Schubert, Quatuor n°13 en la mineur, D.703
Attahir, Al’ Asr
Mendelssohn, Quatuor n°4 en mi mineur, op. 44 n°2

Quatuor Arod :

Jorda Victoria, 1er violon, Alexandre Vu, 2nd violon, Corentin Aparailly, alto, Samy Rachid, violoncelle.

Théâtre des Bouffes du Nord, le 2 octobre 2017

Les Arod, nouveau phénomène international de la discipline, font honneur à celle-ci comme peu, de français surtout,  sont parvenus à un tel niveau. En un mot, ils sont excellents. Le terme est galvaudé dans toutes les matières imaginables à notre époque. Leur manière de faire du quatuor, de faire de la musique, même si elle demande une confirmation de long terme, donne un sens à cette excellence. On est déjà impatients de les réentendre en janvier à la Biennale de la Philharmonie.

Qu’est-ce qu’un quatuor excellent ? En France, c’est un quatuor qui a remporté le Concours de Bordeaux ou celui (c’est plus rare et c’est le cas des Arod) de l’ARD Munich ; c’est un quatuor résident Pro Quartet ; c’est un quatuor boursier Singer-Polignac ; c’est un quatuor mécéné par la Société Générale. Nos jeunes loups cochent toutes ces cases : plus rare, ils les cochent à ce qui n’est que leur quatrième année – troisième en formation stabilisée, ce qui est exceptionnel. Ils sont même BBC Young Generation Artists. Et on en passe. Voilà pour le contexte, qui ne nous apprend certes pas grand chose. A supposer que l’excellence soit rare, le premier critère qui vient à l’esprit est la solidité technique, tant sur le plan des qualités individuelles que de la « technique de quatuor », l’homogénéité sonore, la vitesse et la précision d’écoute entre les membres, l’équilibre harmonique, l’intonation globale bien sûr. Tout cela, les Arod l’ont, on le détaillera un peu. Mais il est évident, au vu de la profusion de jeunes et maintenant de moins jeunes formations, notamment américaines, présentant au moins en surface ces caractéristiques, que cela ne suffit pas à sortir du lot, et à donner l’espoir de côtoyer les sommets que d’illustres aînés ont parcourus. Il ne fait pas de doute qu’avec les Arod on tient l’espoir français le plus évident depuis l’émergence des Modigliani et des Ebène, puis des Diotima (ces deux derniers ont fait partie de leurs enseignants). Ce qui est encore plus rare, et fournit le motif d’une discrimination, est la faculté d’appropriation du discours dans les oeuvres les plus imposantes, et ce, au-delà de la seule personnalité d’un primarius, ou d’une unité monolithique de jeu. Ici la route devient étroite :  il s’agit qu’il y ait une voix, tantôt petite, tantôt magistrale, qui parle par-devers les quatre voix. Et qui dise quelque chose qui soit une interprétation, et non une paraphrase. 

Le Rosamunde des Arod frappe d’emblée par un tour de force : celui d’user de bout en bout d’une sophistication extrême dans la recherche polyphonique, l’accent et le phrasé, sans perdre de vue le long terme et la ligne formelle, en particulier, le sens du grand mouvement harmonique dans le premier mouvement, et celui, aigu, de la retenue. Le rouet engourdi des deux voix intermédiaires sonne rarement, en concert du moins, avec cette précision rythmique et d’intonation, et de celle-ci dépend une grande partie de la tenue expressive du mouvement. Ce, d’autant que les Arod choisissent la voie lyrique étroite : celle, combien schubertienne, consistant à faire le plus souvent sourdre la voix soprane de dessous les figures d’accompagnement. S’il est assez courant de voir les quelques grands pianistes schubertiens manier le procédé, le voir appliquer au quatuor est beaucoup moins courant (et il est vrai qu’en-dehors du 13e, et du premier mouvement du 8e, il est sans doute plus dangereux d’y recourir). Le primarius Jordan Victoria en abuse presque dans les mouvements centraux, tendant parfois à disparaître à force de manier, le plus souvent avec talent et fortes intuitions de phrasé, le murmure, l’understatement, à rebours de la tendance au surlignage des jeunes quatuors les plus virtuoses. Le menuet, qui est peut-être la pointe la plus avancée de l’exploration par Schubert du drame intérieur absolu, est présenté comme tel, avec un aplomb sans complaisance. Les quatre appels initiaux sont comme sur-phrasés, mais cela marche. L’écart de tempo entre eux et la suite est grand, un peu trop, mais cela passe. Et le primarius, dans la modulation majeure, pousse la logique des sanglots jusqu’à disparaître comme étranglé par l’extrême cruauté du mouvement vers la bémol. Mais cela a un sens : comme presque tout ce que proposent les Arod dans cette entreprise d’une extrême ambition, il y a une pointe de systématisme, une pointe de suffisance, mais jamais on ne se demande pourquoi, en regard du texte, ils procèdent comme ceci ou comme cela. De même, dans le développement du premier mouvement, il y a quelque chose de savamment construit qui se voit dans la manière de contrôler le conflit contrapuntique, de faire saillir les frottements, mais cela marche et a un sens. Le finale, où se fracassent tant d’ambitions, est exemplaire, et ici Jordan Victoria conduit l’affaire avec une sûreté de chaque instant. Les grandes progressions dramatiques et dynamiques ne menacent jamais l’équilibre rythmique et harmonique : dans ce mouvement, joué d’une façon plus conventionnelle que les autres, on retrouve un peu de la souveraineté des plus grands d’aujourd’hui – des Jerusalem, des Pavel Haas… C’est bluffant, d’un si jeune quatuor.

