Programme

Ravel, Tout est lumière, La Nuit et l’Aurore
Debussy, Nocturnes
Stravinsky, Le Sacre du printemps

Barbara Assouline soprano
Pascal Bourgeois ténor

Maîtrise de Radio-France
Chœur de Radio-France

Orchestre Philharmonique de Radio-France

Mikko Franck, direction

Auditorium de Radio-France, le 15 septembre 2017

Pour son quatre-vingtième anniversaire, le Philhar proposait une manière de programme circonstancié. Le Sacre est la solution naturelle des grandes occasions, quand ce n’est pas la 2e ou la 5e de Mahler. L’œuvre réussit décidément aux formations de Radio-France, après les excellents concerts d'intronisation (2008) et de centenaire de l'oeuvre (1913) offerts par Daniele Gatti et le National. Un grand Debussy (La Mer avait déjà été dirigée par Franck la saison passée), et Ravel dont la mort coïncide avec la naissance de l’Orchestre Radio-Symphonique complétaient cette belle soirée de fête et de rentrée.

Il n’était sans doute pas aussi nécessaire d’exhumer au concert les partitions d’impétrance académique romaine de Ravel. Le fait qu’elle ne soit même pas antérieures aux premières compositions importantes de Ravel en diminue considérablement le seul intérêt documentaire, puisque Tout est lumière, La Nuit et l’Aurore ne témoignent nullement d’une étape de l’évolution du langage ou du style du compositeur. Certes, il existe des exemples de pas de côté, d’exercices de style et de services commandés de grands compositeurs qui ont débouché sur de la bonne musique. En dernière instance, il faut bien demander à propos de ces trois chœurs avec solistes et grand orchestre : la musique est-elle assez bonne pour valoir la peine de ces moyens ? Eh bien non. Et il est facile (puisqu’il est mort il y a 80 ans) de mettre un bras à couper que Ravel n’aurait pas été ravi que l’on ressorte ces tentatives tape‑à‑l’œil de faire rentrer dans le moule du Prix de Rome son appétence pour les harmonies orientales et l’orchestration féérique en même temps que la preuve d’un savoir-faire choral scolaire. Le caractère massif de ces micros cantates au raffinement épisodique les tire (surtout La Nuit) d’une certaine manière vers l’orientalisme symphonique szymanowskien, naturellement dans un geste plus contraint et séquencé, mais presque aussi boursouflé. Il est sans doute heureux que Ravel n’ait pas persisté dans cette voie.

