Schatten (Eurydike sagt)
Mise en scène Katie Mitchell

d'après Schatten (Eurydike sagt) d'Elfriede Jelinek

avec
Jule Böwe, Cathlen Gawlich, Renato Schuch, Maik Solbach
Tournage vidéo Nadja Krüger, Stefan Kessissoglou, Christin Wilke, Marcel Kieslich
Opérateur grue Simon Peter
Collaboration à la mise en scène Lily Mc Leish
Direction de la photographie Chloë Thomson
Scénographie Alex Eales
Costumes Sussie Juhlin-Wallen
Vidéo Ingi Bekk assisté d’Ellie Thompson
Son Melanie Wilson, Mike Winship
Lumières Anthony Doran
Dramaturgie Nils Haarmann
Script Alice Birch

Production Schaubühne-Berlin

Édition
Le texte de la pièce paraîtra à l’Arche Editeur en janvier 2018 dans la traduction de Sophie Herr.

Durée 1h15

Le 24 janvier au théâtre de la Colline, Grand Théâtre

Il faut toujours un temps d’acclimatation lorsque l’on entre dans un spectacle de Katie Mitchell, découverte à Avignon en 2011 avec son Christine, d’après Mademoiselle Julie d’August Strindberg. Ici, un plateau divisé dans le sens de largeur fait craindre aux spectateurs des premières rangées paires de ne rien voir de ce qui se tramera côté jardin. L’ouvreuse a beau les rassurer, ça joue des coudes peu avant que le noir se fasse pour se recentrer dans l’axe du plateau.

 

On a beau y être habitué, les premières minutes de Schatten (Eurydike sagt), créé en 2016  à Schaubühne-Berlin, sont déstabilisantes. Que regarder ? Qu’écouter ? La superposition de trois dispositifs, littéraire (la voix intérieure – Cathlen Gawlich – du personnage principal, enfermée dans un cagibi radiophonique, qui porte le texte d’Elfriede Jelinek), théâtral (trois personnages sur un plateau modulable) et cinématographique (plusieurs caméras inventives et mobiles qui captent en direct) immerge dans un monde particulièrement désordonné, crypté de codes nouveaux.

L’enfer n’est déjà pas loin. Où peut-être, qu’Eurydice (Jule Böwe), écrivaine diabolisée par son chanteur à minettes de mari (Renato Schuch), y patauge déjà. Impossible d’écrire et de s’épanouir avec cet érotomane qui vous lutine entre deux performances vocales (« un trou est un trou »). Et cette impression de n’être qu’objet et possession. Un réceptacle de désirs. Le jouet d’un homme infantile que la voix intérieure d’Eurydice, son double maléfique, fort et féministe, exècre. Avant que la mort ne rebatte les cartes.

Au départ, on est saisi par la virtuosité du dispositif, par ce plateau, biologique, qui bouge et se réinvente. Cette forme symbiotique servie par ses virevoltants et hyperactifs séides (caméramen, perchiste), serpentant entre les marques de gaffer au sol, convoque la magie, toute technique, d’un théâtre de marionnette dont on éventrerait les coulisses. Le produit final, projeté en live, sur un écran surplombant la scène, est parfaitement découpé et exploite efficacement la modularité du plateau et la sécheresse des cadres. Sauf que voilà.

Une fois la magie et l’émerveillement dissipés d’assister, en direct, à un théâtre (ou cinéma?) aux coutures apparentes, que reste-t-il, alors que le chaos se discipline ? Le texte en VO, acerbe, chirurgical de Jelinek, est le premier sacrifié sur l’autel de la technique. Même si, dans ses moments de décélération, la « mise en scène » peut, parfois, lui redonner un peu de patine et l’éloigne de la verbigération que le style, accumulatif et répétitif, de l’auteure autrichienne nobélisée peut parfois dégueuler.

On cherche aussi le théâtre là-dedans. Le carcan technique oblige souvent les comédiens à jouer à côté mais jamais ensemble. On se demande même s’ils ont parfois quelque-chose à jouer. D’autant que les interventions de l’équipe technique font écran et opacifient le quatrième mur. Finalement, l’art dramatique censé exploser sur scène se découvre sur l’écran géant. Vampirique et qui happe toute l’attention.

