Programme

Chopin, mazurka en do majeur, op. 33 n°3 ; Trois Mazurkas, op. 63 ; Sonate n°3 en si mineur, op. 58
Tchaikovsky, Dumka en do mineur, op. 59
Prokofiev, extraits des Dix Pièces, op. 12 : prélude en do majeur, marche en fa dièse mineur, gavotte en sol mineur.
Desyatnikov, extraits des 24 Préludes (Chant de Bucovine) : n°1, 4, 10, 11, 12, 14, 15, 16, 17, 18, 21, 23.

Lukas Geniušas, piano

Paris, Salle Gaveau, le 5 décembre 2018

Cinq jours après les débuts à Gaveau de son camarade Vadym Kholodenko, c’est en nouvel habitué des lieux (et de Paris, où il se produisait pour la onzième fois en cinq ans !) que Lukas Geniušas investit la salle, où il a déjà donné deux – mémorables – récitals en 2015 et 2016. On le disait précédemment : entendre dans les mêmes conditions, en moins d’une semaine, deux jeunes pianistes d’un tel calibre est d’abord une orgie de beautés à savourer en regard de la seule qualité ; et ensuite l’opportunité d’affiner par effets de contrastes l’appréciation de leurs personnalités artistiques, et de ce qu’elles révèlent des répertoires.

Kholodenko, Geniusas et donc Desyatnikov, tout ceci est une vaste affaire de famille. On sait l’importance extrême qu’a eue pour nos deux pianistes la grand-mère du second, Vera Gornostaeva. Le légendaire professeur, disparu il y a trois ans, ne peut être étranger au degré de quasi-symbolisation, emblème esthétique, qui émane d’une manière similaire du rapport physique de ses élèves au piano. Même si leurs positions diffèrent, d’ailleurs (Geniusas s’assied à hauteur standard, Kholodenko plus haut et plus près). Mais la culture sonore, le rapport magnétique du geste à l’oreille, la manière d’écouter et de conduire le son à la clarté puis à l’expression, sont un socle et un héritage communs, qui les lie par-delà une complicité affichée hors-scène. Avec au moins un autre élève de Gornostaeva, Andreï Gugnin, et une poignée d’autres espoirs déjà solidement confirmés (Mndoyants, Klinton, Favorin, ou encore, même si son parcours est très différent, Kozhukin), se dégage une génération russe, née autour de 1990, qui est peut-être la plus brillante et prolifique à la fois depuis celles nées autour de 1910 (et qui dépassait bien sûr le seul cadre pianistique) et de 1970 (Berezovsky, Berlinskaïa, Lugansky, Rudenko, Skanavi). Ces moments de foisonnement ne sont pas toujours fortuits. Il arrive que les liens tissés tôt forment une sorte d’aristocratie artistique, faite à la fois de proximités familiales et amicales. Elles correspondent, peut-être aussi, à une forme d’incarnation artistique d’un moment de transition sociale et politique. Celle d’aujourd’hui est pour partie unie et caractérisée par un rapport aux répertoires, nationaux et étrangers, autant marqué par le poids (parfaitement supporté) de la glorieuse tradition que par une liberté au goût devenu très sûr, et par un mélange de modernité cosmopolite et de nostalgie postmoderne. C’est un aspect troublant que ce dernier. La génération de Chostakovitch jouait Chostakovitch. Les suivantes y ont ajouté Schnittke, Silvestrov, Shchedrin, et la nouvelle ajoute Arzumanov, Chapliguine, Desyatnikov, Ryabov. Le lien entre élite interprétative et avant-garde compositionnelle semble s’être rompu au début du déclin soviétique et n’a pas, loin s’en faut, été revivifié dans la Russie nouvelle. La musique russe ayant les honneurs des grands scènes, à Moscou comme à Londres ou Paris, reste une musique soviétique composée et jouée dans un esprit de réminiscence, un ethos dépressif au charme subtil, qui ne regarde que modérément vers un avenir incertain, et se penche avec une distance attendrie sur un passé doux amer.