Le mi mineur de Mendelssohn est en un sens moins difficile que les deux autres opus 44, dont la volubilité solaire, devenue inaudible pour la majeure partie des musiciens et du public, y compris spécialiste, fait obstacle à la sincérité de l’expression et au sérieux interprétatif. Pour autant, le 44 n°2 tend le piège du sentimentalisme, celui du genre qui infeste le jeu de piano de tant de nos contemporains dans ses romances sans paroles. Là, de nouveau, le mésusage d’une sophistication se confondant avec la complaisance et la mièvrerie est entièrement éliminé. L’esprit de grandeur habite cet appassionato pris dans un tempo assez mesuré, mais qui pourrait, rien ne s’y opposant stricto sensu, l’être plus encore dans cette approche de grand souffle. Le scherzo évite l’évanescence et est tenu avec un sérieux presque exagéré (ici, il existe sans doute une petite marge de progression dans le raffinement de la texture, l’allègement des archets). L’andante est un (ou le)  sommet du concert. On y retrouve les qualités exceptionnelles, notamment, du second violon d’Alexandre Vu, qui sait de bout en bout élever ses tresses d’accompagnement à un niveau de symbolisation, qui saisit l’âme de Mendelssohn : la transfiguration de l’académique en sentiment immédiat. Comme dans le premier mouvement de Rosamunde, il fournit à son primarius l’essentiel d’un écrin de luxe pour l’expression. Surtout, lui, et ses partenaires, produisent une cohérence sonore et agogique qui rend possible la ligne si longue de chacun des deux grands exposés du mouvement, et donne tout son sens à la figure merveilleuse qui les conclut. De quoi donner envie de leur disque Mendelssohn, annonciateur, on l’espère, d’une belle intégrale. Vraiment intégrale, puisqu’il comprend déjà les merveilleuses pièces opus 81 : la troisième, le Capriccio, est donnée en bis, d’admirable façon ; “quelle belle musique” annonce le violoncelliste Samy Rachid ; ou comment partir sur une impression terriblement sympathique. “Si nous savions aujourd’hui nous contenter d’une beauté simple, qui ne nous questionne ni ne nous surprenne, ces courts morceaux retrouveraient leur place dans le répertoire des concerts. Car ils séduisent sans provoquer ni étonner. Il n’est pas vrai qu’ils soient insipides, mais ils pourraient l’être aussi bien." Cette déclaration mémorable de Charles Rosen sur les romances sans paroles demeure la plus juste approche générale du problème mendelssohnien pour notre époque. Nous devons réapprendre, en cherchant en nous-mêmes, à ressentir que la grandeur puisse être recélée dans l’évidence et l’attrait sans mystère : c’est une question de choix de vie et d’institution. En déclarant que l’on veut jouer, et rejouer encore cette musique simplement parce qu’elle est belle, puis en la jouant avec tout le sérieux (dénué de distanciation) requis, on la reconduit à sa vérité, qui est une vérité difficile – elle consiste à admettre que ce genre de beauté nous demande un travail, un travail difficile.