Stupeur par les tremblements

Pour ne pas dévoiler les coulisses, les caméras se resserrent sur les visages, les mains, les jambes, en des gros-plans qui bannissent toute subtilité. Il faut signifier en direct. Singer l’émotion. Souvent par des attitudes outrées comme les interactions entre les personnages sont réduites à des partitions muettes. Aussi le gardien des enfers (Maik Solbach) porte-t-il des lentilles jaunes fendues de noir. Aussi le trouble d’Eurydice est-il signifié par des tremblements de caméra ou la multiplication d’effets de « flou/net ». Et ses sentiments – incompréhension extatique, panique et résignation – à la découverte de son nouvel écosystème infernal versent carrément dans un archétypal qui ferait passer l’expressionnisme allemand pour un modèle de sobriété.

Très peu de mystère dans cette mise en scène mais une volonté de couler le spectateur dans une atmosphère et une ambiance lynchiennes, baignées de nappes sonores en mode, c’est la mode, binaural. Quitte à y aller à la truelle à coup de néons blafards qui défilent comme sur un brancard et de tunnel moucheté de lumières ou en convoquant les imaginaires de la bande-dessinée, des films néo-Grindhouse (on se croirait dans Sin City – 2005 – ou Drive – 2011-avec sa BO électro et dans une coccinelle), des films d’épouvante ou des survival movies avec plans en contre plongée. Pour finir sur une touche de Monika (1953) d’Ingmar Bergman dans un dernier « plan » convenu et désespérément attendu.

Autre bug induit par le dispositif, les rotations et modulations du plateau impliquent des temps de pause théâtrale qui paraissent d’autant plus longs que le spectacle se veut rythmé. La représentation d’une heure quinze minutes se trouve parfois noyé par les changements monotones de valeurs de plan ou par les plans de coupe, ces plans fixes sur un élément de décor ou d’ambiance, afin de redisposer les caméras. Même si ces moments offrent finalement quelques respirations au texte.

Libérée, délivrée

Le texte justement. L’idée de remettre au centre du mythe d’Orphée, Eurydice est séduisante. Elle en avale des couleuvres (et pas que), Eurydice, avant qu’un serpent corail (une vipère dans le texte original) lui règle son « conte ». Et alors qu’elle se fait à l’idée de sa mort, voilà qu’Orphée, plus lubrique que jamais, vient l’enquiquiner jusque dans sa géhenne. Dans les livres X et XI de ses Métamorphoses, Ovide ne s’attarde guère sur ce personnage, désespérément passif : « Elle se trouvait parmi les ombres nouvelles » (traduction de Joseph Chamonard, Les Métamorphoses, Editions Garnier Flammarion). « Une ombre libre » précise le texte d’Elfriede Jelinek. Et si dans le mythe, Orphée, « tremblant qu’Eurydice ne disparût et avide de la contempler », se retourne et la renvoie à la case « enfers », Katie Mitchell lui prévoit le même destin mais pas par les mêmes chemins. « Mais, mourant pour la seconde fois, elle ne proféra aucune plainte contre son époux : de quoi se plaindrait-elle, en effet, sinon de ce qu’il l’aimât ? ». A l’heure du #metoo et des princesses Disney émancipées, Eurydice, enhardie par un surmoi encore plus dévorant que les excès du système patriarcal qu’il dénonce, envoie valser sa mythique atonie pour reprendre, dans la mort, son destin (et un stylo) en main.

Ce théâtre de l’artifice joue comme une petite chose extrêmement bien manufacturée mais qui ne procure que peu d’émotions. On en reconnaît la précision du travail mais on la remise avec d’autres bibelots pourtant moins chics. Le spectacle tient plus lieu de performance artistique, de happening, à la façon de ces hommes-orchestres qui, par la grâce des Loppers, ces pédales qui enregistrent des boucles de musique, peuvent jouer toute une partition musicale en totale autonomie, que de représentation théâtrale.

Finalement, le plus intéressant – sadique diraient certains – reste d’observer comment la metteure en scène condamne, peut-être à dessein, son théâtre, qui se défragmente sur le temps, pourtant court, de la représentation. En explosant les conventions dramaturgiques, en en réimposant d’autres plus cinématographiques mais corsetées et agonisantes dans le corps étranger du plateau de théâtre, elle condamne une nouvelle fois (son) Eurydice.

 

 

Florent Oumehdi
Diplômé de l’Institut d’Etudes Politiques d’Aix-en-Provence, il sillonne depuis son installation à Paris, en 2007, les cinémas de quartier, les théâtres et les salles de concert de la capitale. Journaliste depuis 2009, jonglant entre l’écrit, le son et la vidéo, il a déjà collaboré avec Modzik ou Arte Radio. Responsable d’une formation en journalisme, organisée par l’Institut National du Sport, de l’Expertise et de la Performance et par le Centre de Formation des Journalistes, il est aussi pigiste régulier pour plusieurs médias dont le groupe l’Equipe et le Routard.

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