La présentation de la saison du Grand Théâtre de Genève 2019–2020 était très attendue, parce qu’elle annonce un autre règne, celui d’Aviel Cahn, qui après avoir réussi de manière spectaculaire à l’Opéra des Flandres, arrive à Genève, en successeur de Tobias Richter, qui quitte la maison après dix ans plutôt ternes, marqués aussi par des travaux importants qui ont lourdement pesé sur la couleur des saisons et des œuvres présentées.
Aviel Cahn représente sans conteste un autre type d’approche et bien des choses vont sans doute changer à Genève. Quelques observations sur la présentation de cette saison.

Aviel Cahn

Après 10 ans, l’ère Tobias Richter, professionnel solide mais pas vraiment inventif, ne laissera pas de traces profondes au Grand Théâtre de Genève, on serait bien en peine de signaler – Ring mis à part et encore – une production qui ait marqué l’histoire de ce théâtre pendant la période. Ayant pratiqué, tant par le choix des chefs que des productions, une politique plus proches de celle du théâtre de répertoire à l’allemande que de l’audace nécessaire à un théâtre « stagione », Richter a dû, en plus, faire face pendant plusieurs années à un transfert des activités à « L’Opéra des Nations » pendant les travaux du Grand Théâtre, dont d’ailleurs il ne s’est pas si mal tiré. Il termine son mandat en demi-teinte.
Après cette période un peu terne, il est évident qu’Aviel Cahn, successeur désigné, joue sur du velours. Il vient d’obtenir pour l’Opéra des Flandres l’Opera Award de meilleure maison d’opéra du monde et vient juste de présenter le 2 mai sa première saison genevoise, et le virage est assez marquant. Le Grand Théâtre de Genève va prendre d’autres couleurs, et d’autres directions.
Il en a besoin : depuis longtemps (déjà aux temps de Jean-Marie Blanchard), le public se renouvelle peu, vieillissant, plutôt huppé, moyennement ouvert. Et le théâtre pèche par une politique dite « des publics » assez limitée, sans grande ouverture aux jeunes ni même aux générations des trentenaires ou quadragénaires, un véritable problème dans de nombreux théâtres et celui-ci en particulier. Si l'on y voit quelques jeunes de manière assez atomisée, on constate à Genève que le public le plus nombreux est composé d’ultra quinquagénaires au minimum.
Il y a donc une nécessité, une urgence même d’aller vers de nouveaux publics et de faire naître une vraie politique des publics ; le premier point que l’on peut donc retenir de cette présentation et il me paraît déterminant, c’est le projet appelé « La Plage », « emmené par la dramaturge Clara Pons, ce volet tisse le lien avec la ville et les citoyens en développant une politique active de médiation, de création, de pédagogie et d’événements. Il veut faire du Grand Théâtre un lieu détendu, informel, ouvert à toutes et tous. », souligne le dossier de presse, ainsi des propositions de manifestations « hors cadre », à des moments divers, pour des publics divers, des petites formes, des spectacles pour les enfants, des « Late nights » qui devraient changer l’image et l’accès au Grand Théâtre.
C’est en effet un travail de médiation vers les publics les plus divers dont a besoin cette institution pour permettre à la fois à un nouveau public de venir, mais aussi pour que ces nouveaux spectateurs y rencontrent des productions censées lui parler, plus ouvertes sur la ville et ses symboles, son activité, son histoire.
Alors, dans le cadre de La Plage, on verra d’abord en liaison avec Einstein on the Beach, un opéra de chambre de Philip Glass, In the Penal Colony présenté les 6 et 7 septembre 2019 au Lignon (la fameuse cité urbanistique avec son bâtiment d’un seul tenant de plus d’un kilomètre de long), en coréalisation avec la Bâtie, festival de Genève dans sa 43ème édition.
La Plage présentera aussi :

  • une version pour enfants de Cenerentola, en écho aux représentations au Grand Théâtre qui se déroulement en mai 2020, Cenerentolina entre le 12 et le 19 décembre 2019 d’après Rossini
  • la création suisse de Electric dreams, un opéra pour jeunes et familles de Matthew Shlomowitz en coproduction avec Contrechamps et au Théâtre Am Stram Gram (du22 au 26 avril 2020). Electric dreams est une commission du concours pour composition d’opéra de Styrie (6.Johann-Joseph-Fux-Opernkompositionswettbewerb) et présenté à Graz.

