Ballet du Théâtre Mariinsky

Le Lac des cygnes (Marius Petipa & Lev Ivanov (adaptation de Konstantin Sergeyev), Piotr Illitch Tchaikovsky)

Odette/Odile : Olesya Novikova 
Siegfried : Philipp Stepin 

Rothbart : Vitaly Amelishko

16 décembre 2017, 14h30, Teatro Regio di Torino

Le Mariinsky apporte « son » Lac des cygnes en résidence à Turin. Rien de bien original, certes, mais quand y danse, cinq ans après sa dernière prestation dans le rôle des rôles, l’une des ballerines les plus emblématiques et fascinantes de notre temps, Wanderer y court et en revient avec quelques lignes amoureuses pour célébrer cet événement ! Et si Mlle Novikova s’inscrivait dans la généalogie glorieuse d’un rôle mythique ? Aura-t-elle désormais vocation à incarner le Cygne de manière plus récurrente ? Souhaitons-nous en tout cas d’avoir le bonheur de pouvoir en profiter encore longtemps !

Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui
Va-t-il nous déchirer avec un coup d'aile ivre
Ce lac dur oublié que hante sous le givre
Le transparent glacier des vols qui n'ont pas fui !
-
Un cygne d'autrefois se souvient que c'est lui
Magnifique mais qui sans espoir se délivre
Pour n'avoir pas chanté la région où vivre
Quand du stérile hiver a resplendi l'ennui.
 -
Tout son col secouera cette blanche agonie
Par l'espace infligée à l'oiseau qui le nie,
Mais non l'horreur du sol où le plumage est pris.
-
Fantôme qu'à ce lieu son pur éclat assigne,
Il s'immobilise au songe froid de mépris
Que vêt parmi l'exil inutile le Cygne
-
Stéphane Mallarmé

 

Quelle œuvre, plus que Le Lac des cygnes, pourrait-elle incarner à la seule évocation de son nom l’évidence d’une certaine image — d’une certaine idée, même — de la danse classique ? On le voit à la lecture d’un récent palmarès chiffré((Étude statistique du site bachtrack.com : https://bachtrack.com/files/73898-Classical%20music%20statistics%202017-FR.pdf)), Casse-Noisette, dont les avatars toujours plus nombreux inondent traditionnellement les théâtres à l’approche de Noël, et Le Lac demeurent invariablement en tête des programmations chorégraphiques des institutions culturelles de tous horizons. Même le Ballet de l’Opéra national de Paris, dont l’identité classique s’étiole de saison en saison, reprendra prochainement l’œuvre, unique écot payé aux mânes d’un répertoire dit historique au sein d’une saison à venir dont la coloration ignore voire méprise toute réflexion patrimoniale. S’il est une œuvre indissolublement liée au Ballet du Théâtre Mariinsky, c’est bien Le Lac, dont la mouture pétersbourgeoise, réglée par Marius Petipa et Lev Ivanov, demeure le fondement immarcescible des relectures les plus diverses et des formes les plus originales((Originales, voire fantaisistes : parmi de multiples exemples, on a en tête un Lac des cygnes sur glace, avec le très populaire Philippe Candeloro, triomphant dans le monde entier.)). Il y a donc toujours pour le balletomane quelque chose d’intensément émouvant à retrouver, sur quelque scène qui soit, ce monument du patrimoine mondial dansé par le Ballet du Mariinsky dans cette version de Konstantin Sergeyev qui tient l’affiche depuis près de 70 ans.

