Die Walküre
Dichtung und Musik von Richard Wagner

Direction musicale Plácido Domingo
Mise en scène Frank Castorf
Décors Aleksandar Denić
Costumes Adriana Braga Peretzki
Lumières Rainer Casper
Vidéo Andreas Deinert
Jens Crull
Technische Einrichtung 2013–2014 Karl-Heinz Matitschka
Siegmund Stephen Gould
Hunding Tobias Kehrer
Wotan John Lundgren
Sieglinde Anja Kampe
Brünnhilde Catherine Foster
Fricka Marina Prudenskaya
Gerhilde Caroline Wenborne
Ortlinde Christiane Kohl
Waltraute Simone Schröder
Schwertleite Marina Prudenskaya
Helmwige Regine Hangler
Siegrune Mareike Morr
Grimgerde Mika Kaneko
Rossweisse Alexandra Petersamer
Bayreuther Festspiele, 31 Juillet 2018

Pendant qu’une partie importante de la Wagnérie était à Munich pour la dernière de Parsifal et du Festival, fêtant avec Madame Merkel le génie du lieu, Kirill Petrenko, l’autre partie était à Bayreuth pour une Walküre un peu particulière, dirigée par Plácido Domingo, isolée des autres journées du Ring, en une initiative qui a laissé perplexe les observateurs. Si c’est une opération de marketing, cela signifierait qu’il y a besoin par de telles opérations de doper les ventes :  rompre la tradition du Ring pour trois représentations dirigées par Plácido Domingo peut sembler un marketing singulier pour un Festival qui s’est toujours distingué par des choix, même contestés, mais autrement puissants. Résultat mitigé.

Voir ci-dessous l'article de David Verdier en 2017.
Voir les différents articles du Blog du Wanderer :
Walküre Bayreuth 2016

Walküre Bayreuth 2015

Walküre Bayreuth 2014

 

Une idée singulière

Reprendre la seule Walkyrie d’un Ring, où Die Walküre est le point de départ de l’histoire de l’Or noir que Frank Castorf a élaborée entre 2013 et 2017, dans le fil d'une grande fresque historique qui aboutit aussi bien à Wall Street qu'à la Berlin des années 90 est une idée problématique, qui manque singulièrement de cohérence.
Comment le spectateur peut-il comprendre les allusions au XIXe , à la naissance du capitalisme, aux premières exploitations pétrolifères, et aussi à la guerre de la glace, si essentielle dans la région (voir le deuxième acte), comment peut-il saisir les premières dominations capitalistes, les premières révolutions russes et les deux guerres mondiales dans leur lien établi par Castorf avec le Ring wagnérien ?
Évidemment le spectateur de cette édition 2018 ne vient pas pour Castorf, mais pour Die Walküre et Placido Domingo, le chef choisi pour cette singulière reprise (trois représentations). Il reste cependant que nous sommes à Bayreuth, au pays de la Gesamtkunswerk, et qu’on ne peut faire l'économie de la mise en scène.

