Jacques Offenbach (1819–1880)
Blaubart (Barbe-bleue) (1866)

Direction musicale : Stefan Soltész
Mise en scène : Stefan Herheim
Décors : Christof Hetzer
Costumes : Esther Bialas
Dramaturgie : Alexander Meier-Dörzenbach
Chœurs : Jean-Christophe Charron
Lumières : Phoenix (Andreas Hofer)
Ritter Blaubart : Wolfgang Ablinger-Sperrhacke
König Bobèche : Peter Renz
Königin Clémentine : Christiane Oertel
Fleurette/Princesse Hermia : Vera-Lotte Böcker
Prinz Saphir (Daphnis): Johannes Dunz
Popolani, Alchimist im Dienste Blaubarts : Tom Erik Lie
Graf Oscar, Minister der Königs : Philipp Meierhöfer
Graf Mariza : Christoph Späth
Boulotte, Bäuerin : Sarah Ferede
Cupido : Rüdiger Frank
Gevatter Tod : Wolfgang Häntsch
Fleurette en miniature : Sofia Hovhannisyan
Daphnis en miniature : Nuria Alpers
Héloïse : Georgina Melville
Eléonore : Katarzyna Włodarczyk
Isaure : Elke Sauermann
Rosalinde : Jana Reh
Blanche : Angelika Gummelt-Tochtenhagen
Solistes du chœur de la Komische Oper Berlin
Komische Oper Berlin, 22 avril 2018

La programmation de la Komische Oper  alterne opéras et opérettes, avec un goût marqué pour celle des années 1920. Avec Blaubart (Barbe-bleue) de Jacques Offenbach, c’est un opéra bouffe (créé aux Bouffes Parisiens en 1866) un de ses grands chefs d'oeuvre, pas aussi représenté, que d'autres œuvres en France q (L’Opéra de Lyon dans sa prochaine saison en propose une production mise en scène par Laurent Pelly), où Offenbach comme à son habitude égratigne les abus du pouvoir et les complots de cour, le mariage bourgeois et ses déviances. Mais c’est aussi une référence à l’histoire de la Komische Oper qui fête ses 70 ans d’âge cette année, où Walter Felsenstein l’inscrivit au répertoire en 1963 dans une production culte qui dura jusqu’en 1992 pour 369 représentations.
C’est Stefan Herheim qui succède à Felsenstein comme metteur en scène, une garantie pour ceux qui aiment les spectacles échevelés et inventifs, et Stefan Soltesz qui dirige l’orchestre, une autre garantie d’excellence musicale.

Production visible
sur Operavision : https://operavision.eu/fr/bibliotheque/spectacles/operas/blaubart#
sur Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=FCUYTlZFNqQ

Blaubart (Wolfgang Ablinger Sperrhacke) Saphir (Johannes Dunz)

Quand s’installe le spectateur, la scène est vide et le rideau ouvert, ce qui ne laisse pas d’étonner quand on connaît la profusion des productions de Stefan Herheim, mais à peine les lumières s’estompent que tonnent tonnerre et éclairs et apparaît une sorte de chariot de Thespis (décor de Christof Hetzer) trainé par un petit être malingre, l’acteur Rüdiger Frank, atteint d’atrophie osseuse, a la taille d’un enfant, qui interprète donc Cupido, pendant que La Mort , l’acteur Wolfgang Häntsch tonne hurle et fouette pour faire avancer le chariot, à la fois celui de Thespis et de la Mort aux décorations faites d’ossements à l’instar des décorations bien connues du couvent des Capucins de Rome.

