Dennis Kelly (1969-)
Après la fin (After the end) (2005)

Texte français : Pearl Manifold et Olivier Werner
Mise en scène : Baptiste Guiton, membre du Cercle de formation et de transmission
Avec Tiphaine Rabaud Fournier et Thomas Rortais
Scénographie et accessoires : Quentin Lugnier
Lumières et régie générale : Julien Louisgrand
Création sonore : Sébastien Quencez
Costumes et accessoires : Aude Desigaux
Régie son : Sylvain Fayot
Assistante à la mise en scène : Juliette Donner
Administration de production : Sylvie Vaisy
Chargée de développement, de production et de diffusion : Martine Desmaroux
Production L’Exalté – direction Baptiste Guiton
Coproduction La Machinerie – Théâtre de Vénissieux Théâtre National Populaire

L’Exalté-Cie Baptiste Guiton est associée au Théâtre National Populaire et en résidence à la Machinerie – Théâtre de Vénissieux

Après la fin est publié et représenté par L’Arche, Éditeur et agence théâtrale.

Résidence de Création 2019

Théâtre National Populaire (TNP), Villeurbanne, Grand théâtre, salle Jean-Vilar le vendredi 8 février 2019

La saison dernière, nous avions déjà vu une mise en scène de Baptiste Guiton et de sa compagnie recréant au TNP Le Groënland, texte écrit par Pauline Sales – mise en scène dans laquelle jouait déjà Tiphaine Rabaud Fournier. Et Wanderer avait été sensible à la grande exigence de son travail, notamment à travers son engagement en faveur des textes de théâtre contemporain qu’il choisit délibérément de monter. Cette promotion d’un répertoire actuel s’inscrit dans une démarche tout à fait intéressante permettant par là même au grand public de découvrir les textes de dramaturges d’aujourd’hui. Ainsi, sont mis en lumière les apports d’une écriture dramatique nouvelle et en constant renouvellement. Ayant précédemment approché l’œuvre – riche s’il en est – du britannique Dennis Kelly avec Mon Prof est un troll à destination des jeunes publics, c’est avec Après la fin, une autre de ses pièces pour deux comédiens cette fois, que Baptiste Guiton s’installe cette saison dans la salle Jean Vilar pour presque un mois de représentations. Wanderer était au rendez-vous.

La silhouette de Louise (Tiphaine Rabaud Fournier) se détachant sur une toile éclairée, derrière le lit où elle est attachée

Les spectateurs se pressent dans les gradins devant un décor qui interpelle tout de suite. Un étrange lieu de vie, ordonné, ramassé sous une structure arachnéenne aux contours arrondis, à la fois douce et ajourée. A la fois massive et écrasante. Dessous, on distingue différents meubles et accessoires. Une échelle. Des couchettes dont une superposée perpendiculairement à l’autre. Une sorte de banc angulaire. Une table et deux chaises. Un petit tapis d’allure persane. Une cantine en métal. On est frappé par l’impression d’enfermement qui se dégage de cet endroit reconstitué de manière assez réaliste. Un étrange espace en huis clos malgré les ouvertures à claire-voie de la structure. Peut-être une recomposition modernisée du salon Second Empire de la pièce de Sartre. Un lieu terminus.

Soudain, lumière. Un son sourd et fort. Et arrive, descendant de l’échelle, un homme portant une femme. « Ok, on a survécu à l’explosion, miracle, on a survécu à la boule de feu, miracle (…) Et je t’ai emportée. Je t’ai amenée ici », raconte Mark à la jeune femme qui a recouvré ses esprits – pourquoi, comment les a‑t‑elle perdus ? Louise réagit d’abord par de brèves interventions. D’une voix blanche, elle lâche un simple « merci » à destination de son soi-disant sauveur. Le spectateur-voyeur à l’intérieur de cet abri nucléaire, est propulsé dans un temps qui inclut sa propre interruption. Un temps aboli, consécutif à l’apocalypse. Le temps d’après une fin. Mark et Louise seraient alors deux survivants rendus insulaires, deux naufragés du désastre – mystérieux attentat contre l’humanité. Deux Robinsons échoués sous nos yeux, sous la terre. Dans un hors-monde.