Pétrole et révolution

Une mise en scène toujours forte, mais sans contexte

Sans être dans le récit complet du Ring, sans avoir vu Das Rheingold, si virtuose dans cette mise en scène, on perd évidemment beaucoup d’un travail fondé sur l’histoire et sur les éléments qui illustrent ce Ring. Il est évident que renoncer à l’amour pour se mettre à la chasse à l’or et au pouvoir rencontre un écho particulier chez Frank Castorf, dont le parcours personnel a rencontré la grande histoire des deux blocs au XXe siècle. Pour lui, l’enjeu de l’Est européen est peut-être encore plus sensible que l’enjeu occidental, et cette histoire du pétrole qui va déterminer les luttes du  XXe   trouve ses racines en Azerbaïdjan, à la fin du XIX, dont le décor reproduit les premiers puits.
Castorf a fait de Die Walküre la plus historiée des journées du Ring, truffée d’allusions à la montée du capitalisme (Wotan et Fricka), aux enjeux économiques (pétrole et glace), et aux révoltes, révolutions et guerres qui en sont découlées. L’histoire de Siegmund et Sieglinde dans ce contexte semble presque incongrue. Mais c’est au contraire cette incongruité qui pose le couple : ils sont certes les instruments d’un Wotan calculateur, mais ils sont surtout totalement en dehors du coup, des événements, vivant au jour le jour un amour destiné à mourir, au pays de l’amour maudit. Dans le monde conduit par la soif de l’or, le couple ne peut qu’être instrument ou otage : c’est la vérité de Castorf, et c’est la vérité de Wagner.
Car tous les autres sont des politiques : Wotan bien sûr, qui poursuit son idée de reconquête de la toute-puissance (l’anneau n’en est que le symbole), Fricka, qui agit au nom d’une raison d’Etat, et Brünnhilde, instrument de Wotan qui va automatiquement soutenir les amants dans leur combat. Devant la volte-face de Wotan à son corps défendant, elle va d’abord essayer d’obéir, ce qui est sa fonction – elle est comme les autres Walkyries une mécanique à obéïr. Mais c’est là le tournant essentiel du Ring, Brünnhilde va à la fois découvrir la sensibilité à l’amour humain, et va prendre une autonomie qui est celle de la pensée, toute humaine. Avant même de devenir simple mortelle, elle en a déjà les caractères essentiels, la sensibilité et la pensée. Son dialogue stratégique avec Wotan au troisième acte en est la preuve : comment la future mortelle va-t-elle continuer à servir les desseins du père, tout en se préservant sa part irrépressible de bonheur de mortelle. Ce qu’elle ne calcule pas, c’est qu'avec Siegmund et Sieglinde l'amour n'est plus de ce monde, et que Siegfried la libère muni de l’anneau maudit. Le futur amour (si jamais il existe) est déjà condamné.
Ces réflexions inspirées par une vision pluriannuelle de ce spectacle exceptionnel posent au Ring un sens historique qui ne vieillit pas, applicable à bien des moments de l’histoire, même si Castorf en a choisi un en particulier, lié à sa propre biographie. C’est le caractère des grandes œuvres de traverser les époques en posant à chaque fois la question juste : la rencontre avec l’œuvre est toujours celle d’un immuable et d’un contingent qui y trouve des réponses. En ces quarante dernières années, la contingence a pu s'appeler Chéreau, elle s'appelle aujourd'hui Castorf.
Ainsi, malgré les explications du programme de salle, particulièrement pédagogiques au service d’un public censé découvrir le spectacle, cette vision a‑t‑elle pu sans doute étonner ceux qui ne connaissaient pas la production : les ventes ont été réservées au « grand public » et non aux habitués – la Société des amis de Bayreuth en effet ne vendait pas de Walkyrie pour laquelle elle n’avait pas de contingent de places. Mais qu’importe, ceux qui apprécient le théâtre ont pu admirer la mécanique du spectacle, la rigueur du propos, la conduite d’acteurs, le jeu intérieur-extérieur avec la vidéo (si efficace au moment du duel entre Siegmund et Hunding), et le lien permanent entre la trame et la fresque historique.

Scène finale

Quand Wotan parle à Brünnhilde au deuxième acte, celle-ci prépare la nitroglycérine pour le sabotage final, le feu du rocher n’étant que la traduction scénique de l’apocalypse pétrolifère de 1942.
On retiendra encore ( et toujours) de ce spectacle quelques images sublimes : l’annonce de la mort, avec une Brünnhilde perchée qui regarde vers les amants en fuite, de moins en moins lointaine pour arriver de plain-pied (au propre et au figuré) avec le couple, la chevauchée des Walkyries, l’une des scènes les plus impressionnantes par son réglage technique  et ses exigences physiques : les Walkyries interviennent pour stopper une révolte anarchiste (bannière rouge et noire) et se rencontrent, gravissent l'imposant décor, en descendent  tout en dialoguant entre elles dans un vrai dialogue et non plus une sorte d’ensemble machinal comme on voit trop souvent. Elles portent plusieurs robes l’une sur l’autre (ce qui par la canicule ambiante est déjà une performance) et s’en débarrassent progressivement (les Walkyries traversent les situations et les temps) sans que ce soit si visible sur scène, tant l’œil est occupé partout. Une telle chevauchée, jouée, chantée (somptueusement), pleine de mouvement en tous sens reste pour moi une incroyable performance, même si on remarque quelques menus décalages avec la fosse vite oubliés.

Une distribution somptueuse

Performance partagée par des chanteurs ayant à chanter dans une chaleur étouffante qui a nui à quelques autres représentations. Marina Prudenskaya (splendide Fricka), Stephen Gould (somptueux Siegmund), et Tobias Kehrer (Hunding) étaient nouveaux dans cette production, d’autres parmi les rôles protagonistes y avaient déjà pris part à un moment ou à un autre, ainsi d’Anja Kampe absente depuis 2015 et de la plupart des Walkyries restées inchangées. Seuls des artistes qui ont vraiment travaillé la mise en scène, subsistent Catherine Foster qui fut la Brünnhilde incontestée de Frank Castorf, pour la sixième année et sans jamais faillir et John Lundgren qui en fut le second Wotan, après Wolfgang Koch, pour la troisième année.