Amour et mort, Eros et Thanatos seront les « Messieurs Loyal » de la représentation inventés pour l’occasion, avec des dialogues remis au goût du jour (assez leste, voire plus) par Stefan Herheim, Clemens Flick et Alexander Meier-Dörzenbach dans la nouvelle édition musicale de Jean-Christophe Keck.
Herheim met donc l’histoire de Barbe-Bleue sous les auspices d’Eros et Thanatos, ce qui évidemment n’est pas un contresens…
L’histoire commence donc en un combat entre Eros et Thanatos, pour savoir ce qui gouverne la vie, à la manière des prologues d’opéras baroques qui se poursuit par une vision pastorale des amours entre Fleurette, la bergère et Saphir le berger, pendant que Boulotte, la délurée qui a vu le loup sans doute tant de fois, essaie de poursuivre Saphir de ses assiduités, dans une mise en scène qui fait référence par sa structure à Felsenstein ((on peut encore voir cette production sur Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=EHFkvhWRHOg )), comme si on faisait dans ce chariot une mise en scène de la vieille production. Herheim inscrit le début de cette histoire dans une tradition qu’il revisite évidemment, puisque le chariot devient scène de théâtre et qu’il nous présente un jeu dans le jeu, distancié et en même temps très référencé.
C’est ensuite que commence l’histoire proprement dite, après une saynète pastorale qui caricature l’Arcadie des bergers, par le dialogue entre le Comte Oscar, âme damnée du Roi Bobèche, et Popolino, l’alchimiste âme damnée du Baron Barbe-Bleue qui cherchent l’un Hermia la fille perdue du roi, et l’autre une femme pour Barbe Bleue et ce sera Boulotte la délurée.
Tout se résout pour le mieux, Fleurette est reconnue comme la princesse Hermia et Boulotte épouse idéale pour Barbe Bleue. Hermia se retrouve donc au palais où l’on veut lui faire épouser le Prince Saphir qui n’est autre que le berger Daphnis qu’elle aime. Tout se passe pour le mieux : Barbe Bleue arrive à la cour de Bobèche pour présenter sa nouvelle épouse. Un Bobèche obsédé par l’adultère qui fait enfermer puis exécuter par Oscar les hommes soupçonnés d’avoir consommé avec sa femme la reine Clémentine.
On ne peut rien refuser à Barbe-bleue, plus puissant qu’un Roi Bobèche qui a englouti sa fortune à faire construire son palais (dans le livret original, tous ses canons pour se faire fondre une statue équestre). Le premier serial killer de la Littérature découvre en Hermia la femme qu’il veut. Il a donc tôt fait d’enjoindre Popolino d’envoyer Boulotte ad patres en lui faisant avaler un quelconque bouillon de onze heures. Ce qui est dit est fait.
Barbe Bleue retourne donc à la cour annonçant son veuvage impromptu, et sa décision d‘épouser Hermia, il ne fait qu’une bouchée de Saphir et Bobèche n’a rien à lui refuser pour les raisons expliquées plus haut.
Mais Oscar n’a pas exécuté les supposés adultères, pas plus que Popolino les autres femmes de Barbe Bleue, et lors du mariage d’Hermia et Barbe Bleue, ils font réapparaître les uns et les autres vêtus en bohémiens. Bobèche et Barbe Bleue  se trouvent dans une situation difficile, un Barbe Bleue polygame ne serait pas acceptable…Alors, les cinq femmes de Barbe Bleue épousent les cinq hommes prétendus adultères, Barbe Bleue se garde Boulotte, et Saphir retrouve son Hermia et tout est bien qui finit bien.

Herheim a construit une représentation dite de tréteaux avec des solutions apparemment simples, mais en réalité assez complexes, qui utilisent les machinistes à vue, et le chariot se transforme en scène de théâtre, sur un plateau tournant. Les références sont nombreuses, à Felsenstein (le costume de Barbe Bleue est une adaptation du costume porté par Barbe Bleue chez Felsenstein), le décor initial des cabanes paysannes en est aussi directement inspiré, ainsi que certaines attitudes de Bobèche., Références au second empire aussi, puisque Napoléon III était connu pour ses entorses à la fidélité : Barbe Bleue porte la moustache et la barbiche de l’Empereur. Enfin le décor du palais est celui du Palais Impérial en reconstruction à Berlin, qui a coûté tant de polémiques, et Bobèche dilapide l’argent pour construire son jouet, dont la maquette est un jeu de dés, et pour lequel on hésite sur le signe qui doit dominer sa coupole : croix ? croissant ? étoile de David ? logo de McDonald ? Débat drôlatique…

