Modest Moussorgski
Boris Godounov (1869)

Opéra en 7 scènes et un prologue de Modeste Moussorgski
Livret du compositeur adapté du drame éponyme d’Alexandre Pouchkine et d’après l’Histoire de l’État russe de Karamzine. Version originale de 1869, créée à Saint-Pétersbourg, le 16 février 1928 au Théâtre Mariinski.

Nouvelle production

 

Direction musicale Paolo Arrivabeni
Mise en scène Matthias Hartmann
Décors Volker Hintermeier
Costumes Malte Lübben
Lumières Peter Bandl
Boris Godounov Mikhail Petrenko
Grigori Serghej Khomov
Prince Vassili Chouïski Andreas Conrad
Pimène Vitalij Kowaljow
Andreï Chtchelkalov Roman Burdenko
Fiodor Marina Viotti1
Xenia Melody Louledjian
Varlaam Alexey Tikhomirov
Missaïl Andrei Zorin
L'Aubergiste Mariana Vassileva-Chaveeva
L'Innocent Boris Stepanov
La Nourrice Victoria Martynenko
Un officier de police Oleg Budaratskiy
Un boyard Rémi Garin
Mitioukha Harry Draganov
Chœur du Grand Théâtre de Genève
Direction Alan Woodbridge
Orchestre de la Suisse Romande
Maîtrise du Conservatoire populaire de musique,
danse et théâtre de Genève

Direction Magali Dami et Fruzsina Szuromi

 

Grand Théâtre de Genève, l'Opéra des Nations, 3 novembre 2018

L’aventure des travaux du Grand Théâtre qui se sont prolongés est sans doute à l’origine de ce Boris Godounov qui se retrouve à l’Opéra des Nations, une salle dont le format n’est certes pas fait pour accueillir une si grosse machine. Et pourtant, le spectacle de Matthias Hartmann fonctionne, parce que le choix de la version de 1869, plus concentrée autour d’un personnage, plus intimiste en quelque sorte convient mieux à cet espace, et que du même coup c’est un autre Boris que l’on regarde.
D’où la réussite de cette production, qui a été chaleureusement accueillie, parce qu’elle allie une mise en scène cohérente, avec quelques très bonnes idées, et une réalisation musicale très réussie, dominée par le Boris de Mikhail Petrenko, le Pimen de Vitalij Kowaljow et la direction précise de Paolo Arrivabeni.

Début de la dernière scène

Revenir sur les tribulations des différentes versions de Boris Godounov serait fastidieux, tant la question a été labourée par la critique musicale. Rappelons qu’elle tourne autour de deux questions que sont :

  • La réécriture de l’œuvre par Rimsky-Korsakov, dont la version a fait autorité jusqu’à la fin des années 1970 : ce n’est qu’après la parution en 1977 de l’enregistrement de la version originale par Jerzy Semkow (chez Sony), puis la présentation à la Scala du Boris original (de 1872) dans la production de Youri Lioubimov et la direction de Claudio Abbado que rapidement la version de Moussorgski s’est imposée.
  • Le choix entre version avec acte polonais et chœur final du peuple, et la version princeps qui s’achève sur la mort de Boris devient « un possible » pour les théâtres notamment depuis l’enregistrement de Gergiev et du Marinski à la fin des années 90 qui en quelque sorte, a légitimé ce choix.

C’est en effet la version en quatre actes et un prologue qui prévaut, plus spectaculaire, faisant de l’œuvre une tragédie du peuple russe qui ouvre et qui ferme l’œuvre avec le personnage de l’Innocent comme emblème de ce malheur et donnant à au faux Dimitri un rôle plis étendu, notamment à cause de l’acte polonais. Le personnage de Boris n’étant au fond, qu’un Tsar parmi les autres, en butte aux tragédies du pouvoir, mais qui, comme les autres, laisse de côté les malheurs du peuple. D’où l’extraordinaire mise en scène de Herbert Wernicke à Salzbourg, qui faisait de Boris un tsar parmi d’autres, dans une galerie de portraits qui allait jusqu’à Brejnev et au-delà.

Dans la version originale de 1869, tout aspect « anecdotique » ou de fresque historique disparaît pour centrer le drame autour du personnage de Boris, en une sorte de Passion de 7 stations, du couronnement à la mort. Dans ce parcours, Boris, lacéré par son crime inaugural (l’assassinat du petit tsar légitime), finit dans la folie. La couleur en est plus sombre, et tous les personnages dont le peuple lui-même, ne sont que des satellites de cette histoire dont Boris est le centre.

D'où l’importance  plus grande des scènes centrales avec ses enfants : le tsar infanticide est père, et il cherche à assurer la pérennité de sa dynastie et la protection de ses enfants, ce qui sera vain, on le sait puisqu’à son tour son jeune fils sera assassiné quelques mois après sa mort.