Stephen Gould (Siegmund)

Stephen Gould était Siegmund. Moins fréquent que ses Siegfried, ou ses Tristan, son Siegmund est caractérisé par ce timbre toujours clair et lumineux, cette manière de poser la voix qui en montre la solidité, et surtout un phrasé magnifique, tout comme la diction remarquable et la puissance. Ce Siegmund est sans doute le plus convaincant depuis le regretté Johan Botha des premières années. Seul le premier acte a été difficile, en particulier  sans coordination avec le chef, car les décalages furent nombreux, comme si personne ne se regardait. Il est vrai que le tempo très lent adopté, en principe favorable aux chanteurs, a semblé mettre le ténor en difficulté quelquefois. Pour le deuxième acte, les choses ont été plus en place.

Anja Kampe (Sieglinde)

On a retrouvé avec plaisir Anja Kampe, une dizaine de jours après son hallucinante Sieglinde munichoise qui n’a pas dû participer à de nombreuses répétitions au vu de son agenda de juillet (Isolde à Buenos Aires avec Barenboim notamment). Il n’importe, elle est avec Catherine Foster la seule du plateau à avoir préparé longuement les premiers spectacles avec Castorf et Petrenko, et cela laisse des traces. Sa présence et son charisme, la voix triomphante (un peu moins qu’à Munich, mais les conditions climatiques peuvent l’expliquer) rendent sa Sieglinde aujourd’hui à peu près inégalable, tant ce chant est sensible : le premier acte est éblouissant, et les adieux à Brünnhilde au troisième (« O hehrstes Wunder ! Herrlichste Maid ! ») furent d’une rare intensité, comme toujours, pourrait-on dire, quant au cri du deuxième acte à la mort de Siegmund, il garde sa faculté à bouleverser le spectateur.
Tobias Kehrer était Hunding. Ce chanteur entendu sur la scène de Salzbourg (Der Rosenkavalier, dans un rôle secondaire) m’avait séduit par un timbre clair et une voix qui portait. Malheureusement son Hunding reste en deçà des attentes, par un manque de profondeur dans les graves et un manque singulier d’intensité. Il semble qu’il ne soit pas vraiment entré dans le personnage et la prestation manque de présence scénique et vocale.
C’est tout le contraire de Marina Prudenskaya, l’une des meilleures Fricka entendues ici (avec Claudia Mahnke) : la voix bien projetée a les aigus voulus, et le jeu est vraiment d’une rare justesse : elle est parfaitement rentrée dans la mise en scène. Elle obtient d’ailleurs un succès très mérité.

John Lundgren (Wotan)

John Lundgren est désormais un Wotan très remarquable. Il n’a peut-être pas l’intériorité d’un Koch, mais il compense par une santé vocale insolente, et une grande intensité dans le jeu ainsi qu’une manière très expressive de dire le texte, ce qui était sa faiblesse au départ. C’est un grand Wotan, et sa présence est forte. Par ailleurs il a bien endossé les caractères du personnage dans la mise en scène et se trouve désormais très à l’aise. C’est un Wotan plus nerveux, plus impulsif, plus jeune peut-être et toujours juste parce que Castorf a laissé son caractère et sa personnalité s’installer dans la mise en scène quand il l’a fait travailler à la reprise de 2016.
Catherine Foster est indiscutablement la référence de cette production. Elle en a épousé tous les contours et toutes les subtilités. Elle devient à mesure que les actes passent de plus en plus intérieure et de plus en plus sensible. La voix reste somptueuse et épouse parfaitement l’acoustique de la salle, même si elle a pu les années passées être plus volumineuse encore, mais ce n’est pas dans Walküre que la voix est la plus sollicitée, à l’exception des "Hojotoho" initiaux à froid qu’elle réussit mieux que d’autres grandes. La Brünnhilde de Walküre émeut dans l’annonce de la mort, ici magnifiquement traitée à la scène et magnifiquement scandée par une voix retenue et profonde, et une émission impeccable. Et son jeu dans certains moments du troisième acte bouleverse : la voir s’endormir les yeux grand-ouverts est un moment d’une rare magie, et Foster a particulièrement progressé vocalement depuis les premières années où la voix était bien moins homogène qu’aujourd’hui. Grande composition. Belle artiste.