Enfin, Aida sera proposée en projection en plein air « sous les étoiles » le 19 juin 2020 dans le cadre de la fête de la musique (enregistrement d’une des représentations du Grand Théâtre, en octobre 2019).
Ces initiatives visent à faire éclater l’opéra dans la cité, le rendre présent en dehors de la place de Neuve, et montrer qu’il est un protagoniste culturel tous azimuts dans la ville voilà le sens de La Plage. C’est dans ce sens aussi qu’il faut considérer la « résidence » du photographe Mathieu Gafsou qui accompagnera toute la saison dans et hors le théâtre.

Ces intentions montrent l’intelligence du projet global conçu par Aviel Cahn et ses équipes, car le Grand Théâtre de Genève ces dernières années ne pouvait entrer en compétition en Suisse même avec les théâtres de l’ère germanophone et notamment Bâle et Zürich ses concurrents directs. Par la couleur de sa programmation future, il s’inscrit en concurrence directe avec Bâle, une institution qui depuis longtemps porte une modernité en phase avec une ville si ouverte à l’art contemporain ; Genève affiche d'ailleurs son intention d’attirer plus fortement ce public en proposant un programme en français et allemand.
On jugera assez vite de la réussite de l’entreprise, mais pas avant au moins deux  saisons, le temps qu’il faut pour asseoir le répertoire et constater les réactions du public.
La nouveauté étant par essence séduisante, et le Grand Théâtre en ayant grand besoin après des années de légère poussière, on va se laisser séduire par une programmation sur le papier variée, intelligente, et vraiment autre…tout en concédant que ce qui est or sur le papier peut quelquefois se révéler du plomb à la représentation (on en a quelques exemples à Paris).
L’ensemble de ce projet s’intitule Oser l’espoir expression à la fois jolie et cruelle, qui se projette vers un futur qu’on espère audacieux et radieux, mais bien cruelle si elle concerne la programmation du Grand Théâtre : c’est donc le temps de la renaissance de l’espoir après des années…désespérantes ? Je plaisante naturellement, mais il est quand même vrai que l’espoir renaît sur cette institution.

Dans les informations données, ce sont les chefs et les metteurs en scènes qui sont essentiellement sont annoncés, à part quelques chanteurs, qui pour certains ne sont pas très connus, mais on connaît les politiques des théâtres du Benelux où officiait Aviel Cahn, depuis Gérard Mortier, qui préfèrent confier les rôles à de jeunes chanteurs ou des chanteurs moins connus, plus malléables au niveau des agendas pour les répétitions de mise en scène, qu’à des vedettes moins souples et qui pour beaucoup d’entre elles n’aiment ni les répétitions, ni les mises en scènes « modernes » ; c’est la politique du voisin lyonnais, et elle a du sens.

Considérons donc, après ces prémisses, la programmation prévue. J'y vois un pôle de référence (c'est à dire une production considérée comme symbolique du travail qu'on va mener à Genève) tous les trois mois :

  • Pôle 1 : Ouverture, Einstein on the beach (septembre 2019)
  • Pôle 2 : Classique revisité, Die Entführung aus dem Serail (Janvier 2020)
  • Pôle 3 : Clôture de saison "alla grande" : Saint François d'Assise (Juin 2020)