Mikhail Petrenko (Boris) et Marina Viotti (Fiodor)

On a aussi suffisamment écrit sur l’écriture de Moussorgski et sa modernité : on sait par exemple l’admiration de Debussy qui gardait sur son piano la partition du Boris. On connaît les caractères de cette écriture qui cherche à faire coller musique et parole presque note à note, couleur à couleur, exactement comme essayait de le faire Wagner notamment dans Die Meistersinger von Nürnberg à peu près contemporains (1868) du Boris original (1869). C’est que les deux compositeurs, l’un, au terme d’une histoire de l’opéra longue et qui en 1860 commence à s’assécher, et l’autre au commencement de l’histoire de la musique russe, qui doit évidemment se libérer des influences de la tradition occidentale et affirmer son originalité, et d’une certaine manière elle aussi se poser comme musique de l’avenir. Il est clair que la version de 1869, plus proche d’un drame intimiste accorde à la parole une primauté que la version de 1872, plus épique, relative un peu plus.
Ainsi, la mise en scène de Mathias Hartmann, tout en utilisant complètement les (maigres) possibilités techniques du plateau rend-elle justice à cet intimisme : sombre, à dominante noire avec quelques taches rouges, des éclairages (de Peter Bandl) quelquefois dorés, avec cette couleur mordorée de certaines cathédrales orthodoxes de bel effet.
L’absence de dessous (et aussi dans une grande part, de dessus) oblige aux changements à vue. Les scénographes Volker Hintermaier et Daniel Vollenzin d’une manière assez efficace, par des échafaudages métalliques coulissants et poussés par des machinistes, font de la machine théâtrale une sorte de machine dramaturgique ; isolant par un arrêt sur image les différents « tableaux », se crée du même coup un fort sentiment de discours elliptique, peu concerné par le temps historique, faisant de chaque tableau, un degré supplémentaire vers la descente aux enfers.

Mikhail Petrenko (Boris) et le petit Tsar Dimitri

Et cela commence dès la scène du couronnement (avec une cloche monumentale qui rappelle un peu Wernicke…), où c’est le petit Tsar Dimitri qui est couronné, tandis que Boris au bas de l’escalier lui reprend les attributs du pouvoir, le laissant sans défense tel un roi Lear qui serait un enfant, et commençant visiblement son travail de remords.

Tableau de Pimen

Dès la scène suivante, celle de Pimen, Grigori apparaît et la machine inexorable se met en route.
À l’autre bout du spectre, Boris dans la dernière scène se meurt en se récriant « Я царь еще » (ia tsar iesche), je suis encore tsar, le peuple des femmes l’enterre sous des fleurs ou des poignées de terre, sorte de mort vivant. Tsar qui passe et que le peuple déjà envoie dans les effigies du passé. Scène puissante, non dépourvue de grandeur ni de beauté, qui se termine par l’arrivée du petit Fiodor, tsar en maillot de foot, qui dit tout du pouvoir qu’il aura…Hartmann n’a pas voulu trop d’équivalences contemporaines, même si les costumes (signés Malte Lübben) du pouvoir sont résolument d’aujourd’hui, même avec quelques libertés (les pantalons à crevés). Boris, Chouiski, le peuple sont des personnages d’aujourd’hui, les religieux et l’aubergiste plutôt d’hier, mais ce rapport avec une Russie (pas seulement une Russie d’ailleurs) d’aujourd’hui en dialogue avec l’hier (le rite orthodoxe d’aujourd’hui est immémorial et loin du contemporain) ne gêne pas et Hartmann n’en fait pas un élément central.
Au contraire, la scène de Varlaam et Missail est traitée comme une « scène de genre » presque détachée de la trame, une parenthèse comique (un comique grossier, avec alcool et ventripotence) qui ne sert qu’à mettre en scène le départ de Grigori vers son destin. Car Grigori dans cette version sans acte polonais reste un personnage de passage, presque une ombre qu’on sait avancer mais qui n’est jamais protagoniste.
Plus intéressante la scène centrale, où Boris se montre un père attentionné, au milieu de ses enfants, car elle souligne un personnage écartelé entre le crime initial (le meurtre du tsar enfant) et sa situation de père aimant, et du même coup, explique la crise consécutive à la visite de Chouiski, prémonitoire de la scène finale.
On reste même surpris que l’inscription de cette mise en scène dans  l’espace relativement contraint de l’Opéra des Nations se passe sans encombre ; nul doute que le tout était prévu à l’origine pour le Grand Théâtre, Hartmann a réadapté son travail en le focalisant sur Boris, et la tragédie du tsar seul convient alors à l’Opéra des Nations : belle trouvaille par exemple que l’inscription du chœur de la scène finale dans les échafaudages qui ainsi semblent élargir l’espace et lui donner une surface qu’il n’a pas dans la réalité.