À l’occasion d’une résidence un peu confidentielle au Teatro Regio de Turin, le Mariinsky offrait huit représentations du Lac. Rien de si exceptionnel que cela en somme pour une Compagnie dont les tournées, nombreuses, affichent quasi-systématiquement au moins une représentation de l’œuvre. Sauf que… Voici plus de cinq ans qu’Olesya Novikova, première soliste de la Compagnie, n’avait pas incarné le rôle parmi les rôles, Odette/Odile. Les amateurs parisiens se rappellent avec ferveur les 14 et 17 juillet 2010, où, invitée par les Étés de la danse et le Ballet de Novossibirsk, elle fit, aux côtés de Leonid Sarafanov, ses débuts dans le rôle sur la scène du Châtelet. Depuis – choix personnel, choix artistique au sein d’une compagnie qui reste vaguement attachée à la notion d’emploi, choix politique du directeur Fateyev ? –, Mlle Novikova n’aura dansé qu’une seule fois le rôle sur la scène du Mariinsky((Débuts sur la scène du Mariinsky le 18 juin 2011, aux côtés d’Alexander Sergeyev – par ailleurs, les 23 et 25 juin 2011, au Teatro Real à Madrid, Olesya Novikova sera à nouveau invitée par le Ballet de Novosibirsk à danser le rôle, toujours aux côtés de Leonid Sarafanov, avec qui elle avait fait ses débuts à Paris.)) puis une seconde fois à Séoul dans le cadre d’une tournée, c’était en 2012((Tournée du Ballet du Théâtre Mariinsky au Sejong Center for the Performing Arts, 13 novembre 2012, aux côtés de Kim Kimin.)).

Olesya Novikova en Odette, 2012

Danser Odette/Odile au Mariinsky n’a rien d’anodin ; ce n’est pas offert à toutes — Mlle Novikova en sait quelque chose —, et c’est écrasant car il s’agit de s’inscrire dans une histoire où les légendes déjà abondent. L’enjeu est d’autant plus intimidant actuellement que la dernière Odette/Odile dont le nom soit, pour toujours, associé à l'histoire du rôle, Ouliana Lopatkina, a annoncé son retrait définitif de la scène le 16 juin dernier. Deux matinées étaient dévolues à Novikova à Turin, et dès son entrée au deuxième tableau((Dans les versions russes, le découpage des 4 tableaux se répartit en 3 actes (acte I en deux tableaux, acte II, acte III). La version de Noureev produite à l'Opéra de Paris se découpe, elle, en 4 actes (un tableau par acte).)), on reconnaît cette ballerine unique, qui à l’impact facile de la performance préfèrera le charme irrésistible du style, celle qui s’exonère du modernisme des jeux surlignés pour s’attacher à la désuétude des nuances infinies. Troublante entrée en effet, où les ports de bras semblent presque timides en comparaison de l’amplitude des ondulations du corps. Fascinant adage, où tout n’est que soupirs et respirations et donne corps à cette infinie mélancolie dont naîtra l’amour. Nulle arabesque démonstrative ici, point de jambe inutilement levée ; tout cela semble presque venu d’un autre temps tant les modes techniques du moment sont défiées (bienfaits du travail de transmission d’Olga Moiseyeva ?). Toute technique s’efface sous la singularité de la caractérisation de Mlle Novikova, merveilleusement pensée et construite. Se déploie une Odette si poétique, exprimant une tendresse pleinement partagée par le Prince dans une évidence qui se révèle dès le premier regard. Ah, ces yeux… Et si c’était cela, la botte secrète d’Olesya Novikova ? L’immensité, l’intensité, l’expressivité de ce regard qui, dessiné sur ce visage de porcelaine, dit tout ? Il y a dans cette fragilité du regard une forme de naïveté qui n’est pas sans rappeler une Giselle dont Mlle Novikova est sans doute aujourd’hui, avec Natalia Osipova, la plus grande interprète.