Einstein on the beach (Philip Glass) (Septembre 2019)
Datant de 1976, Einstein on the beach est une œuvre entrée dans la mythologie des grandes productions du XXème siècle grâce à la production de Robert Wilson (Opéra-Comique octobre 1976), reprise en 1992 et en 2012–2013 pour des tournées aux USA et en Europe, mais jamais en Suisse.
Il s’agit donc d’une première suisse, hautement symbolique à plusieurs niveaux et d’abord par la charge symbolique de cette production, ouverture de la saison, ouverture de l’ère Aviel Cahn qui tourne le dos à la production Wilson, pour la proposer à une compagnie suisse, la Compagnia Finzi-Pasca, au concept particulier spécialisée dans l’événementiel, qui mélange acteur, chanteur, acrobate, danseur sans négliger la participation à quelques productions d’opéra. Une esthétique à l’opposé de celle de Robert Wilson, pour marquer une rupture, mais aussi pour marquer un début, affirmant aussi la valeur d’artistes suisses, puisque le chef choisi est Titus Engel, un jeune chef zurichois qui vit à Berlin plutôt apprécié, spécialisé dans le contemporain mais aussi dans des opérations originales et opérant soit à la Ruhrtriennale, à Bâle, à Stuttgart dans des institutions très ouvertes dans le contemporain. Il dirigera des musiciens de la Haute École de Musique formant un ensemble ad-hoc nommé, comme par hasard, Einstein-Ensemble, montrant ainsi s’appuyer sur une structure prestigieuse genevoise, impliquant des jeunes musiciens.
L’initiative est donc un coup à plusieurs rebonds, qui va bien au-delà de la simple première suisse d’un opéra jamais représenté à Genève, il y a là le contemporain, de nouvelles formes théâtrales, l’appel aux jeunes et surtout la valorisation des artistes suisses et de la formation qu’ils y reçoivent. On ne peut mieux trouver la preuve et de l’intelligence du propos, et surtout du type de travail qui s’ouvre à Genève.
Et les diverses initiatives productions de la saison se décryptent à cette aune-là.

Aida (Octobre 2019)
Deuxième production de la saison, Aida est un grand standard du répertoire : après Philip Glass, Verdi, comme un contraste singulier, notamment pour un titre aussi habituellement spectaculaire. La production en est confiée à Phelim McDermott qui paraît-il recentrerait l’intrigue vers l’intime. Soit. Mais Aida est un opéra intime, créé dans un théâtre aux dimensions relativement réduites (l’Opéra du Caire, 850 places, qui a brûlé aujourd’hui). On sait qu'Aida supporte aussi des salles encore plus petites (300 places) comme le Teatro Verdi de Busseto.
Phelim Mc Dermott est un metteur en scène qui aime le spectacle, et les spectacles divers puisqu’on trouve dans son répertoire aussi bien Shakespeare que du Musical ou le très fameux Pasticcio d’opéras baroques très bien réalisé au MET de New York, The Enchanted Island , dont le Blog du Wanderer naguère rendit compte (cliquer sur le lien).

Cette fois-ci, ce qui intéresse sans doute aussi Aviel Cahn, c’est que Phelim Mc Dermott a mis en scène en 2016 l’opéra de Philip Glass Akhnaten, créé en 1983, dernier volet d’une trilogie ouverte par Einstein on the BeachAkhnaten est un opéra fait de textes de l’époque d’Akhénaton qui retrace la vie d’Akhénaton, le Pharaon d’Egypte qui révolutionna la religion égyptienne. Il y a donc là un clin d’œil double, encore un coup de billard à plusieurs coups, d’une part, il installe indirectement un lien avec l’opéra d’ouverture, par le metteur en scène Phelim McDermott qui a mis en scène une œuvre de Philip Glass, comme par hasard, un opéra qui a pour cadre l’Égypte ancienne, beaucoup plus « authentique » d’une certaine manière que l’Aida de Verdi. On ne peut évidemment pas échapper au lien entre Akhnaten et Aida et on peut supposer des parentés d’ambiance. Amusant jeu de piste qui montre les fils inattendus que Cahn veut tisser.
Au pupitre, il appelle Antonino Fogliani, un chef italien digne, spécialiste de Rossini puisqu’il a fait ses armes à Pesaro et qu’il est actuellement le directeur musical du Rossini Festival de Wildbad en Forêt Noire. Mais l’appeler « la référence de la musique italienne » (dossier de presse), c’est un peu exagéré, il y a bien d‘autres chefs pour Verdi en Italie, y compris parmi les jeunes. C’est certes un bon chef, mais un parmi d’autres, les chefs italiens de la génération 30 à 40 ans (il est né en 1976) étant nombreux et de qualité.

