Sergueï Prokofiev

Ouverture sur des thèmes juifs op. 34 (version originale pour Sextuor)
Concerto pour violon et orchestre n°2 en sol mineur, op. 63

Felix Mendelssohn
Richte mich Gott, psaume 43 op. 78
Herr, nun lässest du deinen Diener op. 69  n°1

Symphonie n°5 « Réformation », op.107

Vadim Repin violon

Manuel Metzger clarinette
Catherine Cournot piano
Joseph André violon
Ana Millet violon
Christophe Gaugué alto
Pauline Bartissol violoncelle

Chœur de Radio France

Sofi Jeannin chef de chœur

Orchestre philharmonique de Radio France

Mikko Franck direction

 

Auditorium de Radio-France, le 24 novembre 2017

Musique de chambre, concertante, chorale et symphonique, russe et allemande… avec cet habile programme au curieux fil judéo-protestant, et de multiples protagonistes et changements de plateaux, la soirée aurait pu être décousue et disparate à Radio-France. Elle aura été plaisante et instructive presque de bout en bout, essentiellement grâce à un niveau de réalisation très homogène, et dans le plat de résistance mendelssohnien, à une nouvelle démonstration de puissante individualité de Mikko Franck.

 

Après la Grande Fugue, la programmation de Radio-France nous fait une nouvelle proposition de hors‑d’oeuvre chambriste dans le grand auditorium. Celle-ci est défendue avec du coeur à l’ouvrage par des membres du Philhar que, en-dehors de l’alto solo de Christophe Gaugué, l’on voit rarement sortir du l’orchestre. Le violon de Joseph André et la clarinette de Manuel Metzger s’acquittent avec une envie et une truculence bienvenues d’un Prokofiev qui mérite mieux que d’être jouée comme pièce de caractère, une attention particulière étant ici dévolue aux sections élégiaques, jouées avec concentration et une très belle facture instrumentale. Dans les passages de danse, on regrette seulement un piano dont on ne saurait caractériser ce qu’il fait, parce qu’on ne l’entend tout simplement pas, en dépit de l’initiative d’en retirer le couvercle, dans cette salle ingrate pour l’instrument. Le procédé le fait gagner un peu de dynamique sans doute, mais ajoute aussi de l’imprécision. En récital, de grands pianistes font leur affaire de la difficulté des lieux, mais en musique de chambre,on l’a déjà constaté, le problème semble insoluble surtout avec des partenaires nombreux. Quoiqu’il en soit, ce format de lancement de vendredis soirs continue de faire une impression favorable, par la qualité d’écoute qu’il impose naturellement.

On fondait quelques espoirs de retrouver le Vadim Repin du dernier 2e de Prokofiev qu’il avait donné – sauf oubli – à Paris : une prestation solaire dans l’exceptionnel écrin offert par Pletnev et le National de Russie, de loin la plus belle, à mon sens, offerte ces dernières années par un violoniste aussi solide que routinier, et qui m’a toujours moins touché et intéressé que la plupart de ses collègues jouant dans la même cour du circuit international. Le sol mineur de Prokofiev fait apparemment partie des partitions qui rallument un peu du feu sacré dans cet archet volontiers placide, parfois comme absent. Peut-être aussi fait-il partie de ceux plus sensibles que la moyenne à la qualité de l’échange avec l’orchestre. Ici, le service est assuré avec rigueur et sensibilité par Mikko Franck et le Philhar, dans la même veine que pour Vilde Frang il y a quelques semaines. Jérôme Voisin fournit une toile idéalement ductile et chaleureuse dans le II. A la fin de celui-ci, les cors et violoncelles du Philhar n’égalent pas la classe phénoménale des musiciens de Pletnev, mais donnent néanmoins à entendre la texture de moire et or et de ce passage entre tous émouvants. Repin avait auparavant imposé sans forcer sa plénitude sonore et surtout une impressionnante sûreté d’intonation dans le redoutable premier mouvement, où la sorte de distance qu’il impose entre le texte et sa prise de parole évite le quant à soi. Une petite voix est là qui produit du discours, sans bouleverser peut-être, mais au moins en parlant. Dans les deux mouvements suivants, cette réserve un brin hautaine devient franchement un atout quand Repin est dans un bon jour violonistique comme ici, et évite tant la complaisance qu’une sauvagerie artificielle, moins à propos ici que dans l’autre concerto de Prokofiev. Son Carnaval de Venise en bis aura pu paraître moins enflammé et virtuose que le précédent donné avec le même orchestre à Pleyel, mais aussi plus strictement élégant.