Le Debussy de Franck, tel qu’on le voit se dessiner saison après saison, est comme presque tout ce qu’il touche : plus personnel qu’il n’en a l’air. C’est qu’il est en fait souvent difficile de dire ce qui est saillant et fait qu’un chef imprime sa marque dans la musique de Debussy : il y a eu, ces trente dernières années, des gloires particulières aux Debussy de Boulez, d’Abbado, de Salonen, de Haitink, mais en-dehors d’une perfection de réalisation souvent hors du commun, comment les caractériser ? La question générale ne peut être traitée ici mais mérite qu’on y réfléchisse, qu’on s’en souvienne au moment d’évoquer un Mikko Franck qui a tout d’un futur debussyste marquant pour son temps. Souvent, ce ne sont pas des données de structure telles que le tempo et les relations de tempo, la cohérence de rendu du matériau thématique, ou même la signature sonore, qui sont d’un grand secours. Plutôt, comme d’ailleurs au piano debussyste, quelque chose de plus diffus ayant trait à la conduite rythmique, et à l’improbable conjugaison de la force d’avancée et de la souplesse. Il s’agit au fond de l’adéquation du geste interprétatif au projet musical du texte debussyste : la vision anticipatrice d’une généralisation des paramètres de l’expressivité : le son peut et doit danser ; le rythme se rendre perceptible par la texture, le timbre donne à l’harmonie son caractère. Dans les Nocturnes, la difficulté est sans doute plus grande encore que dans La Mer, et même Fêtes pose un problème au moins similaire au centre de Jeux de vagues : il est fréquent que l’orchestre y joue divinement bien, avec une circulation idéale de timbres, une précision idéale, mais le mouvement n’a pas lieu, ne se ressent pas, la mesure semble abolie mais plutôt pour le pire : la dissolution du discours, ou l’émergence d’un caractère séquencé qui fait saillir le trait trivial, la réduction au cinématographique. Ce piège d’une musique qui se tient sur une ligne tangente démarquant le classieux et le pompier existe dans certaines œuvres de Sibelius (qu’on rapproche le besoin d’économie de moyens dans Fêtes et dans le Retour de Lemminkainen), et la manière hardie dont Mikko Franck danse sur cette corde tient peut-être de cette analogie. Le sens de l’immédiateté de ton est ici une qualité essentielle. Franck et le Philhar, comme dans La Mer, n’offrent peut-être pas la plus intimiste et raffinée des exécutions (encore que les pupitres de bois soient exemplaires, à commencer bien sûr par le cor anglais de Suchanek), et se tiennent souvent dans un écrin dynamique (volontairement ?) étroit, où la respiration expressive peut paraître corsetée. Mais cette sorte de timidité sonore est remarquablement compensée par la subtilité de la battue et la ductilité avec laquelle l’orchestre s’y soumet. Dans Nuages, cette souplesse impressionne d’autant que, si les bois (l’équipe idéale Mosnier-Devilleneuve-Suchanek-Baldeyrou-Duquesnoy) offrent le festival attendu, les violons et altos divisés se montrent irréprochables de discipline et de justesse, en évitant presque de jouer au-dessus des dynamiques (idem dans la conclusion de Sirènes, superbe). Le paradoxe est résolu, jusque dans Sirènes (où après une entame hésitante la Maîtrise se stabilise à un excellent niveau d’intonation et d’unité) : aucun caractère séquentiel qui pourrait agacer dans les interventions vocales ici, mais une fluidité de circulation de timbre et de mélodie entre l’orchestre et le chœur, qui ne compromet pas la motricité. Exemplaire, à un niveau de perfection sonore tout juste moindre, de la démarche de Boulez.

Justement, Christian Merlin dans son compte-rendu pour Le Figaro se demandait s’il n’y avait du Boulez, au vu de ce Sacre, dans l’essence du talent de Mikko Franck. Je reprends volontiers cette suggestion. Je dirais même qu’il y a un peu de Boulez et un peu de Salonen (ce n’est pas une découverte). Du second, outre une culture sonore et une formation communes, il y a le sens d’une certaine théâtralité sonore, un sens des moments décisifs et de ce qui doit absolument y sonner. Du premier, il y a, c’est de plus en plus évident, l’intuition de la façon dont le temps construit la tension musicale, et dont s’instaure la puissance d’une pulsation de long terme. Dans Le Sacre, le défi est plus ardu que de livrer une exécution ultra-virtuose marquant autant d’entrées saillantes que possibles et en ne ratant aucun passage de 4/8 à 5/16. On a pu noter chez Salonen, d’ailleurs, une évolution de ce point de vue, consistant à globaliser le geste et à moins se livrer physiquement, à ménager des phases de recharge, de remontée en excitation. Franck en est déjà là, en quelque sorte. Sa vision du chef‑d’œuvre est d’une clarté admirable et la réalisation ne le cède presque en rien. Rarement ai-je entendu un Sacre aussi grave, aussi hiératique et impitoyable, sans jamais tomber dans les lourdeurs ou outrances d’aucuns l’ayant proposé à Paris avec des phalanges de prestige. Quoi que non dénué d’éclats, de truculences, toute sa courbe est tendue vers ce qu’il est en dernière instance : la célébration de la vie par le triomphe de la mort. Et il n’est pas si habituel que le Sacre soit rendu à sa dimension mythique, en un sens non folklorique. Cela suppose une fidélité au texte qui parvienne, comme ici, à faire sentir la chape d’enjeux, le poids du rituel dans la conduite rythmique même et surtout là où le tempo est endiablé. C’était sans doute le plus grand génie de Boulez ici comme dans Bruckner ou Schoenberg, ou dans son propre geste créateur : faire sentir un écrasement terrible de la force pulsée, la mort dessous la vie, le sépulcral par-dessus le grouillement – Tombeau, Sur Incises…. Avec Franck, cet esprit répond présent.