Herheim jongle allègrement entre l’histoire de la Komische Oper, l’histoire de l’époque d’Offenbach (1866, moment de l’Empire dit libéral où l’œuvre pourtant truffée d’allusions n’a pas été censurée), et l’histoire de Berlin aujourd’hui à laquelle le public est visiblement sensible. Mais il y a aussi les dialogues rajoutés entre Cupidon et la Mort, dont un moment irrésistible où la Mort veut la mort de ce théâtre de divertissement dont il faut avoir honte (un théâtre tralala).
Cupidon et Mort animent donc les intermèdes en discutant notamment sur Berlin et son Palais Impérial, le Humboldt Forum, à la grande joie du public, mais aussi sur amour et mort inextricablement liés « il y aura aussi des morts au deuxième acte »…
Si bien qu’à la fin quand tout est résolu, restent sur scène Cupidon et La Mort, Eros et Thanatos inextricablement liés l’un à l’autre, se poursuivant et cherchant à se dominer l’un l’autre, comme Titi et Grosminet, ballet sans fin de  la célèbre série Tweety & Sylvester créée en 1942 par Gerry Chiniquy, Robert Clampett et Friz Freleng, composant ainsi un couple pour l’éternité…
Entre dialogues revisités à la mode du jour, mais jouant aussi sur la tradition, avec l’intrusion de quelques mots français comme dans la version allemande déjà chez Felsenstein, et de quelques airs pris à d’autres œuvres d’Offenbach, on entend dans la fosse une musique à l’orchestre volontairement plus grêle, et non un orchestre symphonique (et la différence avec la version Felsenstein est ici sensible), suite aux travaux de la Offenbach Edition Keck, l’édition critique de toutes les œuvres d’Offenbach.
Herheim respecte donc totalement l’esprit satirique de l’œuvre, mais peut-être en faisant un tantinet trop, chargeant une œuvre qui est déjà satire dès sa création sans toutefois aborder des questions qui aujourd'hui secouent les sociétés comme les rapports entre homme et femmes  Il l’installe pourtant dans nos mythes, dans nos habitudes, dans les vices d’un pouvoir autocratique dont les restes sont sensibles y compris de nos jours,  mais aussi en raillant les mythes romantiques de l’amour éternel qu’on se jure au mariage (un topos chez Offenbach), une éternité de l'amour qui ne convient pas à la Mort évidemment, d’où un Barbe Bleue bienvenu qui casse cette éternité, d’où la vision d’un Cupidon/Eros à la taille d’un angelot singulièrement cabossé par la vie, par ces histoires d’amour sans cesse aux prises des coups de boutoir de la mort.
Herheim propose quelque chose de très varié, très coloré, aux motifs répétitifs et l’on comprend que ce chariot de Thespis est en réalité celui du cycle de la vie, il est donc tout aussi bien un corbillard qu’une scène du théâtre du monde, explosive et vitale.
Herheim fait se succéder les idées les plus échevelées, car si la mélancolie effleure de temps à autres, jamais la bonne humeur et le délire ne nous quittent, comme la vision de ce cheval qu’on pense un instant réel et qui dissimule avec un réalisme étonnant des figurants (la tête, la queue, le corps) dans un ballet délirant à fin du premier acte. Mais sans doute un public plus jeune ne verra-t-il pas les allusions nombreuses à Felsenstein : il lui faudra se référer à la reprise vidéo sur Youtube ou aller à Cottbus, où la mise en scène de Felsenstein a été reprise et réadaptée depuis 2016 par Steffen Piontek.
La production est imposante, d’une durée de plus de trois heures entracte compris (allongée par les nouveaux dialogues et quelques airs supplémentaires pris ailleurs dans l'oeuvre d'Offenbach): ce n’est pas une opérette mais un opéra bouffe, un « Grand Opéra bouffe », parce que les allusions au Grand Opéra encore à la mode en 1866 sont claires, dont le pastiche d’un air de Robert le Diable, l’un des succès historiques de l’Opéra de Paris.
Le retour de cette œuvre sur la scène de la Komische Oper s’inscrit dans une continuité historique,  « identitaire » de ce théâtre. Mais les apports de la recherche et le travail d’édition mené ces dernières années par Jean-Christophe Keck font aussi que l’on découvre une musique d’Offenbach sensiblement différente, moins symphonique, plus intimiste, dont l’interprétation remarquable de Stefan Soltész à la tête de l’orchestre de la Komische Oper rend compte avec bonheur.
On entend un Offenbach raffiné, clair, cristallin, qui justifie le nom de « Mozart des Champs Elysées » qu’on lui a appliqué, un Offenbach plus léger, plus intime quelquefois, plein de couleurs et cette direction musicale est vraiment exceptionnelle pour faire vivre la partition et sa magie. Une éclatante réussite des forces de la Komische Oper, chœur très vivace et stylistiquement impeccable compris dirigé par Jean-Christophe Charron.
La distribution est très homogène, composée pour l’essentiel de membres de la troupe rompue à tous les styles, en particulier l’excellent Tom Erik Lie, l’un des piliers du théâtre, remarquable Popolino, l’alchimiste âme damnée de Barbe Bleue qui ne tue pas les femmes de Barbe Bleue mais les dissimule : que ce soit dans le chant, dans les dialogues et dans la présence scénique, il affirme une personnalité forte sur scène (c’est un excellent Beckmesser) et il est sans doute l’une des piliers de la production. Oscar, Philipp Meierhöfer, est plus en retrait dans son personnage de Haut fonctionnaire soumis, mais qui de son côté préserve aussi la vie des présumés adultères condamnés par le roi jaloux ; il a la voix bien projetée, le personnage est vraiment incarné tout comme la Reine Clémentine de Christiane Oertel, assoiffée par le mâle et par la bagatelle qui impose personnage et voix avec une belle expressivité. Une autre voix bien posée, très claire, bien projetée, techniquement parfaitement contrôlée, celle de Vera-Lotte Böcker la Pamina de la Komische Oper qu’elle promène un peu partout et qui est là Hermia/Fleurette, très vivante, caricaturale au premier acte en bergère, comme le Daphnis/Saphyr de Johannes Dunz, au joli timbre, qui rappellerait un peu un Cyrille Dubois germanique par le style et l’allure scénique. Sarah Ferede est Boulotte, la délurée : elle est très vive en scène et la voix est forte juste et bien projetée : elle est une sorte de Boulotte-Carmen, même si elle manque peut-être d’un zeste de sensualité dans son chant. Quant à Peter Renz, il est un Bobèche désopilant, une sorte de Roi bourgeois, un peu parvenu ou nouveau riche, qui agit en autocrate, avec une jolie personnalité vocale et scénique.