Au retour d’entracte, Sofi Jeannin offre une rare opportunité au Choeur de Radio-France de briller seul lors d’un concert symphonique. Les psaumes et  motets de Mendelssohn sont un territoire relativement familier d’une formation qui sait son romantisme allemand en général, mais est peut-être plus à l’aise dans celui Schumann et (d’un certain) Brahms que dans l’intime ascèse de Mendelssohn, qui regarde plus franchement que d’autres vers son ancrage réformé. Si la direction convainc par la force canalisée qu’elle insuffle, on peut questionner le choix de maintenir, pour ces choeurs se tenant en lisière du choral, un effectif aussi généreux que s’il y avait, par exemple, accompagnement d’orchestre (à ce compte, il aurait été intéressant de monter le Psaume 42 en plus du 43, en transition vers la symphonie). Le lyrisme de Richte mich Gott s’en accommode fort bien encore, mais dans Herr, nun lässest du deinen Diener, l’opulence, la munificence à l’oeuvre devient, en dépit d’une lisibilité certaine des plans, presque gênante par contraste avec le ton de la musique. D’autant qu’ici, au parterre tout du moins, les limites acoustiques de la salle semblent presque atteintes. Malgré une dynamique maîtrisée, la splendide conclusion du Gloria Patri (…und von Ewigkeit zu Ewigkeit, Amen…) accuse un peu son embonpoint et paraît alanguie alors qu’elle ne l’est objectivement pas tant que cela. Au moins pointe-t-on ici vers l'esprit plus franchement solennel de la préparation de la coda de la Reformation.

Après notamment d’exceptionnels Schumann (3e) et Brahms (1ère), on attendait Franck pour ce qui était, sauf erreur, son premier Mendelssohn avec le Philhar. Le ton mendelssohnien convient sans doute naturellement à cette baguette qui n’aime rien tant que l’élan simple, la rectitude et l'immédiateté expressive. Hors plumage religieux, le cas de la Reformation n’est du reste pas sans analogie avec la Rhénane schumanienne : oeuvres tantôt adorées ou mal aimées des mélomanes, aux arêtes ou accents accusant un atavisme, une mystique nationaliste, du moins communautaire, que l’on préfère aimer le plus souvent chez d’autres pays que l’histoire de la musique a permis de classer comme mieux pittoresques et par là dotés de charme. L’aspect pittoresque de ces partitions – leur germanité sans le filtre viennois neutralisant, en quelque sorte -, pour ne pas avoir bonne réputation,  ne doit pas être gommé et ne doit pas non plus faire obstacle à leur réception émotionnelle, à leur prise au sérieux sans distanciation. Franck sait faire fi comme un peu partout des modes qui sont au dépoussiérage et survitaminage, et n’est pas de ceux qui impriment comme un cache sur une lourdeur fantasmée  une vulgarité bien réelle. Il fait jouer la musique comme elle est, dans la vaste sinfonia d’oratorio qu’est l’allegro initial, droit, fort, tendu et rythmé, sans atours narratifs ou d’effets de timbres. Si l’impact n’est pas aussi grand que dans sa Rhénane, c’est peut-être parce quil y a ici une introduction, qui fixe le cap spirituel de la symphonie, et que celle-ci est un peu ratée, la respiration y manquant de naturel, l’arrivée de l’Amen de Dresde d’immatérialité (ou d’incarnation, en tout cas, de quelque chose). Et aussi parce que la force motrice de l’allegro pâtit d’un jeu de timbales (c’est souvent le point faible de l’orchestre) alourdissant le temps, en placement et en sonorité, au lieu de le lancer. 

L’acoustique ne contribue pas à donner ici un supplément d’âme à ce ton justement terrien et buriné : Franck obtient la sonorité sombre qu’il semble vouloir, mais pas tout à fait l’éclat et le tranchant des phrases.  Malgré ces réserves, l’orchestre s’acquitte bien de la tâche de mener de façon strictement cumulatrice, et sévère, le volet initial. Les mouvements centraux sont exemplaires d’économie d’effets, de simplicité, mais manquent certes un peu de saveur instrumentale, notamment aux violons dans la cantilène. Franck descend comme à son habitude de son podium pour flatter du geste et de l'oeil les violoncelles dans les étreintes du trio : à chaque fois l'on est interdit devant ces interventions tenue en lisière du racolage, et qui ne produisent bizarrement rien de racoleur, comme si une sorte de contrat silencieux disposait ce dont il s'agissait vraiment ici. Le léger manque de fini instrumental et ce côté casuel de la direction n'empêchent pas le III de s’avancer dans son extrême concision en de vrais abîmes. Et voilà, à l’attaca du finale,  que surgit la flûte de Magali Mosnier (un lever de soleil à elle seule), puis le reste de la bande souffleuse du Philhar, et la soirée prend en trente secondes tout son sens sur le plus idéal des exposés de Ein Fester Burg ist unser Gott. La fugue, assise sur un solide quintette avec notamment d’excellents violoncelles,  ne décevra pas, la péroraison finale, non plus. Cinq siècles et quelques jours après le placardage des 95 thèses, l’hommage à la Confession d’Augsbourg continue de résonner non comme commémoration, mais consécration d’une esthétique au sens fort du terme : une vision de l’homme.    

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Théo Bélaud
Né en 1984 dans le Pas-de-Calais, Théo Bélaud fait ses études de philosophie à Lille, et débute dans la critique musicale en 2007. Collaborateur à Classiqueinfo ou Actu-philosophia, il étudie notamment l’œuvre de Charles Rosen, dont il a traduit et présenté Musique et sentiment & autres essais (Contrechamps, 2020).

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