Nikolaï Rimski-Korsakov (1844–1908)
Mozart et Salieri (1898)
Scènes dramatiques.
Livret du compositeur
d’après Alexandre Pouchkine. En russe.

Recréation de la production de 2010 de l’Opéra de Lyon

  • Direction musicale : Pierre Bleuse
  • Mise en espace : Jean Lacornerie
  • Décors et costumes : Bruno de Lavenère
  • Lumières : David Debrinay
  • Vidéo : Etienne Guiol
  • Mozart : Valentyn Dytiuk
  • Salieri : Pawel Kolodziej
  • Acteur : Louis Thélot
  • Orchestre, Chœurs et Studio de l'Opéra de Lyon
Opéra de Lyon, le 4 novembre 2017

Composer une saison, c’est trouver des équilibres qui permettent de couvrir toute l’année en alternant les nouvelles productions et les reprises, pour garder d’autres équilibres, plus économiques. Ainsi de ce Mozart et Salieri de Rimski-Korsakov, reprise d’une production de 2010, une petite forme issue des Petites Tragédies de Pouchkine qui en respecte quasiment intégralement le texte. La production, reprise de celle de 2010, est une « mise en espace » qui intègre aussi quelques extraits d’Eugène Onéguine puisque l’axe en est la mort du génie, allusion au duel qui coûta la vie à Pouchkine lui-même.

Présenter le seul Mozart et Salieri sans compléter par une autre œuvre, c’est assez audacieux parce que la soirée ne durerait pas une heure. Alors, le metteur en scène Jean Lacornerie propose un spectacle encadré par deux scènes d’Eugène Onéguine de Tchaikovski, avec au milieu l’ouverture de Sadko, de Rimski-Korsakov (qui est à un an près contemporaine de Mozart et Salieri). Eugène Onéguine est une allusion au duel de Pouchkine contre d’Anthès qui courtisait son épouse, et qui paraît-il était jaloux du génie de l’écrivain. Car la thématique est bien celle de la jalousie artistique, Salieri le travailleur et Mozart le génie à la plume facile, tout comme Pouchkine dont la production en une vingtaine d’année est impressionnante, et qui va être l’origine de bien des opéras russes du XIXème.
L’intérêt de cette œuvre réside d’abord dans sa forme : deux scènes et deux dialogues entre Mozart et Salieri, où c’est clairement Salieri qui tient le rôle qui visiblement intéresse Pouchkine,et Rimski-Korsakov, comme le montre son monologue initial dans un oculus géant, comme si le musicien regardait un peu perdu le puits sans fond de son destin.  Le rôle de Mozart en revanche est assez court, mais à chacune de ses apparitions Mozart fait entendre à Salieri sa musique, ce qui accentue la jalousie et le désarroi du « besogneux » face au génie. Sans le vouloir et avec un grand naturel et une grande simplicité, Mozart en quelque sorte creuse sa tombe. Il est élément perturbateur d’une situation où déjà Salieri s’interroge sur sa propre nature.
Deux moments de dialogue assez brefs, très concentrés voire elliptiques, où sont abordés de manière fugace les questions essentielles de la création artistique, du travail, du génie, mais dont le centre est le malaise qui saisit Salieri, pourtant à l’époque un compositeur reconnu, officiel, fêté au sommet de sa carrière, face au génie : l’idée qui germe est celle de l’injustice du monde (l’œuvre s’ouvre par un long monologue qui met en cause la justice des hommes et du Ciel). Salieri reconnaît et admire le génie de Mozart, mais ne supporte pas sa « légèreté », la manière désinvolte dont il s’amuse de tout, par exemple de ce violoniste aveugle qui joue (mal) Don Giovanni et met en perspective sa propre souffrance face à la création. Toujours la vieille opposition entre  fureur divine et travail.
La production de Jean Lacornerie sans trahir le propos, l’élargit et le rend encore plus abstrait : en y intégrant d’autres extraits, elle inclut et la question du destin de Pouchkine (mort en duel) dont le duel d’Eugène Onéguine (de Pouchkine) est une image prémonitoire, et celui de la création personnelle et plus originale de Rimski-Korsakov, par l’évocation de Sadko.
En même temps, le décor (de Bruno de Lavenère) reste très essentiel : des rideaux de tulle sur lesquels sont projetés des images d'une forêt, mais aussi d’esprits maléfiques, un peu de neige qui tombe, et un piano central qui est la musique, objet du délit : c'est à peu près tout

