Programme

Beethoven, Symphonie n°9 enmineur, op. 125

Regine Hangler, soprano
Tanja Ariana Baumgartner, mezzo
Robert Dean Smith, ténor
Ludovic Tézier, baryton

Choeur de Radio-France, Martina Batic, direction
Orchestre Philharmonique de Radio-France
Marek Janowski, direction

Auditorium de Radio-France, le 5 janvier 2019

Pour la seconde mise de sa Neuvième de nouvelle année, le Philharmonique faisait fort logiquement appel à son ancien directeur, qui a modelé la culture de répertoire germanique de l’orchestre durant vingt ans, et fixé le standard d’exigence technique qui est le sien depuis trois décennies. Comme dans le répertoire romantique la saison passée, Janowski insuffle toujours une impressionnante énergie disciplinée à l’OPRF. Moins traditionnelle qu’on ne pouvait l’attendre, cette interprétation parfois déroutante s’impose par son unité de peu de complaisance, sa probité de savoir-faire sans sophistication. Mais elle frustre d’autres traits, y compris de ceux qu’on aurait pu attendre du grand sage. Et paraît paradoxalement moins aboutie que l’esquisse de Mikko Franck l’an passé.

Le sentiment diffus d’inaboutissement de cette 9e tient, peut-être, essentiellement à son relatif anonymat sonore. De Janowski, beethovénien parcimonieux ces dernières saisons, mais ayant donné une magnifique Héroïque avec le RSO Berlin à Pleyel en 2010, et un des rares chefs capables, avec les phalanges parisiennes, de pétrir en quelques répétitions une pâte orchestrale cohérente et structurée pour le répertoire germanique, on attendait beaucoup, finalement trop, dans cette 9e. Et ces attentes sont presque plus déçues dans la mesure où elle ont d’abord pu sembler satisfaites, dans un premier mouvement de très bonne tenue, tant sur le plan de la mise en battue que de la mise en plans sonores. La grande science rythmique de Janowski est affirmée au sein même du trémolo inaugural, et ne se dément à aucun moment jusqu’à la coda. En dépit de l’effectif imposant (environ 14–12–12–10‑8 au quintette, et surtout des bois par… quatre, ce que l’on n’avait observé dans ce répertoire qu’avec l’autre ex-directeur du Philhar, Myung-Whun Chung), le profil paraît toujours net de contours. Yoon Park en supersoliste est solide garante de la cohésion générale, et l’unité franche des coups d’archets flatte autant l’œil que l’oreille. Ce n’est pas, loin s’en faut, une chose acquise et banale dans ce mouvement. Cependant, un profil bien dessiné ne suffit pas constituer une pâte orchestrale du plus haut niveau. La même cohésion de la part de la petite harmonie est encore plus difficile à obtenir dans cette partition, et on le vérifie une fois encore ici. A ce stade, il convient de balancer l’ensemble des remarques relatives aux équilibres et profils sonores de cette exécution avec les conditions invariantes que posent l’acoustique de Radio-France. Janowski et les musiciens ne sont pas peut-être pas responsables du défaut de lisibilité qui, à partir du second mouvement, est notoire. L’orchestre connaît et maîtrise pourtant bien le procédé de doublage intégral des bois, qui a produit des résultats extrêmement probants, dans Brahms notamment, sous la baguette de Chung : avec lui paradoxalement, les plans s’aéraient en se texturant, s’ouvraient le chant, par l’effet de mise en relief du contrepoint . Mais c’était à Pleyel et à la Philharmonie, et aussi, avec une direction qui avait les qualités de son défaut : de prendre le temps. Ce qui n’est pas franchement le cas, du moins ce soir-là, de Janowski. Pourtant, l’écriture pourrait encore s’y prêter en bien des endroits de la 9e (deux exemples rapides, mais symboliques : le contrepoint clarinettes et bassons sur la préparation du fugato du I, et celui de tous les bois dans la marche du chœur sur und der Cherub steht vor Gott : dans les deux, la netteté de trait, et l'intelligibilité de phrasé font défaut). Mais parfois, même là où la mise au-dehors relève de l’ordre normal des plans, la petite harmonie ne parvient pas à énoncer avec franchise et suffisamment de projection sa partie (comme dans les marches harmoniques du scherzo). Olivier Doise et Thomas Prévost, plutôt irréprochables à dans leurs solos peinent à faire respirer leurs 14 collègues d’un seul souffle.