Louise (Tiphaine Rabaud Fournier) et Mark (Thomas Rortais)

C’est alors que les rapports entre les deux survivants vont se redéfinir. Les règles sociales, les usages, tout ce qui organise et fonde la civilisation va se transformer. Une restructuration politique se met en place sous la terre mais toujours sous nos yeux oscillant entre voyeurisme et observation. Que peut-il se passer entre deux individus reclus, sans perspective, sans espoir ?

Louise dit ne rien ressentir en songeant à la mort de son frère. Bien qu’étonnée par sa propre réaction, elle s’installe progressivement dans une forme d’austérité éthique qui la rend peu à peu inflexible, arc-boutée sur ses principes. Mark est le propriétaire de l’abri, le grand ordonnateur du déroulement de la vie en son sein. Celui qui l’a constitué. « Je l’ai approvisionné parce que le monde est devenu dingue, putain ! » s’écrit-il lâchant un juron. Comme une forme de justification implicite soulignant l’écart entre ce qu’était le monde d’avant et ce que sera désormais leur monde de maintenant. Comme s’il avait été opportunément doté d’une préscience sur leur destinée. Comme s’il était déjà en capacité de dominer l’Autre.

Face-à-face entre Mark (Thomas Rortais) et Louise (Tiphaine Rabaud Fournier)

Les dialogues sont vifs et le texte ciselé, tout en muscles pour supporter la tension qui monte entre les deux personnages. « Je crois pas que ce que j’ai pu dire ou pensé soit faux pour autant » assène Louise. Et Mark de répondre « Si. Tu avais tort. Vous aviez tous tort (…) tu peux toujours me traiter de fasciste quand je dis qu’il faut se défendre contre le mal. » Face à l’intransigeance de la jeune femme, il échafaude une morale inédite, redéfinissant les notions de Bien et de Mal, faisant table rase du passé, du temps achevé. Selon lui, sans référence aucune. Quand Louise demande ce qu’il peut se passer à l’extérieur, il répond sans délai qu’il est préférable de ne pas penser. « On a assez à faire. »  Ainsi s’achève le Début par une sorte de raideur. Dennis Kelly déjoue pourtant la gravité de la situation qui se développe par plusieurs recours à la légèreté. Des mauvaises blagues de Mark, en passant par les remarques de Louise à propos des effets digestifs du chili, il s’agit de normaliser autant les faits que le discours. Une manière de rendre le réel tolérable. Une manière de métaphoriser le théâtre en fin de compte.

Cette idée trouve son point d’aboutissement dans le choix du jeu de rôle auquel le nouveau maître Mark veut faire participer Louise : Donjons et Dragons™, si emblématique des années 80 qui accentue la mise en abyme. Mais Louise va résister, opposant à la morale édictée par Mark, son éthique inébranlable. « Tu décides pas qui je suis, je décide. » La violence va progressivement s’étendre, portée indistinctement par les deux personnages. Certes, Mark va imposer des privations de nourriture à Louise mais c’est elle qui lui souffle presque l’idée de cette action à son encontre. « Tu vas m’affamer ? Tu vas m’affamer, Mark ? » Il la menace, exerce une pression psychologique difficilement tenable. Elle tient bon malgré tout. Surgit le couteau, la lame luisante en travers de la table. L’arme que le dominant utilise pour contraindre si ce n’est blesser – ou tuer – le dominé. L’arme va passer de la main de l’un à celle de l’autre, les rapports de force s’inversant alternativement. De même, la chaîne servant à verrouiller la cantine-réserve de nourriture – qui n’est pas sans rappeler le MacGuffin dans le cinéma hitchcockien – devient un objet d’asservissement absolu. L’objet qui attache. Celui qu’on casse sans pour autant gagner sa liberté ici. Au sein de l’échange agonistique entre les deux antagonistes, les face-à-face se multiplient, empreints d’un silence pesant, ponctuation forte sans le moindre souffle. Evoquons ici le travail très précis de Sébastien Quencez sur la musique et les sons, à partir de variations sur les Requiem de Mozart et Fauré pour en conserver des lignes mélodiques lourdes, submergeant par moments toute la salle à la manière d’un grondement assourdissant.