Cependant, la difficulté de l’œuvre réside dans sa mesure, et son extrême raffinement : Rimski (comme Pouchkine) refuse le spectaculaire. Pouchkine concevait ses « petites tragédies » comme des drames à lire, et Rimski en fait certes un objet de représentation, mais vu comme une sorte d’exercice de style où la musique ( qui a quelquefois des relents de XVIIIème siècle en plus des citations de Mozart) va dire ce que le texte ne dit pas toujours par sa concentration, et où la composition va être particulièrement attentive à accompagner le discours sans l’étouffer sous les notes, d’où un orchestre relativement réduit. D’une certaine manière prima le parole.
En ce sens, projetant l’œuvre dans une sorte d’abstraction intemporelle, il l'élargit à la problématique de Pouchkine devenu substitut de Mozart – ce fut d’ailleurs probablement le cas au moment de l’écriture de l’œuvre. Il le confirme en passant par son drame Eugène Onéguine, une anticipation de sa mort puisque le poète Lenski provoque Onéguine en duel comme Pouchkine provoquera d’Anthès et au passage effleurant la question des drames intérieurs de Tchaïkovski.

Le drame intérieur de Salieri rend Mozart être de passage, catalyseur presque immatériel de l’accomplissement d’un crime qui ne résout rien et laisse Salieri comme l’officiant d’un sacrifice nécessaire à ses yeux et inutile sur le fond, qui semble rétablir un équilibre illusoire : un monde sans génies serait-il plus « juste » (pour reprendre les termes initiaux de Salieri) et plus égalitaire ?
Est-ce la raison pour laquelle Jean Lacornerie n’a pas voulu différencier de manière excessive les deux personnages, comme si  Salieri construisait une image de Mozart qui ne correspondait pas vraiment à la réalité (au contraire de Miloš Forman dans Amadeus – inspiré du texte de Pouchkine – qui prend soin de caractériser fortement son Mozart) et donc pour montrer que la question centrale, c’est Salieri.

Comme on le voit, ces quelques soixante minutes de musique posent plus de questions qu’elles n’en résolvent et c’est tout l’intérêt de ce spectacle apparemment simple et sans prétention, qui en réalité renvoie à une grande complexité théorique, dramaturgique et musicale et en tous cas relance l'intérêt pour une oeuvre surtout connue par son titre.
Pour tous ces problèmes, il est nécessaire d’avoir des interprètes qui puissent intérioriser suffisamment le texte et en faire du théâtre. Ecoutons Chaliapine, le créateur du rôle de Salieri : « Plus je jouais (…) et plus se renforçait ma conviction que l’artiste lyrique ne doit pas seulement chanter, il doit aussi jouer son rôle de la manière dont on le jouerait au théâtre »((Extrait de Pages de ma vie, autobiographie écrite en collaboration avec Maxime Gorki, 1916 – cité par le programme de salle)).
Cette question du théâtre dans le texte demande une maturité que de jeunes chanteurs n’ont pas toujours (bien que Chaliapine n’eût que 25 ans quand il créa le rôle). Pawel Kolodziej en Salieri réussit à lui donner une certaine intériorité , le timbre est séduisant, la voix relativement claire (c’est comme on dit une basse chantante) mais elle se détimbre dès qu’elle descend dans les profondeurs du registre. Il reste que l’artiste est digne d’intérêt et que scéniquement, il essaie de donner une vraie couleur au rôle.

Digne d’intérêt également le Mozart de Valentyn Dytiuk, le timbre est beau et clair,  la voix est vraiment intéressante avec un soin tout particulier au texte et au phrasé (c’est notable dans « Kuda kuda » d’Eugène Onéguine chanté en ouverture) ; malheureusement, il lui manque personnalité scénique et expressivité : il tombe dans le travers dénoncé plus haut par Chaliapine : c’est très bien chanté, mais cela manque de vie et d’incarnation et pour tout dire de profondeur, même si celui qu’il doit incarner passe pour léger et insouciant. Défaut de jeunesse sans doute pour ce ténor qui est l’un des espoirs de l’opéra de Kiev ((voir notre article sur Nabucco dans ce site où il chante Ismaele)).
En fosse, Serge Dorny a appelé Pierre Bleuse, jeune chef français, au départ violoniste diplômé du Conservatoire de Paris (il a participé à l’Ensemble 2E2M et au quatuor Satie), qui a ensuite étudié la direction d’orchestre auprès de Jorma Pamula en Finlande et au Conservatoire de Genève. Sa direction vive, acérée, très limpide, rend l’orchestre présent sans être envahissant dans une œuvre où la voix et le texte doivent être prépondérants, et l’accompagnement des chanteurs est attentif. mais c'est surtout l'effort réussi pour donner une vraie couleur à l'orchestre qui est notable, jamais vraiment dramatique, mais toujours tendue. C’est une découverte qu’on doit ajouter à la liste des jeunes chefs français vraiment dignes d’intérêt.

Ainsi cette soirée confiée à de jeunes interprètes, s’est soldée par un franc succès de la part d’une salle à peu près pleine. Bon signe.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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