Il n’y a en cela rien de déshonorant, quand on sait le niveau habituel de perfectibilité instrumentale, même à notre époque, des 9e données en concert, même par des orchestres plus prestigieux. Mais il reste surprenant de voir, sous une baguette aussi exigeante, le Philhar proposer une réalisation factuellement moins solide qu’avec un Mikko Franck novice dans ce répertoire. Dans un autre registre, impossible de parler du profil sonore d’une 9e de Beethoven sans évoquer le style du timbalier. Le moins que l’on puisse dire est qu’il est affirmé, et qu’il ne correspond pas à ce qu’on attendrait de Janowski : l’ensemble de la partition est exécutée à baguettes légères. Fort bien, du reste, avec une anticipation suffisante du temps pour aérer la texture. Mais le caractère systématique du choix de timbre, lui, lasse autant qu’avec un effectif réduit ou d’instruments d’époque, démonstration que cette esthétique d’allègement percussif n’est pas plus ou moins approprié à une esthétique globale : elle a simplement ses avantages (la préservation de l’espace pour les autres plans) et ses inconvénients si on en abuse (une univocité de caractère, militaire en l’espèce). Contre l’attente, les qualités de cette interprétation se trouvent donc ailleurs que dans le caractère et la culture sonore. Dans la simplicité et la tenue du discours, et dans le dynamisme général. A ce titre, le premier mouvement ne souffre décidément aucun reproche, sinon celui d’être presque trop bien structuré et un brin prévisible. Mais le travail sur l’étagement dynamique, difficile dans cette salle nivelante, est remarquable, et avec lui la gestion des climax, leur préparation, leur décru. La fugue n’offre certes guère de frisson, peut-être parce qu’elle est trop stricte de battue, mais la récapitulation centrale impressionne vraiment, grâce à l’articulation et au phrasé très précise des violoncelles, qui permet de faire sentir le conflit intérieur nouveau de ce passage, entre motif descendant et (plus rarement audible) ascendant. De manière générale, une réussite orchestrale constante de cette exécution réside dans le travail sur les cordes graves, qui ne se contente pas de creuser le champ sonore (ce que l’acoustique ne permet pas de toute façon), mais fait vivre rythmiquement et polyphoniquement la partition. L'ensemble des sections d'exposition en longues gammes de mouvements contraires en bénéficie.

Mais la netteté de conduite de cette direction se paye à son tour d’un défaut de caractérisation dans les mouvements suivants. Exécuté avec toutes ses reprises (ce qui fait beaucoup de mesures), le scherzo est solide rythmiquement (et, on l’a dit, imparfait instrumentalement) et parait pourtant s’enliser en avançant, comme réduit à un perpetuum mobile dont les divers épisodes, trio compris, sont nivelés à l’excès. La vraie déception de ce concert est l’adagio, qu’on n’attendait certes pas sentimental, mais qui nous semble tout de même impossible à présenter dans une conduite aussi indifférenciée. Il est recevable, bien sûr, d’évacuer tout climat fabriqué d’intimité et d’effusion ici – encore que la noblesse et la gloire de ce mouvement puissent bien résider dans son impudeur. Mais l’a‑sentimentalité augmentée d’une intégration arasante rend le processus de variations quasiment inaudible. C’est la forme même qui, à ne jamais varier la respiration, le phrasé, même la dynamique, semble se contracter et s’appauvrir. L’orchestre ne démérite pas en discipline dans cette page suprêmement délicate, mais l’exactitude et et la cohésion, aux violons principalement, se paye d’une absence de naturel dans le jeu, d’un manque de légèreté des archets, voire de passages en force. C’était précisément le point fort de l’interprétation de Mikko Franck que ce mouvement, où s’imprimait sa marque la plus précieuse, cette faculté d’obtenir de la rigueur dans la décontraction. Le choral des bois est, par défaut, la variation la plus réussie. Les deux appels dramatiques sont préparés et exécutés au pied de la lettre, sans la moindre inflexion rythmique : ce qui ne saurait être reproché comme tel, mais manque entièrement son objet, ou sa volonté d’être impitoyable. Le manque de gradation dynamique et la platitude du phrasé empêchent d’incarner une option déjà peu évidente, sur ce passage où la force conventionnelle du rubato ne se laisse pas repousser sans résistance. Sa suppression radicale présente une épure, mais qui ne met pas l’expression en évidence, la neutralise plutôt. Une partie des qualités coutumières associées à cette direction (la force constante d’avancée, de motricité, la discipline et l’absence de pathos) paraît suremployée dans ces pages, au point de se retourner contre l’autre partie (le sens de la forme, et le rapport direct et immédiat à elle). On aimerait dans cet artisanat sans complaisance retrouver la flamboyance  et l’urgence d’un Kegel, mais on n’en trouve que la sévérité.