Il habite tout entier ce qui, de mon point de vue, est le cœur d’enjeux du Sacre, le continuum formé par Jeu des cités rivales et Cortège du Sage. Le premier, qui est une sorte de sacre dans le sacre, un arc tendu de la fête au drame par le seul jeu des modulations sur la basse obstinée (matérialisé dans le second), est certainement le haut-lieu de cette exécution (comme, notamment, dans celles proposées par Daniele Gatti avec le National en 2008 et 2013). Franck y construit comme peu d’autres la tension cumulative à partir de ses basses, laissant le lyrisme se déployer naturellement, sans appuyer la scansion, à partir de l’organique transition (à 62), sans se laisser gagner par la griserie de vitesse. Ce climax de la première partie ressort d’autant mieux que Franck n’en a pas trop fait avant, gardant de l’énergie en réserve. On peut le lui reprocher dans la mesure où les tous meilleurs interprètes du Sacre que j’ai entendus à ce jour (Temirkanov et Salonen) tiennent justement cette force rythmique et ce niveau d’engagement sur la durée infernale de la première partie, mais on peut aussi voir cette économie sous le rapport d’une vraie conception de la structure, qui laisse de côté la performance pour laisser un espace à la narrativité. Un autre aspect décisif comme pour toute exécution du Sacre est le contexte acoustique : Franck n’a pas oublié qu’il n’est simplement pas possible de jouer les dynamiques écrites littéralement du début à la fin dans l’auditorium de Radio-France, et ne l’a fait qu’en de rares endroits choisis, au détriment, notamment, des climax de Jeu du rapt (45) ou des Augures (53), qui n’en ont pas moins de l’allure dans leur caractère clinique. Simple et d’une impeccable lisibilité rythmique, Danse de la Terre manque légèrement de la violence déchirante des traits de cuivres, mais certainement pas de l’inexorabilité de la pulsation, et du sens de la progression panique vers l’arrêt. On regrette simplement (comme souvent) l’homogénéité de coupure du son à celui-ci (une croche sèche à tout l’orchestre), quand le texte suggère plutôt de laisser baver un peu l’harmonie, renforçant le trait barbare, la grimace hideuse de cet effroi soudain.

La seconde partie est sans doute un peu moins marquante et surtout unifiée (comme avec tout le monde, sauf avec Salonen) mais demeure à un très haut niveau de conduite des transitions, à commencer par la plus délicate où se fracassent souvent des baguettes renommées, à l’approche et à l’exécution des onze noires introduisant la Glorification. Qui est ici nette et sans bavure, avec un double changement de tempo conforme à l’indication (un rare cas où rien d’autre que l’exactitude textuelle ne fonctionne de façon probante). L’Action rituelle pâtit un peu de cors puis de premiers violons manquant de tranchant et de caractère, mais c’est une réserve mineure, comme les quelques accrocs de cors du début de la danse sacrale, remarquablement construite avec toute la patience requise, Franck gardant une importante marge dynamique pour l’ultime crescendo, très bien mené par les timbales de Jean-Claude Gengembre. A l’image du reste des solistes (le basson de Duquesnoy et surtout le cor anglais de Suchanek), sans aucun reproche dans cette prestation de première classe, qu’il serait souhaitable de voire institutionnalisée dans les tournées de l’orchestre, comme carte de visite qui en impose – comme l’avait fait Gatti en son temps avec l’ONF – et comme creusement d’une vision de l’œuvre qui a vocation à être enregistrée un jour.

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Théo Bélaud
Né en 1984 dans le Pas-de-Calais, Théo Bélaud fait ses études de philosophie à Lille, et débute dans la critique musicale en 2007. Collaborateur à Classiqueinfo ou Actu-philosophia, il étudie notamment l’œuvre de Charles Rosen, dont il a traduit et présenté Musique et sentiment & autres essais (Contrechamps, 2020).

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