D’autres remarques d’ordre particulier et général, enfin, sur la première mondiale du quatuor Al’Asr de Benjamin Attahir. Je ne partage pas l’enthousiasme manifesté sans ambiguïté par la plus grande partie du public des Bouffes du Nord (mais il faut souligner ce rare succès pour une création) pour ce quatuor.  Cette partition a d’ailleurs, en réalité, suscité le genre de réactions qui témoignent du revers d’une pièce nouvelle qui plaît de suite, et bien que j’aie peu de sympathie pour l’idée qu’une musique neuve doit être difficile et non immédiatement accessible pour être bonne, ce genre de situation plaide en général pour elle. Vous avez la part qui se réjouit d’avoir entendu quelque chose d’enthousiasmant parce qu’elle s’y est retrouvée, et celle qui peste contre les facilités et les procédés d’un autre âge, avec le sentiment d’avoir entendu un mélange de pièce caractéristique et d’imitation avec les moyens contemporains d’un quatuor de Chostakovitch. La pièce de caractère ou d’illustration est revendiquée, avec une dimension liturgique à laquelle on pourrait presque croire, n’était l’inflation discursive, qui gagne vite. Car d’évidence, le compositeur veut que ça parle, que l’on sente se déployer une forme transparente à elle-même, que l’on voie l’architecte à l’oeuvre, et pour cela, il nous bombarde de repères, avec un savoir-faire indéniable et impressionnant d’assurance pour un compositeur de moins de trente ans. Tout ou presque y passe : appels et rappels hymniques, variations développantes sur ostinato devenant thème et vice et versa, doubles fugues (sur des sujets qui, tout de même, exagèrent : Bruckner en imam pompeux ?), le tout mis en cycles aux continuités parfaites, qui ont un début et une fin impeccablement audibles. On se trouve en un sens sommé d’admirer ou de dédaigner, et c’est exactement l’effet collectif produit.  Ce genre de situation rappelle au moins combien il est difficile de ménager un espace cérémoniel commun (qui ne soit pas l’entre-soi sympathique des soirées EIC-IRCAM) pour la création, tant on a habitué des publics à des attentes divergentes. Compris dans un cycle inspiré par certaines sourates du Coran, et dont d’autres parties ont déjà des créateurs tels que Barenboim, le Boulez-Ensemble et la Staatskapelle Berlin, le quatuor d’Attahir a les qualités d’une musique pour interprètes vedettes.

On touche ici à une césure profonde de la musique d’aujourd’hui. Souvent la musique composée, sinon par des interprètes virtuoses (pensons à Salonen, à Adès, mais aussi à Pletnev, ou plus embarrassant et récemment, à Neuburger ou Trifonov) a les qualités de ses défauts : elle recourt à des procédures et des moyens discursifs qui en facilitent l’intelligibilité et laissent une marge immédiate à l’investissement interprétatif, et à la valorisation du véritable héros de l’institution musicale savante contemporaine : l’interprète, dont on sait qu’il est héros par défaut et pour des mauvaises raisons (le public ne s’intéressant plus à ce qui est interprété). Ce n’est ni par contingence historique, ni par terrorisme intellectuel (en tout cas, pas seulement) que s’est imposée comme canon de la création savante une musique inintelligible immédiatement, dans ses principes et son expression, et inaccessible de prime abord à l’interprétation valorisante et discutable. Nous avons tout le recul nécessaire à présent pour comprendre que c’est bien plutôt par instinct de conservation, voire de conservatisme (comme tous les grands modernismes musicaux, au fond) de ce qui fait l’institutionnalité des arts élevés : le statut magistral du texte à interpréter, qui dépasse celui de l'oeuvre à (re)créer. Pourquoi celui d’Attahir n’en serait pas un ? Paraphrasons Rosen : il ne l’est pas, mais il pourrait l’être, aussi bien. Dans un monde qui n’est ni ici, ni maintenant.  Ce qu’en font les Arod laisse déjà penser qu’on ne peut mieux jouer cette partition. D’une certaine manière, c’est déjà lui régler son compte : pourquoi faudrait-il chercher à faire mieux, de toute façon ?

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Théo Bélaud
Né en 1984 dans le Pas-de-Calais, Théo Bélaud fait ses études de philosophie à Lille, et débute dans la critique musicale en 2007. Collaborateur à Classiqueinfo ou Actu-philosophia, il étudie notamment l’œuvre de Charles Rosen, dont il a traduit et présenté Musique et sentiment & autres essais (Contrechamps, 2020).
Crédits photo : Photo Verena Chen

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