Le finale n’est pas inintéressant, encore qu’il souffre, plus que l’an dernier, de l'exiguïté du lieu pour un choeur de cette taille (environ 75, ce qui est encore beaucoup trop, du moins pour cette partition qui – sur ce plan – n’est pas de la dentelle). Janowski, droit dans ses bottes, est constant dans l’absence d’effets et la quête d’enchaînements fluides et sans pathos. Cela se tient mieux que dans le III. Le triple récitatif bénéficie d’une telle simplicité, tout comme le lancement de l’hymne instrumental. Celui-ci échouera néanmoins à déployer toute sa force au terme du tutti, faute d’impact suffisant aux bois pour garantir la continuité d’énonciation. Le quatuor vocal est plus original et hétérogène à la fois que celui, sobre et solide, de 2018 (Dasch-Kolosova-Elsner-Youn). Splendide Boccanegra il y encore quelques jours, Ludovic Tézier fait apprécier son timbre (dans une acoustique qui lui est ingrate) mais se montre étonnamment sage dans la caractérisation de son exposé, qui par contraste met en valeur l’accompagnement très (trop ?) soigné du hautbois de Doise. Sa diction allemande demeure perfectible et peut expliquer une certaine prudence, le conduisant étonnamment à demeurer en retrait des deux quatuors. Il faut dire que ses trois comparses mettent du coeur à l’ouvrage, à défaut de d’offrir une grande subtilité. L’intonation générale est satisfaisante, néanmoins, ce qui n’est pas une petite réussite. L’intérêt de la paire Hangler-Baumgartner est de juxtaposer des timbres typés, en quelque sorte archétypiques de leurs tessitures, aérant quelque peu la texture des duos. Robert Dean Smith n’est plus de prime fraîcheur mais son métier et son abattage sont admirables. Janowski prend cependant la marche turque à un tempo trop proche du métronome pour que le vaillant ténor puisse s’exprimer. Seid Umschlungen déçoit à force de saturation chorale. Le nouveau chef de choeur, Martina Batic, n’est peut-être pas encore assez familiarisée avec l’auditorium pour savoir qu’il est totalement impossible de faire chanter aussi fort un tel effectif en ce lieu. Le problème ne se situe pas tant dans les fortissimo du début et de la fin de cette section, mais dans le cœur de celle-ci, qui est aussi le cœur spirituel du finale, à condition que la sublime polyphonie des cordes soit aussi audible que le choeur : on en est, ici, très loin, et c’est frustrant, car le mouvement d’avancée franche pourrait convaincre s’il rendait mobile ce fourmillement stellaire, plutôt que ces grands aplats vocaux..

Innovation par rapport à 2018, cette 9e était doublée (et nous assistions au premier des deux concerts, probablement moins bon que le suivant). Une suggestion d’ajustement supplémentaire pour 2020 : qu’au moins une des deux soit donnée à la Philharmonie.

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Théo Bélaud
Né en 1984 dans le Pas-de-Calais, Théo Bélaud fait ses études de philosophie à Lille, et débute dans la critique musicale en 2007. Collaborateur à Classiqueinfo ou Actu-philosophia, il étudie notamment l’œuvre de Charles Rosen, dont il a traduit et présenté Musique et sentiment & autres essais (Contrechamps, 2020).
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