemble des partenaires, notamment les violoncelles, adoptent de concert des phrasés plus francs. L’ensemble propose surtout une continuité de pulsation, une volonté d’avancée très appréciable, dont le ton est impeccablement donné par la présentation de l’alto royal de Gregor Sigl – superbe aussi, dans le registre aigu, pour la quatrième et dernière variation. Le scherzo est mené rondement, puissamment : et si l’alliage de verdeur rythmique et de transparence polyphonique n’atteint pas la perfection d’autres quatuors dans ce répertoire (on songe au fabuleux opus 111 des Pavel Haas cette saison), rigueur et virtuosité se situent encore au meilleur niveau. On est davantage circonspect quant à la manière dont les Artemis mènent le rondo final. De nouveau, mais de manière plus voyante, moins compensée par une intensité ambiante, se révèlent des problèmes de cohérence de phrasé, voire d’imaginaire stylistique, là encore sur le matériau principal. En fait, dès la première phrase, où Krigh propose une arabesque étonnamment vieille école, sophistiquée de contours, et pleine de petits retards portés ou glissés. Ce n’est pas mal fait, au demeurant, mais aucun de ses collègues, à commencer par le violon de Kim, ne reproduira ce style par la suite : on ne sait donc quel Brahms l’on entend ici, ni d’où, ni de quand. La suite réserve néanmoins son lot de réussites, encore grâce à l’élégance des altos, et dans une coda fortement conduite.

La transcription pour sextuor de la Sonate de Berg est une signature des Artemis, qui renvoie à leur première maturité, au rayonnement de Heime Müller sur le quatuor, et aussi à la personnalité interprétative de Prischepenko. De ceux qui ont enregistré cette partition en 2006, il ne reste plus que Runge, et c’est naturellement que l’on entend quelque chose de fort différent, dans le profil et l’imaginaire sonores. Il est difficile de formuler les enjeux de l’interprétation de cette transcription : le plus plausible est qu’il faille mettre en cohérence la musique avec un monde sonore différent de celui pour lequel elle avait été conçu, d’une manière tout à fait analogue au problème posé par une version pour cordes de l’Art de la fugue, par exemple. La raison en étant que cette cohérence ne va pas de soi. On peut à grands traits dissocier, pour la Sonate de Berg, les moments de présentation ou de retours des thèmes principaux, et les séquences de développement. Dans le premier cas, la difficulté n’en est pas vraiment une, le matériau se mettant très naturellement à disposition des cordes (même si cela suppose une adaptation du genre de legato pour la première phrase) ; les appels impérieux d’octaves graves conviennent très bien aux violoncelles, et renvoient tout droit à un imaginaire semblable à celui de la Nuit transfigurée. Joués avec sensibilité, le motif descendant de doubles croches du second groupe thématique est aussi de la plus belle expression aux violons. 

Mais passée la barre de reprise, les choses se compliquent graduellement, la progression centrale dépendant de curseurs d’intensité dynamique et rythmique qui produisent des effets spécifiques au piano. Le sextuor atteint ici trop vite la saturation dynamique, à laquelle s’ajoute la saturation polyphonique : or, le matériau est celui de Berg et non de Zemlinsky ou du jeune Schoenberg. Il semble que la seule manière d’éviter cet écueil soit de sous-jouer ce développement, d’y créer de la tension par d’autres moyens que l’augmentation de l’intensité. C’est en partie ce que proposaient les Artemis créateurs de la partition, mais c’est moins beaucoup vrai aujourd’hui. L’impression de saturation prédomine, et entre la poésie indéniable des premières et dernières mesures, laisse un sentiment mitigé.

Les nouveaux Artemis. 

La nouvelle formation se présente, en seconde partie, dans un répertoire inattendu. La déception (certes relative, dans une oeuvre si discriminante pour les quatuors non tchèques, où même les Jerusalem ont pu nous paraître embarrassés) ne donne ici que peu d’indications sur ce que les futures apparitions de ce quatuor renouvelé offriront. On retrouvait pourtant là le violon de Sareika en primarius, et c’est l’occasion de vérifier que sa sûreté technique et ses possibilités sonores ouvrent des possibilités supérieures à la moyenne. Jusqu’à la fin d’un premier mouvement solide, quoiqu’assez neutre d’expression, la satisfaction de cette assurance, la puissance intimidante des archets de Sareika et de Sigl, fait oublier l’absence de charme, et surtout de légèreté d’archet, de souplesse dans les transitions : tout est juste au sens où tout est logique, mais rien n’est vraiment naturel. Dans le scherzo, les choses deviennent beaucoup plus problématiques. Dès le premier coup d’archet du violoncelle, une lourdeur difficile à concevoir s’installe. Les accents appuyés donnent l’impression que le mouvement recommence tout le temps, et chaque silence paraît composer une gêne pour les interprètes. 

La suite ressemble à une démission face à un idiome inapprochable : à défaut de rendre la subtilité de ton populaire, à chercher un rebond spirituel, un jeu sur les changements d’aspects du même, les Artemis font une contre-proposition radicale, surjouant à l’extrême une veine de folklore de carte postale. Sigl et Kim font un sort terrible au thème de fanfare (on imagine mal pareil phrasé à la trompette, ou même au bugle). Dans le trio en bémol, l’interprétation bascule vaillamment dans une trivialité apparemment assumée, avec un rubato surligné d’énormes soufflets dynamiques, justifiables selon la lettre, incompréhensibles dans l’esprit : une option de caractère dont l’objet nous est mystérieux. Au moins, c’est un choix franc. La suite est de meilleure facture de lettre et d’esprit, surtout un finale aussi rigoureux qu’alerte, mais tout espoir d’être charmé ou ému s’est envolé depuis longtemps. Tant pis : on reviendra, puisqu’on revient toujours pour ce quatuor au fond imprévisible. Quelques minutes après cette excursion tchèque, qui donnait quelque peu le mal de mer, les nouveaux Artemis offraient en bis un irréprochable mouvement lent du Quatuor de Debussy, d'une tension dans la retenue qui avait fait défaut à beaucoup de moments de cette soirée.

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Théo Bélaud
Né en 1984 dans le Pas-de-Calais, Théo Bélaud fait ses études de philosophie à Lille, et débute dans la critique musicale en 2007. Collaborateur à Classiqueinfo ou Actu-philosophia, il étudie notamment l’œuvre de Charles Rosen, dont il a traduit et présenté Musique et sentiment & autres essais (Contrechamps, 2020).

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