Mark (Thomas Rortais) surplombant Louise (Tiphaine Rabaud Fournier) indifférente

Certes, à travers Mark et Louise, on voit ressurgir la figure ancestrale du couple édénique d’Adam et Ève. La pièce soulève la question de l’amour entre les deux jeunes gens. Mais ce sentiment est vite dévoyé, emporté par le tumulte de leur relation dans leur hors-monde. Des masturbations libidineuses et impudiques de Mark, des menaces exercées sur son sexe par Louise avec le couteau jusqu’au viol, jusqu’au combat, leur hybris vient à bout de tout partage, de toute harmonie. En lutte pour le pouvoir à exercer sur l’autre – car rien d’autre ne semble compter – les corps finement sculptés par les lumières s’entrechoquent. Pour autant, c’est dans les ténèbres que Mark abuse de Louise, dissimulant à la vue du public l’agression sexuelle. Le metteur en scène ne cherche effectivement pas à faire voir une violence crue mais préfère montrer celle plus insidieuse qui s’aggrave dans le piège de leur insularité. C’est d’ailleurs bien cette violence-là que la théâtralité amplifie avec cette fable pleine de bruit et de fureur au cœur de laquelle le spectateur est plongé.

Soudain, la trappe s’ouvre laissant tomber un peu de  terre, laissant passer un rai de lumière – un jour nouveau ? Puis, c’est l’asepsie. Après le chaos, la fin annoncée dans le titre, projetée sur la toile blanche derrière la couchette. Un ultime face-à-face qui rebat plusieurs cartes. Par une ellipse durant laquelle le comédien Thomas Rortais installe à vue la table et deux chaises à l’avant-scène, Louise vient retrouver Mark dans une sorte de parloir. Elle porte un béret, un manteau et vient des coulisses, passe ostensiblement hors de la structure du décor pour le rejoindre. Il a également changé de tenue, ayant sur lui un pull clair notamment. Ce dernier échange, en dépit du changement de rythme, n’est pas exactement celui de l’apaisement. Que s’est-il passé ? Le chaos a‑t‑il eu lieu ? Mark a‑t‑il enlevé et séquestré Louise ? Ont-ils été le jouet d’une illusion tout comme nous semblons l’avoir été ? Elle est libre, pas lui. La force traumatique de l’expérience traverse encore les deux personnages et nous traverse aussi, laissant une forme de béance dans le noir final.
Après la fin témoigne d’un travail rigoureux, d’une grande justesse eu égard au propos de l’auteur. Efficacement dirigés, les deux comédiens – formidables Tiphaine Rabaud Fournier et Thomas Rortais – sont physiquement très engagés, en appui permanent sur une partition textuelle particulièrement exigeante. Disons-le donc sans détour : c’est avec des spectacles de cette facture que l’on peut mesurer toute la richesse et la profondeur de ce répertoire contemporain encore assez méconnu, pas toujours reconnu non plus.

 

 

 

 

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Thierry Jallet
Titulaire d'une maîtrise de Lettres, et professeur de Lettres, Thierry Jallet est aussi enseignant de théâtre expression-dramatique. Il intervient donc dans des groupes de spécialité Théâtre ainsi qu'à l'université. Animé d’un intérêt pour le spectacle vivant depuis de nombreuses années et très bon connaisseur de la scène contemporaine et notamment du théâtre pour la jeunesse, il collabore à Wanderer depuis 2016.

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