L’Orfeo de Monterverdi, (deux soirées les 28 et 29 octobre) ouvre une autre page, baroque cette fois déjà largement pratiquée par son prédécesseur et n’est pas une production maison à proprement parler, mais une production semi-scénique mise en espace par Ivan Fischer lui-même, à la tête d’une formation issue de son Budapest Festival Orchestra. On connaît Ivan Fischer comme l’un de plus grands chefs d’aujourd’hui et son orchestre est reconnu comme l’un des grands orchestres d’aujourd’hui. Le chef, qui est aussi compositeur, a laissé le Konzerthausorchester Berlin où il a eu un très grand succès pour avoir plus d’espace pour des projets plus personnels, notamment à l’opéra.

Teatro Olimpico de Vicenza (Arch. Andrea Palladio)

Et notamment en Italie où il dirige le Vicenza Opera Festival dans le merveilleux Teatro Olimpico de Vicenza de Palladio, d’où provient cette production invitée(qui sera présentée à Vicenza du 21 au 24 octobre, soit quelques jours avant Genève).

Le décor du Teatro Olimpico que ne verront pas les genevois

Ceux qui connaissent le Teatro Olimpico savent qu’il a un décor fixe, à l’intérieur duquel se déroulent les opéras (Il y eut il y a une trentaine d’années ainsi une trilogie Mozart restée fameuse), comme le décor est évidemment peu transportable à Genève, ces deux soirs seront représentées en version semi-scénique avec une distribution jeune et intéressante (la soprano hongroise dont on fait grand cas Emöke Baráth et le ténor italien Valerio Contaldo (qui d’ailleurs vécu et étudié en Suisse) rompus au style de Monteverdi.

Avec l’Orfeo, Aviel Cahn ouvre une ligne baroque qui se poursuivra immédiatement dans la saison (décembre 2019) par Les Indes Galantes de Rameau, direction Leonardo García Alarcón qui arrivera à Genève après avoir dirigé la même œuvre avec le même orchestre (la Cappella Mediterranea) à Paris en septembre et octobre. Gageons que les répétitions d’orchestre seront moins longues…

Moins de surprise puisque Leonardo García Alarcón, chef solide, précis, pas trop imaginatif peut-être, a dirigé régulièrement à Genève à l’invitation de Tobias Richter. C’est du côté de la production que viendront sans doute les surprises, puisqu’elle est confiée à l’américaine Lydia Steier (qui a proposé au Festival de Salzbourg 2018 une Zauberflöte très discutée) en collaboration avec le chorégraphe d’origine argentine Demis Volpi (il s’agit d’un opéra ballet où la chorégraphie est essentielle), qui s’intéresse à l’opéra chorégraphié (il a fait un Don Giovanni remarqué au Deutsches Nationaltheater de Weimar).
Les Indes galantes constitue le spectacle de Noël, Lydia Steier par son esthétique est à l’opposé du Regietheater, c’est une production qui évidemment promet un certain spectaculaire, mais qui montre aussi la tendance des managers d'opéra à sortir de la dictature du Regietheater à l'allemande, tout en proposant des voies et des esthétiques nouvelles.
La ligne XVIIe-XVIIIe se fermera sur une production de Entführung aus dem Serail de Mozart qui sans doute fera parler. Placée en janvier 2020, elle ouvre l’année, sorte de second souffle d’une saison auquel le public se sera déjà habitué. Disons que c’est ce qu’on appelle un point d’orgue.
Cette production est le deuxième grand pôle d’attention de la saison, après Einstein on the Beach parce que l’œuvre de Mozart, un Singspiel au livret à la fois souriant et profondément influencé par l’illuminisme (glorification de la clémence de Pacha Selim).Après quelques années de purgatoire dû sans doute aux craintes diverses, compte tenu du sujet, l'œuvre a été récemment réadaptée dans des directions diverses, quelquefois très violentes (Martin Kusej à Aix qui situe l’action dans un camp de Daesh), ou de réadaptations du livret comme Wajdi Mouawad à Lyon, qui modifie et élargit le texte de Mozart.
C’est le choix opéré par Aviel Cahn : l’occasion est trop belle que de donner la parole à une femme turque, en opposition ouverte à son gouvernement (elle porte étonnamment le même nom que le président Erdogan…) dans une histoire qui raconte l’histoire de deux occidentales prisonnières d’un pacha turc. Ainsi donc Aslı Erdoğan est-elle un des symboles de cette saison, symbole d’un espoir que la situation de la femme, que la situation des écrivains (elle est exilée en Allemagne), et simplement que la liberté de penser puissent renaître en Turquie. Évidemment, le souverain turc de Mozart, amoureux et éclairé, représente ici une antithèse facile.
Toute aussi importante la présence sur cette production du metteur en scène belge Luk Perceval, pour la première fois à Genève : il est temps, il a 62 ans…
Luk Perceval est l’un des maîtres de l’école de théâtre flamande qui a explosé sous l’impulsion notamment de Gérard Mortier sur les scènes internationales à la fin des années 90 (Schlachten, à Salzbourg en 1999, un spectacle à partir de Shakespeare, écrit avec son compère Tom Lanoye, qui durait huit heures environ et fascinant). Luk Perceval, qui a dirigé le Thalia Theater de Hambourg est l’un des metteurs en scène de référence dans le théâtre d’aujourd’hui. Aviel Cahn, dix ans à Anvers, sait évidemment l’importance de Perceval qui a été le directeur historique (et presque fondateur) de Het Toneelhuis, théâtre d’Anvers dans les années 80. Luk Perceval a peu travaillé à l’opéra. On lui doit la mise en scène d’un opéra contemporain sur la Grande Guerre, Infinite Now, de Chaya Czernowin créé (pur hasard…) à l’opéra des Flandres (à Gand en 2017). Nul doute que le travail sur le livret avec Aslı Erdoğan l’a stimulé.
Au pupitre, le chef italien bien connu Fabio Biondi, directeur et fondateur de l’Orchestre Europa Galante, spécialisé dans le répertoire baroque, qui dirigera ici l’OSR, à qui il donnera sans nul doute une couleur particulière, vu son répertoire de spécialité.
Une production qu’il ne faudra manquer sous aucun prétexte.