La constance avec laquelle Geniušas défend l’oeuvre de Desyatnikov respire une sincérité propre à désarmer la critique. Comment pourrait-il en être autrement, pour un pianiste qui, enfant, déchiffrait déjà ces pièces en train d'être composées, devant l'auteur, un proche de la famille ? Dès sa deuxième venue à Paris, en janvier 2014, il l’avait mis à l’honneur, d’abord lors d’un hommage pianistique à l’amphithéâtre Bastille, en présence du compositeur (avec lequel il joua un quatre mains), puis dans la fosse de Garnier, où il tenait la partie de piano du ballet Illusions perdues, au sein de l’orchestre du Bolchoï. Ce n’est pas seulement que l’on sent sous ses doigts l’intimité qu’il entretient avec la musique et son compositeur depuis l’enfance. Geniusas a une manière étonnante de projeter ces oeuvres comme en-dehors des cadres dans, et pour lesquels elles ont été conçues. Desyatnikov fait partie de cette génération tardive de compositeurs soviétiques (nés autour de la mort de Prokofiev, commençant donc leur carrière avec celle de Chostakovitch) pour qui la construction de grands cycles d’une musique pure ambitieuse et cultivant une voie stylistique nouvelle ne s’imposait pas, en tout cas pas avec une nécessité évidente. D’autres voies , forcément alternatives aux avant-gardes mainstream, s’offraient, entre ballet néo-classique, musique de film, tentations minimalistes (dans le contenu ou dans la forme), pastiche, collage, etc. Le mélomane occidental reste souvent interdit devant les destinations où ont abouti ces cheminements, qui n’ont pas le même relief, tant émotionnel que culturel. C’est au fond un schéma simple : le terme même de postmodernisme implique la relativité de son objet, puisque le dépassement et la distance du regard suggérés par le préfixe s’appliquent à des temps qui varient selon les lieux. Ce qui est critique ou parodie ici est nostalgie là-bas. Ce qui nous paraît être un minimalisme anti-moderne d’un côté de l’Oural (qui est lui-même une partie institutionnelle de la modernité outre-Atlantique) est un développement du néoromantisme de l’autre côté. Ce qui sonne ici comme une pièce de caractère ou d’illustration prend pour des oreilles russes une profondeur réflexive. La réception est toujours contrainte.

Lukas Geniušas

On gagne à prendre son parti d’une écoute centrée sur la mirifique prestation instrumentale. Toute musique bénéficie d’avoir été écrite pour un bon interprète, et d’être instituée par lui. Cela ne la rend pas nécessairement meilleure, mais cela la rend plus recevable, et il ne faut pas sous-estimer cela. Les 12 des 24 Préludes de Desyatnikov, joués ainsi, font presque regretter que l’on n’ait pas entendu l’autre moitié (il y en aura un autre en bis). A ce niveau de réalisation et de sérieux, on perçoit un rapport de cette partition à ses multiples inspirations possibles (l’opus 34 de Chostakovitch, bien sûr, mais aussi les Visions fugitives ou les Contes de la vieille grand-mère de Prokofiev, et peut-être plus encore les Excentricités de Miaskovsky…) qui dépasse le clin d’oeil, et ressemble à un dialogue entre la part figurative et la part abstraite du matériau, jonglant avec des codes propres à la musique pure ou à la musique de scène ou de cinéma. Une sorte d’équivalent russe d’une synthèse a posteriori d’Eisler, Weill et Hindemith (la puissance narrative qu’y met Geniusas n’est d’ailleurs pas sans rappeler le ton de son admirable Ludus Tonalis, qu’on aimerait bien entendre à Paris). Dans une perspective généalogique, ces préludes étaient précédés de deux instantanés de l’histoire musicale russe, dont l’exécution n’appelle que des éloges. Son prélude en ut majeur de Prokofiev est d’une admirable prestance classique. La conception qu’a Geniušas de la grande Dumka de Tchaikovsky est sans doute un peu sévère, et d’aucuns diront académique (ce qui, aujourd’hui, surprend presque de sa part) : ce n’est évidemment pas Horowitz ou Pletnev (qui sont d’autres académismes magnifiques), mais ce n’en est pas moins délectable. C’est aussi que notre pianiste prend son Tchaikovsky au sérieux et veut le montrer. Dans l’entretien qu’il donne pour le programme du récital, il déclare son amour pour les concertos négligés, en particulier le 2e (qu’il avait osé en finale du concours éponyme), et la Fantaisie : espérons que cet appel n’aura pas échappé aux responsables de nos saisons symphoniques.

Il y aurait beaucoup et peu à dire à la fois sur une première partie chopinienne idéale à au moins un égard : pour mettre un public non-familier du pianiste, et victime des préjugés tenaces sur le piano russe, en présence de cet art infiniment subtil de la nuance – sonore, énonciative, d’accent. On a rarement, vraiment, entendu un récital de piano débuter en imposant aussi vite et efficacement un climat, une intimité autant qu’une autorité. La merveilleuse petite mazurka en ut majeur de l’opus 33 suffit à signer ce pianiste suprêmement raffiné, dont le propre, de plus en plus visible, est de mettre à contribution ses moyens colossaux pour rechercher une épure toujours plus intimiste. On voit et entend tout le parti à tirer de l’ingénieuse répartition qu’a imaginé Chopin entre les mains, dans cet ambitus si réduit où la gauche vient comme teinter la droite de l’intérieur : espace curieusement exigu et aéré à la fois, le chromatisme y étant plus ornemental que structurel. Le raffinement sonore que produit cette écriture idéalement comprise prend une épaisseur symbolique, comme un pendant solaire du Des Abends de Schumann, autre duetto de l’extrême intimité où les pouces se rencontrent. Et le moelleux du son combiné avec la souplesse élastique du phrasé donnent à ce pas tout juste esquissé une ampleur expressive étonnante. Pour planter avec classe le décor d’un récital, on a rarement fait aussi bien. Il y a là une hauteur de vue, une intelligence qui est aussi celle de l’instrument, et qui renoue avec la quête de la première génération de pianistes ayant eu affaire aux grands Steinway modernes : ou comment tirer tout profit de l’opulence de timbre et de la longueur de note, tout en préservant, et en cultivant l’éloquence articulatoire, les jeux sur les registres opposés ; comment chanter large en parlant fin ; comment jouer avec le son pour la salle symphonique et avec le ton du salon – de surcroît, Gaveau est la salle idéale pour cet exercice. Il est clair que son Chopin, en général, a mué depuis son Concours de Varsovie (2010), ou même depuis ses éblouissants débuts à La Roque (2013, dans les trois sonates) et à Paris (Gaveau, 2014, dans les 24 études). C’est au cours des trois dernières années environ que l’évolution s’est fait sentir, peu à peu, notamment dans une autre sélection de mazurkas qu’il proposait voici deux ans, notamment à Bagatelle et à La Roque. Des mazurkas, on aimerait entendre bien davantage par lui (les plus délicates et inaccessibles, l'opus 68, la première opus 41…), et rares, très rares sont les pianistes, même chopiniens émérites, qui font former ce vœu. Et aussi : les impromptus, et surtout : les préludes.

La sonate en si mineur que l’on retrouve sous ses doigts cinq ans après s’est nettement allégée en texture, et vise, dans les mouvements extrêmes surtout, un grand style plus synthétique, moins soviétique. Geniusas en a beaucoup diminué l’échelle dynamique, à l’exception de très rares endroits où il rappelle la gigantesque réserve de puissance qu’il a à disposition, et dont il rechigne largement à se servir, préférant jouer sur la tension que crée sa retenue tangible : tout se passe comme si ce pianiste visait à être au piano ce que sont à l’orchestre les Berliner Philharmoniker bien dirigés. Ainsi en va-t-il de la préparation de l’ultime récapitulation du finale, moment symphonique par excellence, avec sa pédale et son appogiature insistante, qui d’un coup, alors que l’on avait l’impression d’un piano conteur au coin du feu, fait paraître la salle deux fois trop petite. On pourra reprocher à ce finale une légère indécision, puisqu’il se tient entre le canon héroïque et la distanciation élégiaque (une indécision qui ressort notamment dans la coda, maîtrisée, mais pas franche d’expression). Reste que ses gammes chantent comme peu d’autres, qu’elles paraissent avoir tout leur temps, durant lequel la main gauche peut musarder et commenter à loisir : on est pourtant au tempo… L’autre léger reproche possible, qui est de même nature, porte sur le début du développement du premier mouvement, présenté d’une manière erratique, possiblement volontaire, mais dont les effets de retenue échouent à créer de la tension. C’est bien tout. L’entrée en matière est d’une rare noblesse, avec cette légère emphase oratoire sur le premier crescendo, ces quartes magnifiques de densité et de délicatesse, un second groupe d’une subtilité formidable, au chant jamais univoque, où toujours on prend le temps : pas celui de la complaisance, de l’arrêt sur ce qui vient d’être joué ou sur ce qui va être joué, mais celui d’écouter pleinement la polyphonie, transparente et aérée. Le trio du scherzo, à cet égard, est magistral aussi, dans la conduite harmonique, et surtout dans l’unification expressive des plans sonores, démontrant combien cette page est une des plus originales, novatrices et ingénieusement écrites de Chopin. Et plus fort, plus édifiant encore si l’on veut : la première page du III, prise, elle, un peu plus vite qu’à l’accoutumée, dans un équilibre souverain, une pédale réduite, rien de surtimbré, rien de capiteux, juste un legato naturel et une main gauche ponctuant avec une folle élégance, intensément écoutée, jouant avec la résonance de la salle, comme la promesse d’un nouvel âge d’or du piano.

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Théo Bélaud
Né en 1984 dans le Pas-de-Calais, Théo Bélaud fait ses études de philosophie à Lille, et débute dans la critique musicale en 2007. Collaborateur à Classiqueinfo ou Actu-philosophia, il étudie notamment l’œuvre de Charles Rosen, dont il a traduit et présenté Musique et sentiment & autres essais (Contrechamps, 2020).

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