Wolfgang Ablinger-Sperrhacke (Blaubart)

Wolfgang Ablinger-Sperrhacke , ténor de caractère bien connu (il est un Mime de référence) est Barbe-Bleue. Il a déjà interprété Bobèche dans sa jeunesse et a travaillé avec des assistants de Felsenstein. Son Barbe-Bleue est magnifique en scène, mais il n’est peut-être pas toujours aussi « naturel » paradoxalement que dans ses rôles habituels. Soltész impose le rythme soutenu d’Offenbach, bien suivi par le chœur et par beaucoup de chanteurs de la distribution, et Ablinger-Sperrhacke a une belle agilité dans le phrasé, ce qui donne beaucoup de relief parce qu’ Offenbach exige presque une technique rossinienne quelquefois… Avec son costume à la Felsenstein et le phallus que lui a ajouté la costumière Esther Bialas, il est assez croquignolesque. Belle prise de rôle.

Restent les deux acteurs qui jouent Eros et Thanatos en commentant ce spectacle, un peu « Tralala » pour la mort, qui commente un spectacle qui prend ses distances avec le mariage et en pointe les déviances, et qui se joue de l’amour éternel. Rüdiger Frank est un Eros souvent très juste, souvent émouvant, Wolfgang Häntsch une Mort bien caricaturale dans un spectacle où ce n’est ni Eros ni Thanatos qui gagnent, mais le mariage socialement résolutif et sentimentalement en suspens…dans une société plus stimulée par la bagatelle…

Voilà une production plus complexe qu’il n’y paraît. Comme souvent, chez Herheim les références se superposent dans une farandole où le spectateur peut avoir des problèmes de lecture, avec des citations musicales à tous les étages (même la Moldau de Smetana…) avec une mosaïque de références, dominées par Felsenstein. Le changement dans la continuité en quelque sorte ; mais à la fin pour moi, même si j’ai souvent souri et ri, c’est quand même la musique emmenée par un Soltész éblouissant qui a gagné.

Eros (Rüdiger Frank), en haut et bagatelle en bas

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
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