Plácido Domingo

Si la distribution dans son ensemble défend magnifiquement l’œuvre et a été bien accueillie, la direction de Plácido Domingo a suscité des huées bien malvenues, dont les réseaux sociaux se sont faits (trop) l'écho. Eu égard à l’artiste géant qu’il est, eu égard à ce qu’il a donné depuis des dizaines années au public, eu égard enfin à la prestation qui en soi ne fait pas partie des grands scandales du siècle, ni même de Bayreuth, huer était déplacé, voire injustifié. Il faut reconnaître qu’il fallait un vrai sens du défi pour affronter une telle partition dans son temple et il n’y aucun doute que l’artiste s’est préparé avec sérieux, il a été d’ailleurs très affectueusement protégé par les chanteurs quand les quelques huées intempestives ont fusé, de la part d’imbéciles venus sans doute seulement pour l’attendre au tournant.
Je ne sais si cette Walküre à Bayreuth ajoutera quelque chose à sa gloire, sinon qu’il comptera comme le premier à avoir été chanteur (pour Parsifal et Siegmund) et chef d’orchestre sur la colline verte. En tous cas, il y eu des moments de qualité (surtout dans le deuxième acte pour mon goût) et des moments plus problématiques, notamment au premier acte, sans grands accents, pris à un tempo trop lent qui a déstabilisé les équilibres scène/fosse, et sur un volume souvent insuffisant : c’est vraiment au premier acte que ce sont concentrés l’essentiel des problèmes techniques de congruence et les décalages. Les choses sont allées mieux par la suite, sans que la direction toujours un peu "molle" ne donne une idée claire de la lecture, souvent lyrique, mais concentrée sur la partition et ne tenant pas toujours compte du rythme scénique (Janowski, un wagnérien de grande qualité, avait quant à lui décidé volontairement d’ignorer la mise en scène). Sans doute trop concentré sur son métier de chef, il a peut-être négligé d’accompagner quelquefois la respiration scénique et en voulant soutenir les chanteurs, il les a quelquefois un peu désarçonnés (surtout avec Gould, et surtout au début). Il reste que Plácido Domingo s’est montré disponible et ouvert : aucun moment de sa direction ne contredisait vraiment la mise en scène (réglée cette année par Patric Seibert).

L’autre question posée par cette direction est qu’elle accompagne le plateau sans heurts certes, mais sans discours. Elle n’a pas de « propos », elle ne fait pas rêver, elle ne fait rien découvrir de la partition et reste dans une sorte de neutralité bienveillante. L’orchestre est par ailleurs comme toujours supérieur, mais n’a pas forcément la limpidité qu’on pourrait en attendre et quelques problèmes d’équilibre entre les pupitres ont pu être notés.

Certains ont considéré cette soirée comme inutile, une Walkyrie pour rien en quelque sorte. Je ne puis partager cette opinion tout en continuant à m’interroger sur les motifs de cette proposition étrange qui casse toutes les traditions du lieu. Ce fut pour moi l’occasion de voir une dernière fois part d’une production du Ring qui fera date dans l’histoire du Festival et qui lui fait honneur, autant que Chéreau-Boulez et Kupfer-Barenboim, et ce n’est pas peu.

Catherine Foster (Brünnhilde) Wotan (ici Greer Grimsley en alternance) Marina Prudenskaya (Fricka)
Avatar photo
Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

Autres articles

3 Commentaires

  1. Le festival s’est tiré une balle dans le pied en écartant de ce spectacle les Amis de Bayreuth. J’en connais qui ne renouvèleront pas leur cotisation. Peut-être même que certains, s’étant débrouillés autrement pour voir cette Walkyrie, se sont vengés en huant. Dommage car vocalement c’était, et de loin, la meilleure distribution des spectacles donnés cette année.

  2. Très mauvaise idée de programmer cette Walkyrie indépendamment des 3 autres journées du Ring.Plus mauvaise idée encore d’avoir confié la direction à Domingo.A qui était destinée cette soirée ?Aux partisans fanatiques (dont je suis) de la mise en scène de Castorf ?Ils avaient eu 3 années pour satisfaire leur passion.Aux amoureux de Domingo?Il n’y chante pas ( et c’est heureux) et ses états de service de chef wagnérien sont minces.Aux wagnériens ? Ils ne pouvaient se contenter d’une seule journée du Ring et on les a d’ailleurs plus ou moins privés de billets.Je cherche désespérément une raison justifiant cette curieuse décision de Madame Wagner.

    • Probablement l’idée de faire du buzz pour tenter de redresser un festival en très nette perte de vitesse depuis qu’elle en a pris la direction il y a 10 ans. Mais apparemment c’est en train de se retourner contre elle et c’est bien fait.

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici