Le Misanthrope (1666)
de Molière

Par la Compagnie La Résolue

Mise en scène : Louise Vignaud

Interprétation :
Oronte / garde de la maréchaussée : Olivier Borle ;
Basque / Dubois : Joseph Bourillon ;
Arsinoé : Pauline Coffre ;
Clitandre : Ewen Crovella ;
Célimène : Sophie Engel ;
Éliante : Charlotte Fermand ;
Philinte : Clément Morinière ;
Acaste : Sébastien Mortamet ;
Alceste : Mickaël Pinelli ;
Gardes : Ariel Dupuis, Thomas Gondouin, Hugo Roux.

Dramaturgie : Pauline Noblecourt
Scénographie : Irène Vignaud
Costumes : Cindy Lombardi
Coiffures et maquillages : Nathy Polak assistée de Françoise Chaumérac
Son : Lola Etiève
Lumières : Luc Michel
Assistant à la mise en scène : Hugo Roux

Création en résidence 2018 au Théâtre National Populaire de Villeurbanne
Production Compagnie La Résolue et coproduction Théâtre National Populaire.

TNP Villeurbanne, le 3 février 2018

Quatre jeunes metteurs en scène ont rejoint l’équipe du TNP de Villeurbanne à la demande de Christian Schiaretti dans le souci de promouvoir ce qu’il considère comme « deux préoccupations majeures de notre temps : la formation et la transmission. » Voilà pourquoi il les a associés à la vie du théâtre, à sa « marche » et les a ensuite inscrits chacun dans le programme de la saison en cours. Parmi eux, Louise Vignaud, a choisi une pièce du répertoire qu’elle considère elle-même comme « un mystère » : Le Misanthrope de Molière. Alors qu’elle est programmée du 19 janvier au 15 février 2018, Wanderer a assisté à l’une de ses représentations.

La salle Jean Bouise étant située en sous-sol du Petit Théâtre, derrière le bâtiment principal du TNP, il faut donc descendre les escaliers qui y conduisent, une fois les billets retirés à l’accueil. Le puits de lumière près du guichet donne un léger vertige à qui se penche pour voir. Et c’est à une situation tout aussi vertigineuse que Louise Vignaud nous confronte avec sa mise en scène du Misanthrope.

Au bout du corridor éclairé par une lumière blafarde, on accède à l’espace théâtral, très éclairé à l’inverse. Un plateau de forme plutôt rectangulaire, recouvert d’un parquet blanc-gris, modèle Versailles apprend-on.

Deux podiums posés dessus, auxquels on accède par deux escaliers : l’un de trois marches, l’autre de cinq.  Une bande blanche entoure ce plateau, comme un espace-limite au jeu. Outre le personnage masculin assis sur le podium le plus haut et jetant quelques regards au public, ce qui attire l’attention du spectateur s’installant, c’est la place que la scénographie lui impose : le dispositif quadri-frontal, encadrant le plateau, positionne en effet chacun face à un autre gradin qui lui est symétrique. Les personnages vont s’intercaler dans l’espace scénique mais les autres spectateurs en frontal sont inévitablement absorbés dans cette disposition. Chacun devient alors spectateur des autres spectateurs qui se trouvent en face de soi. Et vice versa. Comme sur certains plateaux de télévision, peut-on penser. Et ces repères incertains plongent dans une espèce de confusion, de vertige effectivement, dès le moment qui précède le début de la représentation.

Philinte entre. Alceste se lève du podium et se réfugie immédiatement sur la bande blanche, cherchant à échapper à son interlocuteur. Il va jusqu’à s’installer dans le public. Bien que rendue contemporaine, la tenue des deux personnages porte quelques signes évocateurs de celle des courtisans, notamment par la richesse des tissus, les broderies scintillantes même sur les vêtements du sombre Alceste. Et le sujet du débat qui s’engage entre les deux hommes concerne justement les apparences dans cette société de cour. Alceste « veut [se] fâcher et ne veu[t] point entendre », considérant que l’attitude de son ami est intolérable : affectant des marques d’amitié à un homme dont il n’est presque pas capable de « dire comme il se nomme. » Philinte se justifie, invoquant les règles de politesse tandis que son contradicteur veut « qu’on soit sincère », ne pouvant tolérer « cette lâche méthode. » L’affrontement est sans concession et le duo agonistique installe une vive tension qui caractérisera tout le déroulement de la pièce. Car il s’agit bien de mettre en évidence les frictions permanentes entre les personnages.

Contre toute attente, Alceste, dans une contradiction intérieure pour peut-être conjurer le mauvais sort de sa misanthropie, s’est épris de Célimène. Coquette pleine d’esprit, centre de gravité du salon que figure le plateau, elle est l’interlocutrice de choix que l’on vient régaler des médisances de la Cour et dont on attend avec gourmandise les réactions pétillantes, à l’image des marquis qui se délectent des portraits acides qu’elle dresse, alors qu’elle est devenue une authentique vedette sous les projecteurs éclairant le podium où elle se donne en spectacle. Plateau de télé superposant le plateau de théâtre. Theatrum mundi aux accents baroques qui prend chair dans le dispositif scénique. Nous, spectateurs, sommes convoqués dans cette comédie des apparences et renvoyés brutalement à nous-mêmes, par un habile jeu de mise en abyme. Sans filtre. Animés par notre pulsion scopique, nous nous voyons, plongeant dans notre propre vie sociale. Le vertige toujours : sur la scène, à travers la scène, comme autant de reflets des uns et des autres, par-delà les époques. D’ailleurs, les acteurs ne s’assoient-ils pas parmi nous à maintes reprises dans la pièce ? On s’interroge : qui regarde-t-on ? qui est qui, en fin de compte ?

Revenons à la tension qui anime toute la mise en scène de Louise Vignaud. L’intrigue avance au fil des coups échangés, comme dans un match de catch que les cagoules des gardes et autres subalternes rappellent sans équivoque. Même si l’alexandrin du texte moliéresque est subtilement délivré par les comédiens, ces derniers ne cessent de faire voir combien leurs personnages contiennent à grand peine l’agitation nerveuse qui naît de leurs multiples altercations : entre Alceste et Oronte – très convaincant Olivier Borle sous la poudre du courtisan fat et sans états d’âme ; entre Alceste et les marquis – Ewen Crovella et  Sébastien Mortamet aussi superficiels que menaçants dans les nuances de leur jeu ; entre Célimène et Arsinoé – Sophie Engel et Pauline Coffre, toutes deux très justes – la coquette et la fausse prude, elle-même parente éloignée d’un prochain Tartuffe, se livrant bataille pour remporter Alceste. Outre la scène finale où Célimène est violemment confondue par ses écrits sous le regard de tous – le nôtre y compris – on retiendra le rude face-à-face entre la jeune courtisane et Alceste, porté ici par un bouleversant Mickaël Pinelli. À la scène 3 de l’acte IV, le misanthrope ne pouvant retenir sa déclaration maladroite bien que sincère, veut la voir « tenir tout des mains de [son] amour. » Célimène, ne désarmant pas, en dépit peut-être de ce qu’elle ressent, répond d’un cinglant « C’est me vouloir du bien d’une étrange manière » annonçant déjà son ultime refus de l’accompagner « dans [son] désert » lorsqu’elle déclare que « la solitude effraye une âme de vingt ans, » compromettant irrémédiablement toute possibilité de relation entre eux.

Car il s’agit de se faire voir, quitte à entraver l’amour. Même si elle a perdu une bataille à la fin de la pièce, Célimène reste dans le monde, toujours visible, toujours dans cette société des apparences qui lui convient. Sans doute, son éclat de rire sur le noir final, résonne-t-il comme un soulagement d’appartenir encore à cet espace social dépassant le cadre du plateau. Dans cette blancheur éblouissante produite par les lumières sur le parquet, nous avons tous assisté à la tentative d’insurrection d’un homme seul contre tous, condamné à échouer car, contrairement à tous les autres, il ne veut obstinément pas jouer la comédie – le comble au théâtre ! Philinte, le raisonnable ami, reconnaît volontiers que « les hommes devraient être faits d’autre sorte » mais ne voit pas de raison « pour vouloir se tirer de leur société. » Lui aussi cède à la pression sociale tout comme Eliante, acceptant de lui donner sa main même si elle est « pour les gens qui disent leur pensée. » Hormis Alceste, tous les personnages se soumettent à un pouvoir qui, pour continuer à exister, anéantit toute opposition. Comme l’image nette d’une forme de totalitarisme. Louise Vignaud voit dans Le Misanthrope « la pièce la plus subversive de Molière [qui] y attaque le système politique de la monarchie absolue. » C’est dans les plis dramaturgiques, entre les actes, que la metteuse en scène fait pleinement surgir la violence de ce système : outre la déambulation des hommes sans visage sur la coursive comme une menace permanente, on peut retenir par exemple, la lumière rouge sur le plateau entre l’acte I et l’acte II, la descente du pont avec l’ombre des projecteurs au sol avant le début de l’acte V, les  grincements, les grondements, les coups de tonnerre. Sans oublier les bruits de jungle, allusion à peine voilée à la sauvagerie de ce monde hors scène, à la porte du salon de Célimène. Au-delà de la bande blanche. Là où nous nous trouvons finalement. Placés aux premières loges, nous sommes conduits à la réflexion. Celle qui anime notre pensée. Celle qui nous renvoie de façon spéculaire notre propre image. « Nous ne sommes pas loin de Guy Debord. »

Une fois encore, la pièce classée dans les grandes comédies de Molière frappe par son étrangeté provoquant un « rire dans l’âme » pour reprendre l’expression de  Donneau de Visé dans la Lettre sur le Misanthrope qui ouvre l’édition originale. Avec la mise en scène de Louise Vignaud, on peut tenter de situer encore plus précisément ce rire en se demandant si, en définitive, il ne se trouve pas contenu par une angoisse existentielle qui n’est pas sans rappeler les accents du tragique.

Alceste (Mickaël Pinelli), Célimène (Sophie Engel)

 

 

 

 

 

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Thierry Jallet
Titulaire d'une maîtrise de Lettres, et professeur de Lettres, Thierry Jallet est aussi enseignant de théâtre expression-dramatique. Il intervient donc dans des groupes de spécialité Théâtre ainsi qu'à l'université. Animé d’un intérêt pour le spectacle vivant depuis de nombreuses années et très bon connaisseur de la scène contemporaine et notamment du théâtre pour la jeunesse, il collabore à Wanderer depuis 2016.
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