On passe ensuite du XVIIIe au XIXe , avec un autre symbole, Les Huguenots de Meyerbeer, un choix évidemment emblématique pour Genève, capitale du calvinisme et pas représenté à Genève depuis quasiment un siècle . Mais Aviel Cahn sait aussi que Meyerbeer est revenu au goût du jour, plusieurs productions de référence en Allemagne à Berlin, Karlsruhe, Francfort, Nuremberg, une production des Huguenots à Paris (moins réussie mais assez bien chantée), et enfin une production (déjà en 2012) à Bruxelles et Strasbourg des Huguenots dans une mise en scène d’Olivier Py qui a rencontré un immense succès. Aviel Cahn  reprend une partie de la recette puisqu’il en confie (comme à Bruxelles) à Marc Minkowski la direction musicale . Pour la mise en scène, il fait appel au couple éprouvé Jossi Wieler-Sergio Morabito, Regietheater bon teint, qui viennent de laisser la direction de l’Opéra de Stuttgart, dont ils ont fait une référence en matière de mise en scène d’opéra. Il n’y a rien de très révolutionnaire ni neuf, les deux compères étant bien connus du théâtre d’opéra mais ils feront sans doute grincer les dents aux traditionnalistes. Du côté des chanteurs, une des rares indications de ce programme, puisque Raoul sera chanté par John Osborn (comme à Bruxelles d'ailleurs), l’un des trois ténors capables d’affronter le rôle sans encombre (avec Juan-Diego Florez et Michael Spyres), du côté féminin, Valentine sera confiée (hélas ?) à Rachel Willis-Sørensen dont on fait grand cas en Allemagne et qui m’a toujours déçue, notamment par le phrasé et la diction française problématique (Les Vêpres Siciliennes à Munich). Comme la distribution des Huguenots est pléthorique, attendons de la voir annoncée…Mais sur le papier, ce projet attire par le titre, mais un peu moins que les autres parce qu'un peu plus attendu…(Février Mars 2020)

Dans une saison aussi effrontée et tournée vers l'aujourd’hui, il eût été étonnant de ne pas trouver une création, et ce sera le cas du 30 mars au 8 avril 2020 avec Le voyage vers l’espoir, création de Christian Jost, compositeur allemand passionné de théâtre musical. Le thème est évidemment en phase avec la thématique de l’année, qui s’inspire du film homonyme de Xavier Koller, seul Oscar obtenu du cinéma suisse, qui raconte l’Odyssée d’émigrés turcs désireux de gagner la Suisse, qui se retrouvent perdus dans les neiges du Splügenpass.
En coproduction avec le Badisches Staatstheater de Karlsruhe, la production sera dirigée par Gabriel Feltz, l’un des chefs allemands talentueux les plus orientés vers le répertoire d’aujourd’hui et mise en scène par Kornél Mundruczó, réalisateur hongrois connu, plusieurs fois primé à Cannes, qui est aussi un homme de théâtre avec sa compagnie Proton Theater. C’est en tous cas l’un des créateurs les plus intéressants du monde du spectacle aujourd’hui.

Comme une saison doit aussi satisfaire tous les publics et ceux plus traditionnels, Aviel Cahn a prévu pour ce public une production « de tout repos », une Cenerentola de Rossini, du 4 au 20 mai 2020, confiée à Laurent Pelly. Laurent Pelly est d’un des maîtres actuels de l’opéra bouffe (voir à Lyon – et Genève, Viva la Mamma de Donizetti et Le Comte Ory à Lyon et tous ses Offenbach). La direction en est confiée à Stefano Montanari, violoniste venu du baroque, un chef bien connu à Lyon où il dirige régulièrement, et qui est aujourd’hui l’un des chefs les plus intéressants notamment pour le répertoire classique du XVIIIe, avec un sens dramatique aigu, et une vivacité et une énergie particulièrement notables mais aussi une grande ouverture à la mise en scène. Il a dirigé La Cenerentola notamment à Lyon (Mise en scène de Stefan Herheim) et à Rome avec beaucoup de succès.
Dans la distribution à ce qu’on puisse savoir, on note Edgardo Rocha, le ténor uruguayen qui est aujourd’hui le ténor rossinien qui monte et qui est de plus en plus réclamé. Face à lui, l’Angelina d’Anna Goryachova, un rôle qu’elle a chanté à Oslo dans la mise en scène de Stefan Herheim, un des mezzo-soprano qui attire aujourd’hui l’attention, vue récemment par Wanderer à Berlin dans Les fiançailles au couvent de Prokofiev. Nous écrivions à son propos : « Anna Goryachova, mezzo au volume intense, qui s’impose aussi scéniquement, est vraiment impressionnante » .

Enfin, pour conclure la saison en juin, le troisième pôle de référence de cette première saison est constitué par la création en Suisse du Saint François d’Assise de Messiaen (Paris 1984), et il s’agit là aussi d’un seul coup de billard à plusieurs effets. D’abord, Saint François d’Assise est l’un des opéras des quarante dernières années qui s’est imposé sur les scènes mondiales, le couronnement de la carrière d’Olivier Messiaen, dirigé par des chefs de référence dans ce répertoire comme Kent Nagano, Esa Pekka Salonen, Sylvain Cambreling et Ingo Metzmacher. C’est une vaste fresque qui requiert de grands moyens et surtout un grand plateau : Zürich est sans doute trop petit pour pareille œuvre et Genève est en Suisse le seul théâtre dont l’espace permette l’accueil. Aviel Cahn s’assure ici une sorte d’exclusivité.
Ensuite, il offre la direction au chef actuel de l’OSR, Jonathan Nott, qu’on a déjà vu dans Il barbiere di Siviglia dans la saison 2017–2018 du Grand Théâtre. La présence du chef permanent de l’OSR n’est pas habituelle au Grand Théâtre et que Jonathan Nott soit au pupitre est une bonne chose ; c’est ensuite un chef très intéressant qui fait peu d’opéra (on l’a entendu à Lucerne dans des versions concertantes du Ring de Wagner et de Falstaff de Verdi), mais très ouvert au niveau du répertoire et notamment du répertoire contemporain, il été directeur musical de l’Ensemble Intercontemporain au début des années 2000 et a enregistré avec les Berliner Philharmoniker le vol.II des œuvres complètes de Ligeti chez Teldec. De plus, il est fils d’un prêtre anglican et né un 25 décembre, ce qui peut-être le prédispose à travailler sur une œuvre aussi ressentie religieusement que le Saint François d’Assise.
Troisième élément à noter, l’appel pour la mise en scène à un plasticien important, Adel Abdessemed, qui a souvent appuyé son travail sur la violence ambiante (il a grandi en Algérie, à Constantine et a aussi été enlevé à 23 ans par les islamistes du GIA) et ses installations interrogent, quand elles ne scandalisent pas.
Confier à un plasticien une fresque comme le Saint François d’Assise est évidemment une idée juste : l’opéra porte le sous-titre Scènes franciscaines . D’ailleurs, la première mise en scène de l’œuvre à l’Opéra de Paris en 1984, signée Sandro Sequi, essayait (de manière pas très convaincante tant la mise en scène était statique) de reproduire les tableaux religieux du Moyen âge. La fameuse mise en scène de Peter Sellars (Salzbourg, Paris) était aussi accompagnée du décor de l’architecte George Tsypin, à forte empreinte visuelle.

Face au retable d'Issenheim, les Christ en fil de fer barbelé d'Adel Abdemessed

La confier à Adel Abdemessed, originaire d’Algérie, musulman, prend aussi un sens dans une œuvre qui retrace la vie du plus subversif des saints, dans une société d’aujourd’hui traversée par la violence religieuse, par l’égoïsme, par le triomphe de l’argent et dans une ville dont on connaît la relation au grand capital. Aviel Cahn fait ainsi le lit de ce qui pourrait être un grand choc esthétique et intellectuel. C’est sain, c’est intelligent, c’est inattendu.
Pour ce spectacle, il a choisi de confier le rôle de Saint François à Kyle Ketelsen, un des barytons les plus en vue aujourd’hui, pour succéder à l’immense José Van Dam, le créateur du rôle et à Rod Gilfry qui l’a fait à Amsterdam. En commun avec Van Dam, Ketelsen est un grand Figaro, un grand Leporello (vu à Lyon la saison dernière), un très grand mozartien, mais aussi un très grand Nick Shadow de Rake’s Progress et un immense Golaud (vu à Zürich dans la mise en scène de Dmitri Tcherniakov) :  c’est un choix d’une très grande pertinence.

Ainsi donc, la saison lyrique est comme une carte de visite d’une nouvelle orientation, qui change radicalement le profil de ce théâtre, qui va se rapprocher des politiques de Bâle et de Lyon. L’émulation entre Lyon et Genève qui ont à peu près le même profil (entre Aviel Cahn qui a vécu dix ans à Anvers, et Serge Dorny flamand, héritier de Mortier, il y a des options communes, même si les parcours et les goûts sont sans doute différents) durera au moins deux saisons (Dorny part en 2021 à Munich) et les mélomanes de la région, en France ou en Suisse, auront bien de la chance. Par ailleurs, il se profile aussi une ligne scénique très contemporaine aux bords du Léman, entre Vidy-Lausanne, une des scènes les plus avancées d’Europe, et le Grand Théâtre de Genève nouvelle figure de proue pour le contemporain.

La saison se complète par une saison de ballet (toujours dirigé par Philippe Cohen) très orientée par le contemporain, où la tradition des Flandres est là aussi prégnante, avec la présence de Sidi Larbi Cherkaoui, anversois, chorégraphe résidant au Toneelhuis d’Anvers et déjà connu au ballet du Grand Théâtre qui viendra pour un spectacle Minimal Maximal en lien avec le minimalisme de Philip Glass dans Einstein on the beach (avec deux autres chorégraphes, Andonis Foniadakis et le genevois Ioannis Mandafounis) et celle d’Anne Teresa De Keersmaeker pour quelques soirées de février où elle présentera sa dernière création The Six Brandenburg Concertos avec sa compagnie Rosas et l‘orchestre B’rock , ainsi que le jeune chorégraphe Jeremy Tran qui est aussi un créateur vidéo de talent, au Bâtiment des forces motrices pour une création au titre de Ce qu’il nous reste.

Enfin des récitals bien calibrés avec trois chanteurs de la nouvelle génération et trois chanteurs vedettes. Le récital est un domaine très particulier, qui exige une personnalité forte qui puisse créer en un Lied un univers qui puisse fasciner le public et qui actuellement bat un peu de l’aile hors de l’ère germanophone. Au rythme d’à peu près un récital par mois, ils se divisent comme suit :

Nadine Sierra

Les jeunes :
Nadine Sierra, le jeune soprano qui va actuellement de triomphe en triomphe le 14 octobre 2019
Benjamin Appl, jeune baryton allemand spécialiste du Lied qui suscite un grand intérêt : l’Allemagne est le seul pays qui développe des chanteurs spécialistes du Lied, le 14 novembre 2019
Marianne Crebassa, mezzosoprano qui s’est bâti une forte réputation notamment dans le répertoire baroque le 19 janvier 2020 (avec Fazil Say au piano)

Benjamin Appl

 

En regard, trois chanteurs très connus à la carrière affirmée ou des stars :
Stéphane Degout, baryton qui triomphe actuellement sur toutes les scènes et dans tous les répertoires, du baroque au contemporain (il sera à Lyon dans quelques semaines pour Lessons in love and violence de George Benjamin), le 15 mars 2020.
Natalie Dessay, accompagnée par Philippe Cassard, qui a laissé les scènes d’opéra pour diversifier ses activités, le 26 avril 2020.
Ian Bostridge, le ténor britannique star, si étonnant, si versatile, au timbre si particulier, le 15 mai 2020.

Natalie Dessay

Si Cahn sait qu'il devra aussi entamer un plan de rénovation des équipements scéniques, c'est aujourd'hui mis au second plan : ce qui frappe dans cette saison, c'est les signes qu'elle envoie, c’est l’intelligence de sa composition, c’est le choix résolu du contemporain, mais pas de la provocation, dans une vision forte et qui sort par le choix des metteurs en scène d’un triangle Tcherniakov, Warlikowski, Guth : Cahn invite vraiment à explorer d’autres espaces et donner confiance à d’autres personnalités qui dément un certain public notamment le plus conservateur dans sa tendance à assimiler "mise en scène moderne" et "Regietheater à l'allemande"…
Enfin, Aviel Cahn est un futé : il évite en cette première saison de présenter des oeuvres d'un siècle de grands standards du XIXe et du XXe   , de 1871 (Aida) à 1976 : pas de Wagner, pas de Puccini, pas de russes, pas de Berg, pas de Debussy, pas de Strauss etc sans doute aussi parce certaines oeuvres exigent un travail sur les distributions que le temps à disposition ne permettait pas…C'est évidemment aussi un signe : l'opéra c'est un répertoire énorme, varié,  contrasté, qu'on ne peut limiter à l'attendu. Ainsi il fait de ses choix un formidable outil d'éducation du public à ce qui n'est pas forcément nouveau, mais qui sort néanmoins des sentiers trop rebattus.
Il y a enfin une volonté de valoriser le territoire, de s’appuyer sur les institutions genevoises, sur des créateurs suisses, et de dynamiser et ouvrir réellement l’institution vénérable qu’est le Grand Théâtre. La création d’un nouveau logo, moins « sénatorial » que l’ancien et plus dynamique en est aussi la trace.


Cahn a indiqué le changement de couleur très fort de la maison, mais moins du point de vue musical, où la qualité est au rendez-vous, mais pas forcément la nouveauté ou l’exploration. La plupart des chefs sont bien connus, avec une expérience consommée. Il reste à découvrir les distributions, dont les indications restent parcellaires. Il est vrai que deux ans pour préparer une saison, c’est très juste, quand la plupart des chanteurs sont retenus au moins trois ans à l’avance. C’est pourquoi on ne pourra vraiment tirer un premier bilan de cette nouvelle politique qu’au seuil de la troisième saison. Mais quel changement !

Il y a chez Aviel Cahn un air de retour à la maison : c’est un suisse dont toute la carrière s’est construite hors de Suisse, mais c’est le premier helvète à diriger le Grand Théâtre après une succession de gaulois : Riber, Gall, Auphan, Blanchard et un germain, Tobias Richter. Ce retour à la maison (même s’il est zurichois) sera-t-il le retour de l’enfant prodigue ?

 

 

 

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
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