Musicalement, le choix de cette version donne évidemment une couleur toute différente à l’ensemble. Paolo Arrivabeni, qu’on entend plus souvent dans le répertoire italien, a cependant souvent dirigé Boris Godounov (à Marseille l’an dernier par exemple). Il a justement opté pour une lecture qui évite tout excès, toute tonitruance, tout éclat en se concentrant sur la limpidité du rendu et une grande clarté de la partition, dont tous les niveaux instrumentaux sont mis en relief. Le prélude est à ce titre particulièrement emblématique avec son travail initial sur les bois. La mélodie, l’orchestration de cette version expriment une certaine âpreté. Il faudra attendre l’acte polonais de la version de 1872 pour que l’on entende une mélodie plus aguichante mais aussi d’une terrible ironie, avec une orchestration adaptée.
Arrivabeni est très attentif à contenir les volumes, pour rendre à cette version une spécificité intimiste plus affirmée, mais il est très attentif aussi aux chanteurs qu’il suit avec une grande attention. L’orchestre de la Suisse Romande qui est apparu en bien belle forme, le suit de manière très serrée.
Le chœur dirigé par Alan Woodbridge, suit le tempo relativement lent de ce chant mélancolique et funèbre qu’est le Boris de 1869, et s’exprime avec une belle intensité, et un beau phrasé : sans que le volume là aussi ne soit trop accentué, le chœur du Grand Théâtre est d’une rare justesse, avec un beau jeu dramatique avec l’orchestre, sans jamais aucun décalage.
On est surpris du timbre clair de Mikhail Petrenko, mais le timbre clair ne signifie pas un changement de tessiture : ce timbre donne à son Boris d’autant plus d’humanité et de jeunesse. La représentation fait de Boris le centre de l’attention (un immense néon rouge БОРИС souligne les scènes où il est présent). Un chant contrôlé comme toujours chez ce chanteur, très expressif, sans toutefois en faire trop (yeux hallucinés etc…) dans les scènes de crise, et donc il offre du personnage une vision en rien lointaine, et l’on rentre en empathie pour cette souffrance-là : élégance, modération, incarnation. Petrenko est un excellent Boris.
Belle prestation également de Roman Burdenko en Chtchelkalov : son monologue à la foule dans la scène initiale (sans doute une des plus belles pages de la partition) est particulièrement réussi, très mélancolique, avec une force contenue émouvante, un grand moment de la soirée. Magnifique interprétation.

Serghej Khomov (Grigori), Andrei Zorin (Missail), Alexey Tikhomirov (Varlaam)

Alexey Tikhomirov offre un Varlaam de tradition, voix large, expressive, puissante : (il alterne avec Mikhail Petrenko dans Boris qu’il chantera le 14 novembre), tandis que le Missail d’Andrei Zorin, dans la tradition lui aussi, a une voix très expressive de ténor de caractère.
On aurait aimé qu’Andreas Conrad travaille un peu plus le personnage de Chouiski qu’il fait un ténor de caractère, ce que Chouiski n’est pas : il est très peu expressif, très peu insinuant, avec un phrasé sans accents. Très décevant ((j’ai un souvenir de Kenneth Riegel, l’un des plus grands Chouiski, face à Ruggero Raimondi aussi bien à Paris qu’à Bologne)).
Le Grigori de Serghej Khomov , moins développé dans cette version, est efficace et impose rapidement un personnage un peu halluciné à la voix forte et bien projetée face au magnifique Pimen de Vitalij Kowaljow, qui impose sa voix de basse puissante, profonde, pleine de vibrations. La scène finale face à Boris fait comprendre pourquoi il faut deux basses de nature différente dans ces deux rôles, et face au sépulcral et remarquable Kowaljow, il faut un Boris plus clair qui puisse sembler plus fragile. Quant à l'Innocent de Boris Stepanov, son apparition fugace est comme toujours, vocalement marquante.
Du côté des rôles féminins, notons la belle aubergiste de Mariana Vassileva-Chaveeva, à la voix puissante et expressive.
Fiodor est Marina Viotti, particulièrement bienvenue, fraiche, vive, qui rend parfaitement le personnage, pris entre immaturité de l’âge et le sérieux de la position de tsarévitch. Chant impeccable, comme celui plus épisodique, mais bien contrôlé et très appliqué de Melody Louledjan dans Xenia et celui de la nourrice (Viktoria Martinenko). Il n’était pas sûr que Boris Godounov soit adapté à cet espace. Le pari est réussi et nous tenons là une des belles productions du Grand Théâtre.

Mikhail Petrenko (Boris)
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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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