Olesya Novikova, Philipp Stepin, 16.XII.2017

C’est dans ce regard aussi – tant les clins d’œil aguicheurs que ces yeux qui toisent et disent l’autorité – que se projette le plus l’Odile souveraine du troisième tableau, où elle donne la mesure de sa puissance technique. Quel contraste entre Odette et Odile ! On croirait presque à la présence de deux ballerines différentes, à l’instar de ce qu’avaient imaginé Alexandre Gorsky ou Agrippina Vaganova((Alexandre Gorski, ancien danseur du Mariinsky devenu régisseur du Bolchoï, y montera 4 productions différentes du Lac ; dans une production créée le 29 février 1920 et qui ne connaîtra que 16 représentations, il confiera les rôles d’Odette et d’Odile respectivement à Elena Illiouchtchenko et Maria Reizen. Agrippina Vaganova reprendra cette idée à Saint-Pétersbourg en 1933, dans une production qui verra la légendaire Galina Oulanova faire ses débuts en Odette tandis que Mlle Jordan assurait le rôle d’Odile.)). De très élégants doubles tours sont intercalés tous les trois ou quatre fouettés, parfaitement scandés et exécutés, avec une musicalité qui ne laisse nulle place aux effusions circassiennes mais ne peut que séduire le Prince. Ce Prince est incarné par Philipp Stepin, exemplaire de ces Princes du Kirov, aux lignes nobles et altières. Sergeev n’est pas Noureev et le rôle de Siegfried n’est pas aussi développé que dans la version parisienne du Lac. Le Prince y est avant tout un partenaire, même si lui sont confiées deux grandes variations. Stepin, stylistiquement en phase avec Novikova, ne joue pas la carte de la surenchère et s’attache à offrir une prestation formellement proche de la perfection.

Olesya Novikova, Philipp Stepin, saluts à l'acte II, 16.XII.2017

Perfection formelle, c’est bien ce que nous offre en cette matinée le corps de ballet du Mariinsky dans les actes blancs. Il se dégage de la respiration collective de ces ensembles, dénués de toute raideur, une forme de magie esthétique saisissante. Même si la tendresse du balletomane parisien pour le 4ème tableau composé par Noureev perdure, la qualité d’exécution est telle qu’il se laisse envahir par l’émotion de ces formes au-dessus desquelles flotte une Novikova éthérée hors du temps. De quoi faire oublier ce happy end, qui a tant fait couler d’encre et que le Mariinsky persiste à infliger à qui est attaché à la version primitive de l’œuvre((L’argument primitif du Lac de Tchaikovsky s’inspirait largement du Conte du Tsar Saltan de Pouchkine, l’une des divergences introduites par Tchaikovsky consistant dans la conclusion, qu’il voulait tragique. L’argument de 1877 se finit ainsi : « « Qu’as-tu fait ! Tu t’es perdu et tu m’as perdue. Je meurs. », dit Odette en tombant dans les bras du prince et, par delà les grondements du tonnerre et le bruit des vagues, s’élève le dernier chant du cygne, tout empreint de tristesse. Les vagues recouvrent une à une le prince et Odette, et ils disparaissent bientôt sous l’eau. La tempête s’apaise, on n’entend plus qu’à peine au loin de faibles grondements de tonnerre ; la lune perce de sa pâle lueur les nuages qui se dissipent, et sur le lac calmé apparaît une troupe de cygnes blancs. ».)).

Olesya Novikova en Odette, 16.XII.2017

Tout cela — Olesya Novikova, Philipp Stepin et le corps de ballet — aura bien suffi à marquer cette représentation d’une pierre blanche.

Pour autant, effet d’un calendrier marqué par le cumul d’un rythme effréné sur les scènes du Théâtre Mariinsky et de la préparation de la résidence de Baden-Baden — oui, les effectifs de la Compagnie autorisent ce genre de fantaisie —, on ne peut pas dire que les solistes les plus éminents aient été mobilisés pour ces Lac turinois. C’est l’acte II (ou le 3ème tableau) qui en fait à notre sens le plus les frais, qui voit s’enchaîner des danses de caractères un brin falotes et manquant de l’énergie qu’on en attendrait. Le pas de trois du 1er tableau également voit se multiplier des approximations inattendues dans ce passage inaugural censé lancer la dynamique de la représentation. Nous ne comparerons par ailleurs pas Vitaly Amelishko aux grands Rothbart du Mariinsky, avec lesquels la perfection de ses lignes par trop princières et la modestie de son explosivité ne permettent pas de rivaliser.

 

***

 

Nous disons notre gratitude à Celui dont l'œil a su capter l'émotion des artistes lors des saluts de la représentation turinoise. Qu'il soit remercié d'avoir accepté que de tels souvenirs accompagnent les présentes divagations.

Jean-Marc Navarro
Jean-Marc contribue à alimenter la section Danse de Wanderer.
Crédits photo : © Sunkyung Jang (Odette à Séoul)
© Wanderersite.com (représentation de Turin)

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